Le pouvoir ment. Mentons à notre tour, et mentons mieux. Défense et illustration du mensonge par le collectif italien Luther Blissett.
Don’t hate the media, lie to the media. Defence and illustration of lying by the Italian Luther Blisset collective.
Créé en 1994 par un groupe de jeunes Bolognais issus des milieux post-opéraïstes, Luther Blissett reste l’un des mouvements les plus mystérieux de l’avant-garde contre-culturelle des deux dernières décennies.
Puisant ses influences dans la pensée critique de l’époque et dans les grands mouvements artistico-subversifs que furent l’Internationale situationniste, le groupe Fluxus, le plagiarisme ou encore le néoïsme, le projet Luther Blissett a rapidement connu un certain retentissement dans le milieu de l’underground. À sa « disparition », au début de l’année 2000, on dénombrait environ une cinquantaine de groupes répartis dans différentes villes du continent européen revendiquant leur appartenance à ce projet devenu transnational. Passé maître dans le domaine de l’imposture médiatique, de la guerrilla communication et de l’usage alternatif des nouvelles technologies, Luther Blissett a joué un rôle important dans la propagation des techniques du culture jamming et de l’art-activisme en Europe. Parmi les groupes qui officient actuellement dans ces domaines, nombreux sont ceux qui voient en Luther Blissett un précurseur des nouvelles formes d’activisme expérimental et hybride qui associent – avec plus ou moins de bonheur – engagement politique, réflexion théorique, démarche artistique et usage innovant des médias et des technologies. Si, sur le fond, l’apport intellectuel de Luther Blissett est discutable et représente surtout un patchwork assez grossier des grands concepts en vogue dans les années 90, il est, en revanche, indéniable que ce mouvement a su être extrêmement performant dans l’art de faire surgir de nouvelles légendes urbaines et de promouvoir son existence virtuelle au rang de mythe dans les milieux du journalisme et de la communication.
Le texte qui suit est, tant par sa nature que son contenu réel, révélateur de la capacité de Luther Blissett à pratiquer avec habileté la manipulation et le canular médiatique notamment dans la perspective de développer et faire prospérer sa propre image.
Dans sa version originale, ce texte constituait un des chapitres d’un très volumineux rapport édité en février 1999 par Eurispes, un institut d’études et de veille sociologique très renommé en Italie. Tous les ans depuis 1982, cet organisme indépendant dresse en effet un tableau approfondi des grandes tendances de la société sous la forme d’une série d’enquêtes et d’investigations conduites par des chercheurs et des universitaires réputés pour la qualité de leurs travaux. Pour des raisons difficilement explicables, le long chapitre du Rapporto Italia 1999 consacré au cas Luther Blissett déroge à la règle habituelle d’objectivité et de distanciation à l’égard du sujet étudié. Une des raisons de cette anomalie est aujourd’hui connue : l’auteur dudit document n’était autre que Luther Blissett (ou du moins une des multiples plumes qui l’a incarné). On ignore en revanche par quel subterfuge celui-ci s’immisça dans le club réduit des rédacteurs d’Eurispes et comment ce texte parvint à franchir l’épreuve du comité de lecture.
Par manque d’espace et surtout en raison du caractère très inégal et un peu daté de l’article, nous avons choisi de ne publier qu’une série d’extraits représentant au total un peu plus du tiers du texte original. Celui-ci est consultable dans son intégralité en italien sur le site qui regroupe les archives de feu Luther Blissett (http://www.lutherblissett.net/archive/392_it.html).
Le texte original étant excessivement confus, écrit dans un style souvent lourd et « verbeux », agrémenté de multiples répétitions et de références parfois approximatives, le traducteur tient à signaler qu’il a cru bon, par respect du lecteur, de procéder à quelques améliorations stylistiques tout en veillant bien sûr à ne pas altérer la pensée de son auteur.
Une fois ces limites énoncées, il n’en demeure pas moins que ce texte a sans conteste valeur de document quant à la connaissance des origines de l’usage activiste du hoax et par le fait qu’il constitua en lui-même une sorte de canular fait au milieu de la recherche en sciences sociales.
André Gattolin
L’insurrection invisible : le cas Luther Blissett (Extraits)
En janvier 1995, peu de temps après le décès du fondateur de l’Internationale situationniste, un opuscule intitulé « Guy Debord est vraiment mort » commença à circuler dans le milieu de l’underground politico-culturel italien, suscitant, au passage, débats et polémiques. Le texte en question était mystérieusement signé « Luther Blissett », nom d’un ancien avant-centre anglais d’origine jamaïcaine qui s’illustra notamment à Milan par une étonnante propension à rater de superbes occasions de but, au point de devenir rapidement l’« idole » des tifosi. Une signature très énigmatique pour un texte extrêmement ésotérique dans lequel Guy Debord faisait l’objet d’impitoyables critiques. (…) La situation était pour le moins paradoxale : d’un côté il y avait de nombreuses têtes pensantes de l’industrie des médias comme Carlo Freccero([[Ancien gourou des programmes des premières chaînes lancées par Silvio Berlusconi, passé à la RAI dans les années 90.) ou Antonio Ricci([[Réalisateur de programmes comiques à très forte audience, il officie pour le groupe Mediaset après avoir débuté sur le service public italien.) qui se revendiquaient à l’envi de l’héritage théorico-pratique du penseur français fraîchement décédé et, de l’autre, un collectif d’auteurs, certainement proche de la culture situationniste mais prenant ses distances à l’égard du maître, se permettait de relever les limites et les contradictions de sa pensée. Dans ce texte, Luther Blissett choisissait de se définir comme étant « un et multitude », « nom multiple », « solution pratique donnée aux problèmes de l’identité et de la dichotomie entre individu et communauté ». Se présentant comme un « gai mensonge »([[Traduction de l’expression italienne « allegro inganno » qui fait explicitement référence au titre d’un film de William Wyler sorti en 1935, « The Gay Deception », et adapté en français sous le titre « Le Gai Mensonge ».), mis en scène collectivement et anonymement, il prétendait vouloir « produire un nouveau sens de la réalité et accélerer le cours de la crise planétaire qui traverse les vieilles visions du monde ». (…) L’opuscule se refermait sur un appel à tous à devenir Luther Blissett. (…)
En lui-même, ce livre était assez emblématique de ce qu’était réellement Luther Blissett : le produit expérimental d’une dialectique compliquée entre culture populaire et avant-garde, où l’auteur tentait une synthèse entre le foot – la culture populaire par excellence – et une démarche du type avant-gardiste, a priori destinée aux « initiés ». En termes plus philosophiques, le texte ouvrait sur une réflexion originale en tentant de dépasser les oppositions classiques de la société actuelle (l’un/le multiple, l’individu/le collectif, le vrai/le faux) ; une démarche qui deviendra ensuite la caractéristique commune à toutes les expérimentations signées sous le nom de Luther Blissett.
Qui est donc Luther Blissett ?
De 1995 à aujourd’hui, Luther Blissett est parvenu à s’incarner au travers de milliers de personnes dans le monde entier et n’a cessé de s’affirmer comme un projet collectif, anonyme et transnational, ayant recours à toutes les formes de médias existants, y compris les plus originaux et les moins connus comme le « mailing art », la production de légendes urbaines, les « BBS », les graffitis, la presse fanzine… Avec une certaine désinvolture, il a traversé les territoires les plus divers de l’agir communiquant et profité de son nomadisme culturel pour se bâtir une identité mobile qui le rend assez imperméable à toute forme d’enquête. L’impossibilité de procéder à son identification est assez bien représentée par la variété des termes employés par les journalistes pour tenter de définir ce projet anthropomorphisé. « Dissident cognitif », « pirate psycho-informatique », cyber-pirate », « symbole de la net-génér@tion », « terroriste médiatique », « terroriste culturel », « agent de la guerrilla sémiotique », « partisan du chaos médiatique », « artiste-illusionniste », « militant transgenre », « Fantômas des canulars douteux », « fabrique de faux scoops », « performance globale » , « secte philosophique », etc… Des qualificatifs qui furent à chaque fois démentis par Luther Blissett. (…)
Qui est vraiment Luther Blissett ? Difficile de le savoir exactement. La seule formule qui permet de le qualifier de manière synthétique est, précisément et paradoxalement, son refus de toute formule et de toute synthèse. On n’adhère pas à Luther Blissett sur la base d’une appartenance ou d’une identité déterminée, mais au contraire sur la base d’une attitude critique à l’égard de la notion d’identité fixe et arrêtée. (…)
Dans les milieux universitaires italiens (en particulier parmi les philosophes, les sociologues et les anthropologues), une autre dimension du projet a été pointée. Luther Blissett serait un mouvement socio-culturel exemplaire. Il illustrerait bien les modalités par lesquelles les nouvelles générations, grâce aux moyens technologiques notamment, inventent de nouvelles formes de communication et de sociabilité et la manière dont ils affrontent la crise des identités, la crise des valeurs, la précarité de leurs conditions de vie. En définitive, Luther Blissett exprimerait l’état global d’anomie dans lequel la société civile serait en train de verser face aux grandes transformations de l’époque.
Dans les milieux artistiques, Luther Blissett a été accueilli comme une œuvre d’art impalpable et sophistiquée ; une performance réticulaire et permanente. L’historien de l’art Giulio Carlo Argan écrivait à ce propos : « D’un point de vue théorique, la contestation de l’objet n’a rien d’insoutenable en soi : pour faire de l’art, il n’est pas nécessaire de produire des objets artistiques ».(…) L’exposition réalisée par Luther Blissett en mars 1997 à l’Art Gallery Internet à Rome témoigne d’une telle approche. Les murs de la galerie étaient exclusivement recouverts d’agrandissements des actes du procès qui avait été intenté à plusieurs jeunes gens pour refus de déclinaison d’identité et outrage à la force publique. Dans ces documents, les quatre garçons poursuivis étaient décrits comme des membres actifs d’un mouvement subversif et dangereux, un projet « autonome » dirigé par un mystérieux Luther Blissett dont l’objectif était de dénoncer le caractère scandaleux de la carte d’identité ! Il s’agissait d’un fait authentique qui avait été rapporté par la plupart des journaux de la Péninsule. Une fois de plus, Luther Blissett entremêlait et court-circuitait plusieurs niveaux de communication et différents plans de réalité, apportant à sa manière une contribution nouvelle à l’antagonisme qui régit souvent les relations entre art et ordre public. (…)
Le Réseau des Événements
Pour tâcher de suivre au mieux sa prolifération chaotique, le projet Luther Blissett a, dès ses débuts, produit des comptes rendus réguliers des multiples interventions ou événements organisés par son « corps performatif », c’est-à-dire les différentes personnes se réclamant explicitement de lui. Dans ces « auto-enquêtes », la définition la plus souvent utilisée pour qualifier le projet est celle de « Réseau des Événements ». Les termes de « réseau » et d’« événement » se réfèrent à un concept d’organisation à la fois radical et innovant, fondé sur le modèle des « systèmes autogénérés » et des « systèmes réticulaires proliférants » qui parviennent à trouver un équilibre, sans recourir à un commandement, grâce à une forte inter-connectivité entre l’ensemble de ses composantes. Un mode d’auto-organisation qui, en pratique, mêle les nouvelles formes de coopération sociale issues de l’utilisation des réseaux télématiques, les nouvelles formes d’organisation du cycle de production souvent définies sous le terme de « post-fordisme » et une philosophie des événements qui refuse l’explication du devenir en termes de relations exclusivement causales. (…) Le Réseau des Événements ne réclame pas de ses entités qu’elles s’accordent sur une ligne d’action, une idéologie ou des perspectives théoriques. Tout est laissé à l’initiative spontanée des adhérents. Si des actions, des théories et des perspectives se construisent en son sein, c’est parce qu’elles ont su émerger grâce à un jeu complexe de « feedbacks communicatifs », semblable au processus de production des mythes populaires (…).
Lorsque Luther Blissett récupère le concept marxiste de « Gemeinwesen » (être commun ou créature commune), c’est pour signifier que les relations au sein du Réseau participent au dépassement de l’individualisme bourgeois pour fonder une sorte de communauté nouvelle, dotée de ses propres valeurs et représentant une forme de pouvoir constituant face au pouvoir constitué. (…)
Mais le véritable plan de consistance du mythe blissettien est d’abord celui d’une « révolution de la vie quotidienne », à laquelle on accède sans doute plus facilement depuis la poésie, l’esthétique, ou, à la limite, la politique, que depuis les sciences sociales. Pour Luther Blissett, « il s’agit là d’une révolution chaotique et moléculaire, qui ne se fonde pas sur des démonstrations de force viriles. Embrouiller et désorienter, atteindre une multitude de petites cibles et mettre en œuvre une séduction ubique et oblique représente pour nous quelque chose de bien plus beau que la perte de temps des batailles rangées perdues d’avance. » (…)
Les impostures médiatiques
Parmi les mille étiquettes qui ont été utilisées pour définir Luther Blissett, celle de « terroriste médiatique » est sans conteste celle qui a eu le plus de succès. Elle fait essentiellement référence aux nombreux canulars montés par le groupe à l’encontre des journaux, des maisons d’édition, des radios et des chaînes de télévision. La position de Luther Blissett sur cette question a été clairement exprimée par certains de ses « représentants » lors des rencontres Antennacinema qui se sont tenues en 1997 à Conigliano Veneto, en présence de journalistes, critiques, opérateurs de télévision et personnalités du spectacle, et où ils étaient invités par Carlo Freccero à présenter certaines de leurs vidéos. (…) Ce fut l’occasion non seulement de réfuter toute collaboration avec le directeur de RAI 2, qui fut publiquement traité de « voleur à la roulotte », mais de rejeter les étiquettes approximatives accolées par les journalistes. Luther Blissett reconnut qu’il conduisait une attaque à plusieurs niveaux contre la « société du spectacle », mais qu’il ne pouvait pas être considéré comme un terroriste. (…) Un « terroriste culturel », pour Blissett, attaquerait la « société du spectacle » suivant un mode totalement négatif et tout aussi spectaculaire que la société qu’il dénonce. Il développerait ainsi une complicité intime avec son ennemi, comme cela fut d’ailleurs le cas durant les « années de plomb » en Italie entre les Brigades rouges et les services secrets. À l’inverse d’un terroriste, Luther Blissett aspire plutôt à l’invisibilité et à la mise à distance de son ennemi (…). Le canular médiatique n’entend donc pas jeter la terreur au sein du système de l’information, il vise plutôt à mettre en place un « gai mensonge » ; une manipulation artistique de l’information réalisée par ceux qui sont habituellement en situation de récepteurs passifs, avec pour objectif de rendre manifeste la chaîne des tromperies de l’information produite par les émetteurs. Afin d’approfondir cette notion de « désinformation par le bas » comme tactique contre le pouvoir médiatique, il est nécessaire de rappeler quelques impostures conduites par Luther Blissett et d’en exposer succinctement les objectifs et les résultats([[Le document original, tel que publié par l’Euripses, comporte une sélection de sept impostures médiatiques conduites par Luther Blissett. Nous n’en avons ici retenu que deux (NdT).).
Canular à l’underground et à l’édition alternative
Publié en 1993, TAZ (Temporary Autonomous Zone), le petit livre de l’Américain Peter Lamborn Wilson écrit sous le pseudonyme d’Hakim Bey, devint très rapidement un texte influent de la culture dite radicale ; une sorte de nouveau « petit livre rouge » pour un public large allant du zonard de base à l’intellectuel renommé comme l’anthropologue Georges Lapassade. Il était le mélange syncrétique d’un tas de choses diverses, d’un niveau globalement assez médiocre. Pour en finir avec ce qui n’était qu’une série de clichés très discutables sur l’underground, Luther Blissett décida d’envoyer à l’éditeur Castelvecchi, spécialisé dans la publication de ce genre d’essai, un manuscrit en italien constitué de textes inédits et attribués à Hakim Bey. Pour parfaire la supercherie, ils étaient accompagnés d’écrits bien réels de l’auteur et facilement accessibles sur Internet. Luther Blissett s’était amusé à copier le style baroque de l’écrivain américain en poussant à l’extrême ses envolées théoriques, afin de mettre en évidence ses faiblesses intellectuelles et de retourner contre lui ses anciens zélateurs. Pensant tenir là un véritable joyau, Castelvecchi entreprit sans la moindre hésitation de le publier sous le titre de En roue libre. Misère du lecteur de TAZ, une autocritique de l’idéologie underground. Le livre pullulait de citations obscures tirées de films populaires italiens et un certain nombre de textes étaient des adaptations sommaires de vieux discours de Staline. Cela ne l’empêcha pas de bénéficierd’un accueil favorable de la part des milieux auxquels il était destiné, révélant au passage la propension des critiques à s’en remettre à la seule notoriété des auteurs, quelle que soit la valeur intrinsque des écrits qu’on leur soumet.
Lorsque Luther Blissett revendiqua la paternité du livre et déclara que c’était là un de ses mauvais tours joués au conformisme de l’underground et de l’édition, le journaliste Angelo Quatrocchi du quotidien Liberazione refusa de le reconnaître et alla jusqu’à rédiger un article pour démentir le canular. Pendant les jours qui suivirent, on assista à un échange d’amabilités par journaux interposés entre Quattrocchi et Lipperini, une journaliste à La Repubblica. Disposant de nombreuses preuves à l’appui, la journaliste eut bien du mal à convaincre son collègue de l’origine blissettienne du livre attribué à Bey et accusant son collègue. Certaines citations de Toto, l’acteur napolitain des années 50, paraissaient tellement déplacées, pourtant, dans un essai de cette nature, que Quattrocchi finit par se rendre à l’évidence.
Canular « diabolique » à Viterbe
Ce canular a été certainement le plus abouti et le plus retentissant de toutes les impostures conduites par le groupe Luther Blissett. Concrètement, il a impliqué de nombreux journaux, des magazines, des chaînes de télé, mais également la police, des psychologues, des spécialistes de l’ésotérisme, des prêtres et des exorcistes. Ce fut probablement la première opération de ce genre dans l’histoire des médias italiens. Le canular fut dévoilé et revendiqué au début du mois de mars 1997, mais il avait été initié plus d’un an auparavant. Entre décembre 1995 et avril 1996, à Viterbe, Luther Blissett fut en effet l’auteur d’une série d’inquiétants graffitis sur les murs de la ville, accompagnés de swastikas ou du nombre 666 et faisant allusion à une prétendue collusion de la municipalité avec la franc-maçonnerie et le satanisme. Malgré le caractère relativement banal de la chose, la presse locale consacra une large couverture à ces « faits » et s’aventura très vite dans des supputations farfelues quant à l’identité présumée de leurs auteurs. (…) Devant cette réaction presque inespérée des médias, les membres viterbois du projet Luther Blissett décidèrent d’aller plus loin. Toute une série d’objets (restes de chandelles, pentagrammes, photos brûlées, épingles, cheveux…), évoquant la possible tenue d’une messe noire, fut déposée dans des bosquets aux environs de la ville. Plusieurs quotidiens, dont le principal journal local Il Corriere di Viterbo, rapportèrent ces découvertes en les agrémentant de nombreuses inventions, de commentaires moralistes et d’une foule d’interprétations données par des ésotéristes véreux. Ces articles plongèrent rapidement la ville dans une ambiance moyenâgeuse et dans un lourd climat de psychose autour des supposés rites sataniques. Luther Blissett consacra les mois suivants à l’envoi de lettres qui remplirent à elles seules la quasi-totalité des rubriques dédiées au courrier de lecteurs. Plusieurs lettres mettaient en garde les journaux quant à une possible plaisanterie de mauvais goût orchestrée par un certain « Mouvement Luther Blissett ». Mais l’étonnant intérêt des journaux pour « l’affaire des messes noires » se poursuivit et incita Luther Blissett à enrichir la mise en scène du canular par la création d’un soi-disant « Comité de sauvegarde de la morale » (CoSaMo), une sorte de milice spontanée de citoyens, violemment opposée aux satanistes et prête à agir en dehors de la légalité pour rétablir l’ordre. Une nouvelle étape fut franchie avec le dépôt dans une pinède proche du lac de Vico de fausses traces de cérémonie rituelle et d’affrontements qui auraient suivi entre des membres du CoSaMo et les satanistes. Les informations furent communiquées au quotidien local qui publia la nouvelle en une, de manière complètement romancée et sans avoir procédé à aucune vérification, sous le titre : « Bataille rangée lors d’une messe noire. La chasse aux satanistes est ouverte ! ». Au nom du CoSaMo, Luther Blissett adressa alors au Corriere di Viterbo une vidéo de très mauvaise qualité qui ne montrait pratiquement rien, mais qui, sur un fond de chœurs rituels et de cris de jeune fille, pouvait laisser croire au déroulement d’une messe noire avec viol en réunion. La cassette était accompagnée d’un communiqué du CoSaMo précisant qu’il avait tenté d’organiser une expédition punitive qui avait échoué en raison d’une présence en surnombre des satanistes. Les activistes du CoSaMo n’avaient pu sauver la jeune femme, mais étaient quand même parvenus à filmer une partie de la cérémonie. Le journal sortit le scoop sur la base de ce document douteux, sans procéder à aucune vérification. Durant huit jours consécutifs, il publia un nombre impressionnant d’articles, de témoignages et d’expertises de prêtres, d’exorcistes, de psychologues et de parapsychologues, contraignant la machine investigatrice de la police à se mettre en branle. L’affaire des messes sataniques de Viterbe se propagea dans toute la presse nationale et fut relayée par la télévision et le journal de la chaîne Italia 1 prit le parti de diffuser la fameuse vidéo-choc en prime time ! Pendant que le juge d’instruction déclarait aux journaux qu’il s’agissait là d’une affaire grave et que les carabiniers auraient tôt fait d’interpeller les satanistes, le chef des renseignements généraux de Viterbe affirmait de manière beaucoup plus réaliste au journal Il Messagero : « Nous ne disposons d’aucun élément qui nous permette d’accréditer les rumeurs qui circulent depuis quelques jours. » Ce journal fut d’ailleurs le seul à nourrir de sérieux doutes : « C’est une histoire qui comporte beaucoup d’invraisemblances et les indices collectés sont inconsistants. La cassette vidéo ne contient pratiquement rien (…). Sur cet édifice d’hypothèses, le quotidien local, Il Corriere di Viterbo, a inventé une affaire qui n’existe pas. » Dans les jours suivants, Luther Blissett revendiqua le canular en rendant publiques les preuves de la manipulation et la version intégrale de la fameuse vidéo où la messe s’achevait sur une joyeuse tarentelle et une prise de vue finale sur le portrait virtuel de Luther Blissett. Après l’émission consacrée à cette affaire sur TV 7, de nombreux journalistes écrivirent des articles s’inspirant de la critique blissettienne des médias ; certains d’entre eux allant jusqu’à signer leurs papiers du nom de Luther Blissett.
Dans une société où il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, (…) les canulars opérés par Luther Blissett ont permis de sortir du terrain des lamentations stériles sur la toute-puissance des médias et mis à nu les mécanismes de l’information, qui déforment et produisent la réalité. Avec ses « gais mensonges », Luther Blissett a tenté à sa manière de rétablir temporairement un « sens de vérité ». En utilisant délibérément le faux contre le faux, il a rendu immédiatemment perceptible la catastrophe informationnelle entrainée par l’accumulation systématique du faux. Ses canulars ont suscité beaucoup d’intérêt, en particulier dans les milieux journalistiques, et ils ont contraint la profession à s’interroger sur sa responsabilité et sur la nécessité de traiter l’information avec une plus grande circonspection. Les impostures médiatiques de Luther Blissett ont aussi servi à enrichir la théorie critique des médias et des systèmes de communication qui construisent notre vision de la réalité. Dans une interview accordée à La Repubblica en mars 1997, Luther Blissett déclarait : « Notre intention est de montrer que les médias d’information peuvent facilement être abusés. Depuis une vingtaine années, la critique des médias est fondée sur le principe d’impuissance. Des penseurs comme Debord et Baudrillard n’ont cessé de nous dire que rien ne pouvait véritablement être changé. Nous disons, au contraire, que tout est possible. (…) Le vrai et le faux sont indiscernables dans l’information, depuis longtemps ». Par « spectacle », Debord entendait la forme-marchandise du capitalisme avancé, sa dimension métaphysique de fétiche, sa capacité à capturer les désirs et les sensations les plus authentiques de la vie humaine pour les transformer en images privées de leur charge affective originelle. (…) Avec le temps, sa théorie s’est banalisée en une sorte de plainte obsédante contre le pouvoir des médias. On parle aujourd’hui de politique-spectacle, d’art-spectacle, d’information-spectacle, de justice-spectacle. Ça tourne à la langue de bois ; une pure banalité. L’une des phrases les plus connues sur le Spectacle provient de la neuvième thèse de Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » (…) Le vrai n’est ainsi plus le contraire du faux ; le vrai cohabite avec le faux en permanence. Le discernement est rendu plus difficile, et l’attribution d’un sens à la vie devient plus tourmenté, paralysant notre capacité à prendre des décisions. Le résultat est aujourd’hui bien visible : les transformations sociales, en s’appuyant sur la falsification pour garantir la stabilité et accélérer le progrès, ne parviennent qu’à l’exact contraire. Debord avait perçu cette évolution de la société capitaliste, mais en insistant sur la dénonciation du Spectacle en tant que totalité persuasive, il lui reconnaissait implicitement un caractère inattaquable, n’offrant qu’une alternative sans issue : soit l’intégration, soit le refus apocalyptique de la société « tout court ». (…) Les techniques situationnistes sont devenues aujourd’hui les instruments de séduction du Spectacle qu’elles étaient censées subvertir. Luther Blissett rejette la conception du Spectacle qui imagine celui-ci comme une totalité envahissante et inattaquable, comme il réfute l’indistinction entre le vrai et le faux.(…) Sa méthode de recherche de la vérité se fonde une connaissance précise du faux. Pour Blissett, il conviendrait de retirer au pouvoir le monopole de l’organisation du faux. Ceci rendrait ce dernier immédiatemment reconnaissable, circonscrit à des activités déterminées de l’agir communicationnel et des relations humaines. De cette manière, la reconnaissance de la vérité deviendrait plus aisée, même dans la diversité de ses interprétations possibles. La démarche expérimentale de Luther Blissett le porte donc à la falsification pour parvenir, en creux, à deceler la vérité. Une solution certainement discutable, mais qui représente un début intéressant d’interprétation de notre société, à un moment où il devient indispensable de produire de nouvelles clés de lecture.
Si le Spectacle n’est pas condamnable « tout court », il doit alors être traversé, connu en profondeur et renversé avec ses propres armes. Pour l’heure, Luther Blissett est arrivé à démontrer qu’il savait le traverser et qu’il le connaissait par le détail, mais le moment de son renversement semble encore loin et bien au-delà de la portée de son Réseau.
Traduit de l’italien par André Gattolin
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