La période que nous venons de vivre a vu préférer le vivant à l’économie, alors que tous les prophètes de malheur tablaient sur un ordre de préférences contraire. Cela m’a rappelé les propos du philosophe africain Patrice Yengo, qui a même inventé le concept de « vivantité » pour parler de la qualité du vivant1 ?

À la question de savoir ce qui fait un Homme, les Bantous répondent souvent que « ce qui fait d’un homme un humain, c’est son humanité2 ». De même ce qui fait qu’un vivant est Un vivant serait sa vivantité, la tendance du vivant singulier à réaliser par son comportement l’idéal du vivant. La vivantité porte les vivants à l’universel grâce à une structure commune, de laquelle participent les vivants individuels.

La vivantité désigne ce qui opère la distinction entre le vécu réel dans le monde où l’on est immergé depuis la naissance et la virtualité de ce vécu comme « ligne de fuite » sur l’horizon de la mort. La vivantité trace un devenir au monde de chaque vivant ; elle forge l’identité d’un être dans son implication profonde dans la vie, contre l’état des choses.

La vivantité est la manifestation en excès du vivant rendue possible par sa confrontation avec la mort dans l’angoisse qui le révèle à lui-même. Mourir devient synonyme de la vie quand vivre signifie faire front à la mort. Ce « faire front » est d’une certaine manière ce qui fonde le vivre du vivant, et permet à la résistance à la mort de « prendre part » à la vie et d’apparaître même comme son moteur.

Dans certaines sociétés matrilinéaires du Bassin du Congo, vivant se traduit par le terme moyo qui signifie aussi « ventre » ou « lignage ». Comme ventre, moyo permet de différencier le ventre anatomique (vumu) du lignage. Le vivant, moyo, s’insère dans une dialectique qui le positionne ainsi au cœur d’une temporalité comprise entre l’entrée dans la vie au moment de la naissance, c’est-à-dire de la sortie du ventre (vumu) de sa mère et l’entrée dans l’espace de la parole au sein du lignage, moyo. C’est à ce moment précis que l’individu peut alors habiter sa propre vie au sein du moyo comme espace partagé de vie. Le véritable espace de vie est celui ouvert par la parole ; une parole vivante qui a le tranchant de la vie à double face dont la première face est une mise à distance entre soi et soi-même et la seconde, une ouverture du chemin qui mène à l’autre.

La lucidité engagée dans cette mise à distance de soi avec soi-même n’est réellement pensable que dans le cheminement vers l’autre du fait que la parole n’est pas qu’un assemblage de mots, mais bien une mise en présence de soi dans le miroir des autres. Elle alimente, dans le creuset du ventre, la dialectique du rapport à l’autre et au monde (des vivants et des morts) qui préserve du vide interne et délivre de l’emprise des angoisses archaïques. La privation de la parole est privation de cet accès à l’autre. C’est là que se mesure la forme la plus douloureuse de la misère aux confins d’un monde qui se refuse même à la vie et que l’on observe dans les États postcoloniaux.

Depuis que l’État a succédé en postcolonie aux sociétés lignagères ou au Ventre/lignage (Moyo) qui portait et structurait le vivant (Moyo/bomoyi), l’état des choses se confond désormais avec le pouvoir public. Le vivant y apprend à vivre entre les maux qui savent néanmoins le faire vivre pour avoir été eux-mêmes forcés par la puissance de ce Vivant réel et mortifère qu’est le pouvoir d’État. Celui-ci ne vivant que par les maux qu’il inflige, il a fallu apprendre à vivre au-delà de lui, à sur-vivre. Dans son roman La vie et demie, Sony Labou Tansi, de son écriture polyphonique d’une exceptionnelle inventivité langagière, sans complaisance et sans tabous, nous décrit la vie dans ces dictatures ubuesques postcoloniales où le vivre n’est possible que dans un surplus de vie, une vie et demie, en somme.

La rupture entre les États postcoloniaux et leurs sociétés de culture orale ne tient pas à l’absence d’élections ou à une quelconque mal-gouvernance, mais à la fermeture délibérée de l’espace de parole. Les jeunes qui meurent en Méditerranée chaque jour sur des bateaux de fortune ne fuient pas seulement la faim ou le dénuement, mais la vie empêchée de vivre, celle qui leur barre l’accès, non pas tant aux choses mais à la possibilité d’être tout simplement vécue. Dans la parole. Celui qui prend place sur une embarcation de fortune en Méditerranée ne risque pas la mort ; il est déjà mort. C’est ce « déjà-mort » qui le maintient en vie et quel que soit ce qui arrivera accidentellement au corps, lui promet la souveraineté sur la mort.

Les figures africaines exemplaires, ces héros et héroïnes des luttes anticoloniales, ces prophètes et martyrs, ont tous inscrit leur acte dans une syntaxe de vie où le « déjà-mort » leur a tenu lieu de boussole. Car le « déjà-mort » ne meurt pas, il ne peut que survivre à sa mort. C’est seulement lorsque l’étrangeté de la vie oppresse le vivant par l’omniprésence de la mort que celui-ci s’éveille à l’émerveillement de la vie comme vivantité.

Le vivant n’est effectif en Afrique que par cette syntaxe de la vie affectée par la mort. Il faut que la mort enveloppe le vivant pour se lancer dans un devenir, mais qu’à l’inverse, ce vivant apprivoise la mort pour échapper aux maux dans lesquels il a été lui-même enveloppé. On ne peut donc réellement être vivant que dans la conjonction paradoxale d’une identification avec ce qui mortifie. À distance de soi avec soi-même et en cheminement vers l’autre, la vivantité agrandit l’espace et dilate le temps qui se met à la disposition de l’homme contre la fugacité du temps, hors du temps vécu. Si le temps est irréversible, le passé ne peut être restitué, il faut chercher à s’en extraire. En revanche, la dilatation du temps anticipe et installe la mémoire dans le futur. Là où, en lutte contre notre finitude, elle vient s’approprier l’immortalité.

Ainsi la vivantité nous permet d’être au monde dans un rapport où la vie se révèle à elle-même comme une procédure phénoménale par laquelle le vivant fait de sa mort la manifestation sublime du sens de sa vie. La conquête du vivant ne relève pas seulement de la vie au sein de son espèce mais d’une détermination de la vie par le recours à un vivant autre que soi grâce à une altérité qui rend la vie possible. La vivantité comme conscience vivante de la vie, à travers son propre vécu, passe par la vie de l’autre.

Dans notre confinement, cette méditation africaine a parfois été la nôtre.

[voir Distantisme, Survie]

1 La question était déjà au cœur de la réflexion de Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), Paris, PUF, 2005. Celui-ci pour qui, «les maladies sont de nouvelles allures de la vie » (Le Normal et le pathologique, p. 59), y répondait par la viabilité comme ce qui dans le vivant constitue le normal.

2 Ce que traduit le dicton suivant en kikongo vernaculaire (Kituba) : « Muntu yi kele muntu, kaka na kimuntu na yandi ».