Questions ouvertes
Ruedi Baur est designer, graphiste, spécialisé dans les questions liées à l’espace public, « espace social et partagé, et révélateur de nos principes civiques ». Toujours en quête d’une intelligibilité de cet espace public, Ruedi Baur interroge les effets qu’a eus la crise sanitaire de la Covid 19 sur les principes civiques. Le besoin de « mutation » à échelle mondiale est désormais indéniable et celle-ci ne peut se faire que si l’on redonne au citoyen sa capacité d’agir, sa responsabilité et son autonomie.
Claudia Cano : Qui est Ruedi Baur, en tant que designer ?
Ruedi Baur : Parler de ce design est compliqué parce que le terme de design est très usé et à perceptions multiples. Ce qui m’intéresse, et souvent je me définis comme tel, est d’essayer de me confronter à des problématiques d’orientation, d’identification, de crédibilisation, de mise en scène, voire d’intelligibilité. Ces questions d’intelligibilité me préoccupent depuis quelques années. Ma question est comment arriver à rendre intelligible notre société contemporaine, notre monde contemporain, qui est en train de muter, dont nous désirons la mutation. Nous sommes dans un moment d’obligation et de désir de mutation. Obligation et désir se rencontrent ou ne se rencontrent pas, d’ailleurs, parce que certaines forces résistent à cette mutation. On est dans ce moment-là, et il me semble absolument essentiel que le citoyen soit extrêmement conscient des pouvoirs, des enjeux, des potentiels, des possibilités d’action, dans le cadre de ce nouveau civisme, qu’est ce civisme mondial, le civisme global. On passe indéniablement d’un civisme national, ou même local (où il s’agit de ne pas jeter de papiers ou de ne pas cracher par terre) à quelque chose qui relève de ce commun qu’est cette Terre qui, aujourd’hui, doit être protégée, du moins, ne doit plus être maltraitée aussi gravement que ce que l’on a fait. Et c’est cette mutation-là qui m’intéresse d’accompagner puisque c’est celle d’aujourd’hui. Avant même la Covid j’ai essayé par quelques ouvrages de montrer une part des potentiels de changement. Parce que je crois que l’on voit très bien que le gouvernement nous place face à une idéologie qui est celle de Mme Tatcher : c’est la voie unique, il n’y aurait qu’une possibilité, ce qui est complètement faux. Non seulement il y a de multiples possibilités, mais, dans le traitement de la Covid, tout le monde n’a pas abordé cette question et celle du rapport à la démocratie et au citoyen, de la même manière.
Il est vrai qu’il y a quelques années, l’histoire a commencé avec une exposition d’art contemporain, une biennale à Zurich qui traitait de la question du travail et de l’argent. Un peu en hommage à Otto Neurath, sociologue autrichien, on a essayé de représenter la société zurichoise et son rapport à l’argent. Cette intervention était de l’ordre de la communication et de la publicité puisqu’il s’agissait surtout de faire venir des gens dans cette exposition. On a gardé les droits d’usage de ces figurines, on les a complétées, on a travaillé encore avec plus tard. Donc, à partir de là, il y a eu un premier ouvrage qui s’intitule Un monde à changer, et qui, avec des économistes et autres penseurs d’Attac, a traité de ce monde-ci. Là, je dirais que le pari consistait à se dire comment arriver à ne pas représenter des pays en concurrence mais la problématique de la Terre entière. Et puis ensuite, on a réutilisé ces figurines pour d’autres projets.
C. C. : Ces figurines sont un mode de représentation que tu réutilises maintenant pour Multitudes. Quel est l’avantage d’associer texte et image au regard d’autres modes de représentation, mais aussi par rapport au sujet que tu abordes ?
R. B. : Le rapport entre texte et image est différent, justement, d’un projet à un autre. Dans le cas de ces dessins que j’ai faits pendant le temps de la pandémie, cette année où le pouvoir a fortement exprimé ce déni de démocratie, il nous paraissait important de faire parler ces figurines. Je les utilisais souvent pour faire passer des paroles, en mettant parfois les mots sur les lèvres de personnes inattendues : soit un balayeur-philosophe, soit un petit enfant de sept ou huit ans qui est capable de dire à ses parents comment devrait être la Terre. Donc, ce petit décalage me paraissait important pour ces figurines-là. Pour Multitudes, j’ai eu envie de voir si le dessin peut fonctionner en tant que tel, toujours en mettant fortement en avant cette question des figurines, le corps, les personnes, le citoyen ; mais aussi de considérer que d’autres regardent cette image et l’interprètent d’une certaine manière, et en interprètent peut-être le dessous politique. L’idée c’est que cette image soit le déclencheur d’une discussion, voire d’une dispute, qui se passe par le mot. C’est un peu le principe.
C. C. : Tu associes des illustrations et du texte ; des faits et des commentaires ou dialogues à propos de ces faits. Si je ne me trompe, le principe n’est pas exclusivement de représenter des phénomènes d’actualité, mais d’effectuer un pas de plus : que veux-tu éveiller ?
R. B. : Tout à fait. D’une manière générale, tous ces dessins sont des appels à réfléchir. Ce ne sont pas, j’espère, des diktats, des obligations de pensée de cette manière-là. Ce sont des petits réveils, des petits éléments qui permettent de réfléchir. Si je pense au dernier dessin que j’ai fait aujourd’hui, c’est la comparaison entre les 450 000 policiers employés par des sociétés privées et par l’État et puis les 400 000 paysans et leur terre. C’est le déséquilibre entre la sécurité, qui a pris un dessus extrêmement dangereux en France, étant donné surtout que l’on pourrait basculer dans l’extrême droite, et ce monde agricole qui souffre puisqu’un tiers de cette population, déjà extrêmement réduite (elle s’est réduite de quatre fois dans les quarante dernières années) ne gagne pas plus que 300 ou 400 euros par mois, donc, la misère. Alors que le pari de notre société est un pari écologique : comment on recommence à se nourrir comme il le faut, comment on protège, on traite mieux la terre qui a été agressée par les produits chimiques ces cinquante dernières années, comment on refait dignement la production de ce qui nous nourrit, ce qui nous fait vivre.
C. C. : Tu abordes donc faits sociétaux, questions civiques et problèmes démocratiques. On dirait qu’une dialectique traverse la plupart de ces problématiques dans tes illustrations : la double logique Bottom-up / Top-down. Comment s’est-elle construite ?
R. B. : C’est surtout durant ce confinement que je me suis aperçu à quel point nous étions obligés, à quel point on n’avait finalement aucune capacité. On ne nous donnait pas la possibilité d’agir de manière digne et responsable. Donc, pour moi, il y a une vraie rupture, pas uniquement par rapport à la démocratie, mais au fondement de la république qui consiste à dire : on a un contrat entre des citoyens et des responsables et il s’agit d’une question de confiance, de donner la responsabilité aux gens dans la visée du vivre ensemble. Et c’est absolument le contraire de ce qui s’est passé cette dernière année, c’est-à-dire, on nous a complètement démunis, on nous a enlevé le pouvoir, tout pouvoir d’agir, et non seulement on n’avait pas le droit d’agir, mais on nous prévenait au dernier moment, on nous mettait en permanente situation de contradiction. J’en veux très fortement à nos responsables politiques, parce que je trouve que c’est une manière de déconstruire complètement la démocratie. Et, en plus, je pense que ce nouveau civisme planétaire, qui est l’enjeu du futur, ne se passera pas, pas par l’autoritarisme, ce n’est pas possible. Ou alors, il faut placer la population dans la misère et mettre un policier derrière chacun d’entre nous. Mais c’est bien en nous donnant un nouveau rôle, en nous donnant une nouvelle responsabilité, en nous demandant d’agir par rapport à ce nouveau civisme mondial, qu’on arrivera à dépasser cette crise. Et ça, ça nécessite bien entendu que chacun s’y mette mais aussi qu’il y ait une meilleure justice entre les pauvres et les très très riches.
C. C. : Face à cette nécessité indéniable de « mutation », pour reprendre tes paroles, quel est ton rôle en tant que designer, ou plus généralement, quel devrait être le rôle du designer, déontologiquement parlant ?
R. B. : Le rôle du designer est multiple. Je dirais qu’il est toujours là pour éveiller, pointer, montrer là où ça ne va pas ; et puis il est là pour participer de la solution. Je ne dis pas que c’est lui qui solutionne, mais il participe de la solution, et il participe de la solution à différents niveaux. Il peut proposer des objets, des signes, des processus, des méthodes, des événements. Mais aussi, et c’est vraiment ça qui m’intéresse, il peut donner des informations, il peut permettre l’intelligibilité, et c’est en ce que sens que ce que je fais rejoint en quelque sorte la question de la signalétique. On n’est pas loin de cette question : comment donner à orienter, comment permettre qu’une personne s’oriente. Là aussi, on retrouve les stratégies Bottom-up et Top-down : on peut gérer des foules, comme on peut individuellement donner à chacun des outils pour qu’il se trouve, et c’est bien entendu plutôt la deuxième solution qui m’intéresse.
Le design peut aussi cacher, et je crois que c’est très important de le noter. Il peut détourner le regard. Aujourd’hui, il est très clair que le design au service du libéralisme est, d’une certaine manière, quelque chose d’extrêmement difficile, parce que l’idée est de continuer de faire consommer des choses que l’on sait très bien qu’il faudrait arrêter de produire. Il maintient un équilibre là où il faudrait absolument se mettre en rupture et en réinvention, la rupture n’étant pas une rupture à la Louis XVI, mais étant beaucoup plus une réinvention de nouvelles manières de faire et manières de vivre en commun.
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