La carte du trafic international de drogue se redessine
La culture du cannabis dans de nombreux pays africains remonte au XIIe siècle et fait partie intégrante de la culture africaine tandis que l’héroïne issue de l’Asie du Sud n’y transite que depuis quelques décennies. La position jusqu’ici marginale de l’Afrique sur la carte du marché mondial de la drogue se modifie : croissance soudaine et inquiétante du trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest, augmentation du trafic de l’héroïne en Afrique orientale.
L’Afrique, aire de stockage de la cocaïne vers l’Europe occidentale
Les cartels de la drogue attaquent désormais l’Afrique, dressant ainsi un nouvel obstacle à son développement[1]. Comment l’Afrique est-elle devenue une région pivot de la distribution de drogue à travers le monde ? Le continent est-il en passe de devenir une plaque tournante du trafic de drogue ? Et quelles conséquences pour les populations en matière de lutte contre le SIDA et contre les hépatites virales B & C ?
En 1993, 300 kilos d’héroïne sont saisis au Nigeria, en provenance de Thaïlande. C’est le signal d’un changement et la communauté internationale commence à s’inquiéter. Des gangs organisés, en mesure de traiter d’égal à égal avec des organisations analogues opérant sur d’autres continents, ont recruté les nombreux petits contrebandiers africains, jusqu’alors simples opérateurs pour le compte de tiers.
La présence de ces organisations criminelles, la forte urbanisation, la perte des valeurs traditionnelles africaines, constituent des facteurs propices à la constitution d’un marché africain de la drogue. L’implantation du néolibéralisme en Afrique peut également expliquer ce phénomène par le renforcement de la dépendance aux marchés internationaux, un chômage structurel et le démantèlement des rares services sociaux existant. Face à cette situation, les couches sociales africaines les plus pauvres ont parfois dû se rabattre sur des activités informelles ou des trafics parallèles pour survivre. Devant l’appauvrissement des caisses de l’État, les élites ont, elles aussi, été incitées à investir le champ des activités illicites, dont le trafic de narcotiques. Ainsi elles permettent de continuer à alimenter les réseaux clientélistes financés par le détournement de fonds publics avant l’implantation des politiques de privatisations.
Les organisations et agences internationales chargées du contrôle et de la prévention des drogues ont aujourd’hui les yeux rivés sur l’Afrique de l’Ouest : sur les 5,7 tonnes de cocaïne saisies de janvier à septembre 2007 sur le continent africain, 99 % avaient été réalisées en Afrique de l’Ouest[2]. La sous-région est en effet devenue, à côté des Caraïbes, la principale voie d’acheminement de la cocaïne d’Amérique latine vers les marchés européens demandeurs. L’ONUDC, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime, estimait la valeur du commerce de la cocaïne dans la région à deux milliards de dollars en 2008, et les bénéfices moyens réalisés annuellement par les trafiquants à environ 450 millions de dollars. Le phénomène se développe de façon alarmante et gagne en organisation et en sophistication, comme en témoigne l’établissement de connections aériennes clandestines entre l’Amérique Latine et l’Afrique ou l’utilisation de bateaux vedettes entre l’Afrique et l’Europe.
Comment expliquer ce rôle joué désormais par l’Afrique de l’Ouest dans la stratégie internationale du trafic de la cocaïne ?
Plusieurs facteurs et faiblesses intrinsèques à la région éclairent ce positionnement récent :
– Premier élément : la position géographique de l’Afrique occidentale qui en fait un point de passage idéal entre l’Amérique du Sud et l’Europe. Les cargaisons de cocaïne destinées à l’Europe transitent fréquemment par le Vénézuela et le Brésil. Les distances les plus courtes entre ces pays et l’Afrique se situent aux environs du dixième degré de latitude nord, surnommé « l’autoroute 10 » par les marines espagnoles et britanniques en raison de l’ampleur du volume des saisies de cocaïne dans la zone.
– Deuxième élément : le succès des opérations de contrôle effectuées dans l’Atlantique Nord et notamment près de côtes européennes, l’Espagne et les Pays-Bas étant les deux points d’entrée privilégiée de la cocaïne en Europe. À cela s’ajoute le verrouillage de la traditionnelle route des Caraïbes, unique voie de transit il y a encore quelques années, devenue l’objet d’un contrôle renforcé. C’est sans nul doute une des raisons majeures ayant incité à diversifier les itinéraires, en privilégiant notamment celui de l’Afrique de l’Ouest.
– Enfin la région attire de plus en plus les trafiquants pour le peu de contrôles réalisés à ses frontières, la pauvreté de sa population, les pratiques répandues de corruption des élites et la facilité à recruter des passeurs. La sous-région apparaît ainsi comme une aubaine, un territoire vierge où il est aisé de mettre en place et de développer des activités clandestines en raison de la faiblesse des structures de contrôle.
La cocaïne en provenance de l’Amérique du Sud trouve ses principaux ports d’accueil sur les terres de la Guinée-Conakry, de la Guinée-Bissau, du Sénégal et de la Mauritanie, l’acheminement se faisant le plus souvent par bateaux de pêche et porte-conteneurs. Les aéroports, bien que moins fréquemment utilisés, constituent un autre mode de transit de la drogue vers l’Afrique de l’Ouest. Enfin, entre pays d’Afrique de l’Ouest, les voies terrestres sont également utilisées, via les réseaux précédemment dédiés au cannabis.
Les informations sur le transport de la cocaïne entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe sont plus rares et plus difficiles à obtenir. Les trafiquants recourent vraisemblablement le plus souvent au transport maritime. En empruntant des voies maritimes très fréquentées et en se mêlant aux nombreux autres bateaux, les porte-conteneurs et bateaux de pêche des trafiquants parviennent aisément à échapper aux contrôles. Les trafiquants utilisent également de plus en plus les voies aériennes.
Émergence et développement
des filières africaines de l’héroïne
Les drogues opiacées qui transitent par l’Afrique, héroïne en tête de liste, sont elles aussi principalement destinées aux marchés européens et ensuite à celui de l’Amérique du Nord. Elles proviennent des pays d’Asie du Sud-Ouest et du Sud-Est, l’Afghanistan et la Birmanie étant les deux plus grands exportateurs d’héroïne du monde.
Les trafiquants asiatiques regardent avec de plus en plus d’intérêt les pays d’Afrique orientale et méridionale qui présentent d’importants atouts : infrastructures portuaires et aéroportuaires, longueur des côtes, flux touristiques… Le Kenya est ainsi devenu une zone privilégiée pour les narcotrafiquants. Le pays possède en effet un aéroport de poids dans la région, celui de sa capitale et son port commercial de Mombasa dessert une grande partie des pays de l’Afrique de l’Est privés d’un accès à la mer. Les ports de Djibouti, Dar es Salaam, Maputo et Durban sont également de plus en plus utilisés comme points de transits par les réseaux de trafic qui développent aussi leurs activités En Tanzanie, Ouganda, Éthiopie et à Maurice. La plus grande partie des substances stupéfiantes arrive dans la région par la mer.
Développement du marché de la drogue en Afrique : consommation et instabilité croissantes
La mondialisation des cartels associée à un développement du commerce africain s’est traduite par une complexification de la stratégie mondiale du trafic de la drogue. Un chassé-croisé s’est organisé entre l’Afrique occidentale et l’Afrique orientale : l’héroïne de l’Afrique de l’Est et la cocaïne de l’Afrique de l’Ouest, se rejoignent et s’échangent dans la zone du Sahel, empruntant de nouveaux itinéraires à travers le Tchad, le Niger et le Mali, enrichissant et finançant au passage les activités des groupes terroristes de la zone. Une partie de la cocaïne est ainsi souvent redirigée vers l’Afrique du Sud où semble s’être propagée la consommation de cocaïne.
La production de drogues s’est particulièrement développée en Afrique du Sud, déjà principal consommateur africain de drogues de synthèse, compte tenu de son histoire : le régime de l’Apartheid avait mis au point des drogues de synthèse destinées au programme de guerre chimique secrète. La réduction de la production de drogues synthétiques en Inde a accéléré le développement de la production de ces drogues en Afrique du Sud, essentiellement la méthamphétamine et le méthaqualone (communément appelé Mandrax®). Vingt-huit laboratoires clandestins ont été démantelés en 2004. Le nombre de saisies d’ecstasy a augmenté de 85 % entre 2003 et 2004. Des laboratoires de moindre envergure ont été découverts au Kenya et en Tanzanie.
Parce qu’elle représente une nouvelle source de profits potentiels considérables pour les polices, les forces armées et les politiciens, la poudre blanche constitue un facteur supplémentaire majeur de déstabilisation du continent. Dans ces pays où il n’y a que peu ou pas d’industrie, pas d’emploi, où les conditions socioéconomiques sont particulièrement précaires, les élites cherchent toutes des sources de revenus supplémentaires ; elles s’assurent ainsi une part du gâteau, alimentant la corruption.
Conséquence majeure de ce nouveau paysage du trafic international de la drogue, l’augmentation de la consommation observée dans de nombreux pays africains. Des nouveaux marchés se sont créés et la drogue est redistribuée localement, parmi des populations déjà fortement fragilisées.
La stigmatisation et les difficultés pour les usagers
Ce phénomène vient bousculer l’approche des programmes humanitaires de lutte contre le VIH/Sida en Afrique. Jusqu’à maintenant principalement destinés aux populations générales, ciblant tout particulièrement la transmission de la mère à l’enfant, ils vont devoir être réorientés. En effet, les taux de prévalence de la maladie chez les usagers de drogue montrent la nécessité de diriger aujourd’hui, la prévention et l’accès aux soins vers ce groupe de population à risques. Les usagers de drogue par voie intraveineuse présentent une vulnérabilité particulière à l’infection en raison de l’échange de seringues. De plus ils adoptent des comportements et sont souvent contraints à la prostitution pour satisfaire leur dépendance. En Tanzanie, où l’on observe une explosion de la prévalence au VIH/Sida parmi les consommateurs de drogues injectables (42 % alors que celle de la population générale est de 5,7 %) on observe le développement d’une pratique dangereuse : le flashblood. Cette technique consiste à s’injecter une drogue, puis à extraire un peu de son sang à l’aide d’une seringue, pour qu’un autre consommateur s’en injecte le contenu.
Alors que l’augmentation du taux d’infection parmi les usagers de drogue en Afrique constitue une urgence en matière de santé publique, ceux-ci, stigmatisés, rencontrent de nombreux obstacles à l’accès aux services de conseils, de prévention et de traitement du VIH, contribuant ainsi à la propagation de l’épidémie. Les pratiques liées à l’usage des drogues injectables en Afrique subsaharienne restent trop peu documentées. Ceci s’explique en partie par le tabou que représente l’usage de drogues dans cette région du monde. Officiellement, seuls trois pays africains ont déclaré l’usage de drogues injectables sur leur territoire : l’Afrique du Sud, le Kenya et l’Ile Maurice. Dans de nombreux pays africains, du fait de la criminalisation et de la stigmatisation des usagers de drogues, les toxicomanes préfèrent taire leur consommation de drogue lorsqu’ils ont recours à des soins de santé généraux. Devant ce constat et la difficulté qu’ont les autorités sanitaires africaines à mettre en place des programmes de Réduction des risques qui ont fait leurs preuves dans les pays du Nord, les organisations humanitaires doivent apporter leur appui en intégrant dans leurs programmes de lutte contre le VIH/Sida une composante spécifiquement consacrée aux usagers de drogue, afin de lutter efficacement contre la progression de la maladie sur le continent.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le mouvement Standing Together en Israel Palestine