La question de la formation de la subjectivité joue un rôle central dans les discussions actuelles sur la fonction politique des singularités actives dans les sociétés fondées sur la communication. Dans ce contexte, la réflexion sur un cours universitaire tenu sur ces thèmes à l’Université de Pittsburgh au printemps 2004 se propose d’identifier des stratégies d’engagement positif dans le milieu politique et social contemporain. L’apport d’auteurs tels que Antonio Negri et Jacques Rancière dans un programme de cours est considéré dans sa contribution à un travail de formation autonome et égalitaire du sujet politique pendant son passage par le milieu académique américain.
In societies founded on communication, it is increasingly important to think about the formation of subjectivities and of their political function. In this context, a reflection concerning a course given on these themes at the University of Pittsburgh in the Spring of 2004 tries to identify strategies of positive engagement in the contemporary social and political milieu. The presence of writers such as Antonio Negri and Jacques Rancière in a class syllabus will be considered as a contribution to the autonomous and egalitarian formation of the political subject during his/her passage through the American academic system.
Si les processus de formation du sujet sont primaires quand il s’agit de dégager ses potentialités politiques, il se peut que le récit quelque peu anecdotique qui sert de fondement à cet article ne paraisse pas déplacé. À partir de mon expérience pédagogique aux États-Unis([[Je remercie tous/tes les participant/es au Common Seminar in Cultural Studies que j’ai tenu à l’Université de Pittsburgh au printemps 2004, à qui cette réflexion doit son existence (ainsi que mes collègues Yves Citton et Philip Watts pour leur contribution agissante à ma constitution subjective pendant les cinq dernières années). ), cette réflexion espère en effet de contribuer au débat concernant la nature et le fonctionnement du sujet politique à partir d’un contexte précis, mais avec des implications plus vastes.
Université capitaliste, modes intellectuelles et opportunisme prolétarien
Commençons par quelques observations générales de type phénoménologique d’abord, pratique ensuite. Du point de vue de la création du sujet, l’expérience de l’enseignement ne diffère pas de celle qui caractérise toute rencontre : d’un côté, les singularités impliquées le sont grâce à une histoire préalable à la mise en contact ; de l’autre, l’entrée dans la salle de classe constitue un événement, en ce qu’elle marque une nouvelle étape dans la constitution temporelle de ces mêmes sujets. La portée de cet événement s’étend, évidemment, de la raison à l’affect : tout enseignant connaît l’investissement passionnel lié à l’expérience pédagogique.
De la part du professeur, la rencontre est préparée et dirigée à l’avance : on se demande ce que l’on pourrait partager avec ses étudiants dès qu’on prépare un nouveau séminaire. Que faut-il faire pour qu’Ils/Elles choisissent justement « nos » cours, pour qu’Ils/Elles acceptent de partager avec nous cette salle de classe, cette liste de lectures, pour qu’Ils/Elles participent à la rencontre en la rendant possible([[L’utilisation des majuscules n’est ironique qu’en partie : l’étudiant est certainement une catégorie avant d’être une réalité physique, au moins dans l’esprit du pédagogue.) ? Une telle question s’accompagne dans l’université américaine d’une pression institutionnelle, liée à la nécessité – surtout pour un petit département de français et encore plus en 2003, en pleine controverse néo-atlantique – d’augmenter autant que possible le nombre d’étudiants assistant à nos cours. Les séminaires pour les étudiants en doctorat n’ayant pas souvent caractère propédeutique, nos cours n’arrivent pas facilement à « rembourser » ce qu’ils coûtent à l’institution (qui ne manque pas de nous le faire sentir). Il vaut donc mieux, d’un point de vue purement commercial, donner des cours susceptibles d’attirer des étudiants en dehors des limites étroites du département. Ceci force évidemment le professeur à penser en termes de « marketing », ce qui ne manque pas de faire froncer le sourcil à ceux d’entre nous qui croient à l’existence d’un savoir désintéressé. D’autres, comme moi, se soumettent aux contraintes imposées par l’Université capitaliste, sachant qu’il vaut toujours la peine de travailler, même quand on n’est pas propriétaires des moyens de production et que, d’autre part, ce n’est peut-être pas la possession de ces moyens qui compte, mais l’usage qu’on en fait : on peut alors pratiquer, en toute modestie, ce que naguère on appelait l’« opportunisme prolétarien ».
L’organisation de l’Université américaine est en effet pyramidale dans les divisions qu’elle impose à ses travailleurs : dans l’École de ce qu’on appelle les « Humanities », la séparation primaire se fait entre les Arts et les Sciences, et à leur tour celles-ci sont séparées en disciplines spécifiques (Anglais, Histoire, Mathématiques, Langues étrangères). Or, on sait très bien que le motto « separate but equal » est toujours porteur d’inégalités de toute sorte. L’Institution nous sépare et nous met en compétition pour nous affaiblir, et après nous avoir séparés, isolés, neutralisés, la même Institution se plaint de ce que les cours de français n’ont pas assez d’étudiants.
Les « prolétaires de l’enseignement »([[Est prolétaire celui/celle qui sait que nous le sommes tous. ) sont dès lors amenés à agir selon le principe de la transversalité cher à Félix Guattari : nous allons trouver plus d’étudiants (moment de la soumission opportuniste) et en même temps nous allons sortir de l’isolement qu’on nous impose (moment de la constitution transformative). On organise alors des « programmes » – Cultural Studies, Women’s Studies, Africana Studies – où les possibilités de rencontre et de création du commun constituent une contrepartie autonome et égalitaire aux intérêts socio-économiques qui organisent notre travail et paient nos salaires selon une logique pyramidale coercitive et injuste.
Dans ce contexte, si j’ai donné le printemps dernier (Janvier-Avril 2004) un cours intitulé Le Sujet du politique : singularités et multitudes à la fin du XXe siècle([[Les auteurs au programme étaient Gramsci ; Rancière ; Negri et les « operaisti » des années 70 ; ceux que j’ai envisagés dans ce cours comme théoriciens de la subjection (Althusser et Foucault) ; Deleuze et Guattari ; Hardt et Negri pour Empire et d’autres écrits récents de Negri (Alma Venus).), c’est en espérant qu’une rencontre serait possible autour de ces thèmes. J’avais été frappée par le fait que certains auteurs, certains thèmes et certaines questions – liés jusqu’alors dans mon esprit à ma « singularité » – pouvaient maintenant donner lieu à une mise en commun avec mes étudiants : le phénomène de la rencontre autour de ces thèmes était rendu probable par le contexte pratique qui nous entourait, mes étudiants potentiels et moi.
J’en viens maintenant au mode narratif. En 2001, j’avais été frappée à la fois par le succès éditorial d’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri et par le fait que le livre ait été publié d’abord en anglais et aux États-Unis, et plus tard seulement en français et en italien. Italienne moi-même bien que professeure de français, encore adolescente dans les années 70 mais provenant d’un milieu familial fortement engagé dans différents courants du marxisme, j’avais lu cet ouvrage sur le fond d’un « contexte mnémonique» historique et personnel très prégnant. Une grande partie du contenu du livre me paraissait – à tort, je l’ai vite compris – tellement liée à des particularités théoriques et historiques inaccessibles au public américain, que mes soupçons en furent vite éveillés : qu’est-ce que l’on venait chercher dans un livre qui invitait les habitants de l’Empire – et même les États-Uniens – à la participation au projet révolutionnaire sans maudire le présent, sans exécrer l’existant mais au contraire, invoquant l’existant pour projeter l’avenir ? Le succès du livre pouvait être interprété de deux façons radicalement différentes : ou bien le livre avait véritablement capturé des qualités essentielles de la contemporanéité, et la multitude l’avait reconnu dans sa véritable valeur ; ou bien l’ouvrage avait flatté l’amour-propre d’une poignée de gauchistes plus ou moins snobs, et son succès n’était qu’une confirmation de la lâcheté collective du milieu intellectuel, en particulier aux États-Unis. J’ai découvert ensuite que ce type de soupçon avait aussi circulé parmi mes étudiants, et qu’il avait d’ailleurs contribué à leur intérêt pour le cours.
Ces questions m’ont travaillée, de façon agissante et productrice, au cours des deux années suivantes. Employée par un département très actif dans les programmes « transversaux » de l’Université de Pittsburgh, ville post-industrielle à forte tradition ouvrière, je jouissais en outre moi-même d’une certaine renommée à l’intérieur du programme de Cultural Studies, ayant tenu en 2000 un séminaire sur Deleuze, et en 2003 un séminaire sur Mai 68. On pourrait dire qu’à chaque coup, mes cours se sont greffés sur des « modes » académiques : pendant une certaine période, tout le monde aux États-Unis (moi y compris) lisait/enseignait Derrida, Lacan, De Man, Foucault ; un peu plus tard sont arrivés Baudrillard, Serres, Deleuze, Guattari et leurs disciples ; Empire marquait donc probablement le début d’une nouvelle mode académique – ce que le New York Times n’a pas manqué d’insinuer quand il a consacré un article au succès du livre.
Se moque qui veut. La mode doit être prise au sérieux : Vox Populi, Vox Dei, comme disait l’autre. Quand, en 2001, les gens lisaient Empire, et encore plus quand, en 2003, au milieu des manifestations contre la guerre, j’ai donné mon cours sur Mai 68, les prolétaires du travail intellectuel aux États-Unis se sentaient traqués par des vicissitudes politiques qui les affligeaient d’un malheur sans bornes – le malheur a été une passion très forte chez nous dans ces dernières années. Et cependant, nous avons eu d’autres passions aussi : bien que malheureux, nous nous savions aussi désolidarisés et autonomes, dans notre travail, face aux directives du gouvernement. Il s’agissait dès lors de partager le malheur et l’autonomie avec nos contemporains. Plusieurs d’entre nous cherchaient donc les raisons théoriques et les instances historiques de cette autonomie, ainsi que la preuve de l’égalité qui les liait aux gens manifestant dans la rue, dont la plupart n’appartenaient pas à notre milieu social. C’est à cette exigence que la mode d’Empire et de ses succédanés répondait.
Sans le savoir avec cette lucidité, j’ai donc offert mon cours selon les principes de l’« opportunisme prolétarien », qui consiste à introduire les principes de l’autonomie et de l’égalité dans une structure qui ne les pratique pas. Rien que pour une question de mode, il y aurait des étudiants dans mon cours. Et ces étudiants se sont en effet matérialisés : selon le principe de la transversalité, ils venaient de pays différents, de disciplines différentes([[Provenance géographique : États-Unis, Amérique Latine, Afrique. Disciplines : sociologie, musique, allemand, français, anglais, langues slaves. Le cours a été tenu en anglais. ). C’est grâce à ces interlocuteurs et à cette rencontre qu’il m’apparaît aujourd’hui avoir eu doublement tort de m’étonner du succès d’Empire. En fait, je m’explique maintenant mon étonnement comme l’effet de n’avoir pas toujours cru à deux des principes les plus importants contenus dans les textes que j’allais mettre au programme, c’est-à-dire l’autonomie et l’égalité des sujets, qu’on les considère dans leurs fonctions cognitives, affectives ou politiques.
Autonomie et égalité
Ce qu’une partie importante de la tradition marxiste italienne, y compris un léniniste comme Antonio Gramsci, privilégie de façon assez idiosyncrasique est la notion d’autonomie du prolétariat. À partir des articles écrits par ce dernier sur les expériences d’autogestion des ouvriers de Turin en 1919([[Dans un article publié dans Ordine Nuovo le 21 Juin 1919, Gramsci anticipe les réflexions les plus récentes sur la possibilité d’une « démocratie radicale », bien qu’il reste lié à une exigence d’ordre et de centralisation de type léniniste que les operaisti vont rejeter dès les années 60. Il dit, par exemple : «L’État socialiste existe déjà, en puissance, dans les institutions de la vie sociale créées par la classe ouvrière exploitée. Relier ces institutions […, c’est créer une véritable démocratie du travail… ». ), et jusqu’aux réflexions d’Antonio Negri sur les piqueteros argentins de 2002, en passant par les écrits de Mario Tronti et Raniero Panzieri, le sujet politique est d’abord observé et plus tard théorisé dans ses articulations autonomes, à l’intérieur des usines ainsi que dans des revendications plus larges. Il est donc envisagé par l’intellectuel dans son pouvoir de production – de marchandises, de savoirs, de vie – et non simplement dans sa capacité réactive par rapport à la coercition exercée par les pouvoirs politiques et économiques liés au mode de production capitaliste. Le travail seul est constituant et créateur, il précède toujours la réappropriation capitaliste et peut toujours – au moins potentiellement, ontologiquement si l’on veut – l’influencer et même, dans certaines instances, s’y soustraire. C’est le travailleur qui travaille les institutions, et le domaine juridique lui-même n’est pas à l’abri de la capacité constituante des classes subalternes. C’est ainsi que la Constitution italienne, rédigée en 1948 par le « mandarinat » sorti de la Libération, est toute travaillée par les mouvements ouvriers des années 30 et 40, par exemple dans son incipit selon lequel « L’Italie est une république fondée sur le travail ».
C’est autour de cette question de l’autonomie et de la positivité de l’action politique que se singularise le discours d’Empire – beaucoup plus que dans l’opposition entre les notions de « peuple » et de « multitude » – et c’est pour cela que dans mon cours j’ai rapproché des auteurs qui, malgré leurs désaccords, sont complémentaires dans la reconstruction intellectuelle de la subjectivité politique que je souhaitais promouvoir dans mon enseignement. Un penseur comme Jacques Rancière semble en effet accorder beaucoup plus de poids à la notion d’égalité qu’à celle d’autonomie. S’il est vrai que les étudiants flamands de Jacotot discutés dans Le Maître ignorant ont appris le français tout seuls, on ne peut pas dire qu’ils l’aient fait de façon autonome, ou du moins Rancière ne nous le dit pas. Au contraire, la méthode de Jacotot implique la présence du maître, lequel, tour à tour révolutionnaire Jacobin, avant-gardiste bolchevique et leader charismatique, réveille chez les prolétaires la conscience et la volonté même, qu’il s’agisse d’apprendre ou de s’organiser politiquement. Il est vrai, évidemment, que n’importe qui peut devenir le maître, même s’il/elle n’a ni culture, ni richesse, ni pouvoir : n’empêche qu’une structure de contrôle doit être mise en place, et que le collectif de travail n’est pas, chez Rancière, structuré de façon strictement horizontale. Je laisse la question de fait aux historiens : il se peut que la coopération ne soit jamais tout à fait horizontale. Le principe que l’on choisit de privilégier en tant qu’interprètes de l’histoire me paraît toutefois important en soi.
Chez Rancière, les intelligences sont égales, mais il est douteux qu’elles agissent de façon autonome. Même les exemples de lutte donnés dans La Mésentente restent, en quelque façon, plus réactifs que constituants : le peuple d’Athènes et les plébéiens à Rome participent à la production et sont à la base même de la constitution démocratique, mais ils ne la partagent pas. Ils se mobilisent de temps à autre pour « réclamer leur part » – qui est l’essence même de la république démocratique – ou plutôt pour rappeler au pouvoir sur quelle injustice fondamentale il repose. Mais leur mobilisation est réactive : les plébéiens réagissent contre le prolongement de la guerre, dont ils font les frais à plus d’un titre([[Évidemment, la pertinence de l’analyse de Rancière ne peut qu’être confirmée pas les mobilisations de masse contre la guerre en Irak, qui semblent, en effet, avoir un caractère plus réactif que constituant. Mais si le politique s’engage là-dessus, il n’en finit pas là pour autant. Ceci est démontré par l’activité fébrile de préparation aux élections présidentielles de 2004, promue par les mêmes groupes qui, alertés en 2000 par les magouilles électorales et la faillite des institutions représentatives, s’étaient opposés en 2003 à l’entrée en guerre.), et leur retour à la ville semble conclure, chez Rancière, leur entrée dans le politique.
Rancière, évidemment sans le dire, semble privilégier la notion d’égalité face au langage par rapport à celle de l’autonomie dans la production, et la vision qu’il a du pouvoir est telle que toute action politique entreprise par les prolétaires reste essentiellement « réactive », puisqu’elle dérive de la résistance opposée au « tort » que le pouvoir exerce sur ceux qu’il opprime. Cependant, sa théorisation de l’égalité est fondamentale, me semble-t-il, quand il s’agit d’envisager la possibilité de création d’un « commun » qui ressemble des singularités autonomes.
Nous sommes tous des prolétaires
Le cours que j’avais projeté autour de ces deux principes, des difficultés qu’ils nous posent et des passions qu’ils suscitent, a donc eu lieu. Et il a pu avoir lieu précisément parce que tout sujet, où qu’il soit et quoi qu’il produise, est essentiellement égal et autonome. Si, comme Gramsci le disait, « dans tout travail physique, même le plus dégradant et mécanique, [… il existe un minimum d’activité créative commune »([[Cahiers de Prison, C. XII, 1.), non seulement rien n’empêche que les États-Uniens – intellectuels ou non – comprennent Empire, mais même qu’ils le comprennent à leur façon et qu’ils en construisent leurs propres généalogie et progéniture. Empire ou Télémaque, tout texte est également accessible à tous.
Les notions d’égalité et d’autonomie ne sont efficaces que quand elles sont radicalisées vers le bas. Nous sommes tous des prolétaires, des « Pauvres », également démunis et créateurs dans le Temps que nous habitons. Les structures de pouvoir et les institutions qui nous accueillent nous cachent ce fait : en tant que salariée d’une université américaine, ma vie, la nuda vita d’Agamben, est plutôt bien fringuée, et se trouve en réalité investie par la société d’une grande valeur apparente. Ma « valeur personnelle », entre réalité et potentialité, s’élève probablement à plusieurs millions de dollars. En cas de décès causé lors de la réappropriation capitaliste de mon travail – cas certes peu probable, mais non inimaginable – mes enfants ne seraient pas pauvres dans le sens courant du terme, pour peu qu’on leur trouve un bon avocat. En tant que victime, donc – et je prends ce terme dans le sens que lui donne Alain Badiou – ma peau, de même que celle de mes étudiants, vaut sûrement plus cher qu’une autre. Ceci est bien entendu injuste. Je reconnais cette injustice et m’en console en partie car je sais qu’en tant que sujet créateur, vivant, je ne vaux pas plus qu’un autre. Ce que je suis, la vie que je vis, est constituée par des pauvres comme moi, et je leur en rends grâce tant que je peux. Le Capital le sait aussi, au moins dans certaines instances, lorsqu’il reconnaît que c’est seulement le travail qui constitue sa richesse et sa légitimité. D’où, sans doute, sa remarquable flexibilité dans le long terme, mais aussi son inflexible cruauté dans l’immédiat.
Car si tout le monde est égal, si tout le monde est fondamentalement autonome, le Capital doit faire en sorte que nous oubliions cette réalité, que nous consentions à en être inconscients dans notre quotidien. L’oubli, la persuasion plus ou moins violente : voilà ses seules ressources, même si, à long terme, il sait que c’est nous qui le travaillons.
Si l’on se sait « prolétaire » de l’immatériel, c’est-à-dire pauvre et semblable à tout autre pauvre, on saisit dans la production de pensée et d’affects qui fait la substance de la profession d’enseignant l’opportunité de servir de témoin (et de catalyseur) de l’autonomie et de l’égalité de chacun. Il ne s’agit pas d’enseigner l’autonomie, ou l’égalité. Les étudiants n’ont aucun besoin de notre enseignement à cet égard. Ce qu’il s’agit de partager avec eux, ce sont les moyens de penser ces principes que sont l’autonomie et l’égalité : le « principe », entendu dans ce sens, n’est pas une loi reconstituée a posteriori, et qu’il faudrait communiquer aux étudiants en vertu d’un savoir déjà détenu, mais le principium en tant que force constituante du réel, dont ils sont les « maîtres » (et les sujets) autant que nous. À partir de la plate-forme éphémère fournie par mon cours, tous mes étudiants ont commencé à apporter et à partager des exemples d’organisation autonome et égalitaire, que ce soit dans le domaine musical, social, artistique ou politique. L’exploitation opportuniste de la mode et des pressions financières imposées par l’université capitaliste a ainsi conduit à frayer une voie vers la constitution d’une subjectivité politique collective. Des petites communautés se sont formées autour des séminaires, de nouvelles rencontres ont été suscitées et de nouveaux événements déclenchés dans le sillon de ceux qui les ont précédés (qui relevaient de l’activisme politique comme de la réorientation de sujets de thèse et d’intérêts de recherche, de leur côté comme du mien). Le micro-événement de la rencontre a fait que les étudiants (ainsi que moi-même) n’avons pas consenti sans contrepartie égalitaire et autonome à l’organisation pyramidale qui nous tenaille.
Même aux États-Unis, on arrive à concevoir que le politique ne soit pas le domaine de l’individu. La singularité n’est efficace politiquement que si elle interprète et exprime le collectif, même potentiel, qui la porte. Les travailleurs de l’éducation, dans ce pays et ailleurs, ne doivent pas cesser de désirer et de favoriser, autant que possible, la rencontre des singularités dans toute communication dans laquelle ils s’engagent, pour que la constitution d’une subjectivité politique collective ait lieu. C’est en quoi le projet d’un cours, le choix d’une liste de lectures, le mode de participation des étudiants, le dispositif institutionnel par lequel il s’agence, les modes sur la vague desquelles il choisit de surfer peuvent être au cœur de la constitution du sujet politique, en tant qu’il est engagé dans le processus pédagogique.
Que vont devenir nos étudiants ? Même s’ils deviennent professeurs à leur tour – et pour nos doctorants actuels, en lettres et en sciences humaines, rien n’est moins certain -, les rencontres que nous organisons avec eux doivent viser à faire qu’ils ne reproduisent pas simplement les institutions qui vont les accueillir. On peut espérer qu’ils sauront, une fois pour toutes, qu’ils sont Pauvres, et donc agissant dans l’autonomie et l’égalité, comme n’importe qui d’autre, ni plus, ni moins. Ces cours, finalement les étudiants les tiennent autant que moi, et ils continuent de les tenir aussi dans l’après-coup de l’événement, ils en élargissent la portée en créant de nouvelles occasions de constitutions subjectives. Car la fin d’un cours ne l’anéantit pas, s’il correspond à la réalité des principes constitutifs du sujet. Telle est l’efficacité de la transversalité, dans l’éducation mais aussi dans toute autre occupation, immatérielle ou non.
S’il est vrai qu’il faut abandonner l’ancienne dichotomie réforme/révolution à la faveur du concept d’innovation, on peut espérer aussi qu’on épargne aux prolétaires de l’enseignement le double reproche symétrique de nous attarder dans le passé (de corpus poussiéreux) ou, au contraire, de nous perdre dans l’actualité politique et de répondre aux « modes ». Tout le monde vit dans la totalité du Temps et dans l’espace entier de la Planète, qui s’ouvrent à tous pour qu’ils l’habitent dans l’autonomie et l’égalité en travaillant à leur constitution – perpétuellement en cours.