Majeure 26. postcolonial et politique de l'histoire

Race, classe, genre et sexualité : entre puissance d’agir et ambivalence coloniale

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Sans rejeter tout à fait la perspective de Bhabha (qui voit dans l’imitation (mimicry) des colonisés et l’ambivalence du discours colonial le lieu d’une faille structurelle du colonialisme, lequel travaillerait ainsi à sa propre subversion), l’auteure refuse de considérer que le repérage de telles failles structurelles suffise à déterminer les sources de la puissance d’agir politique des dominés; en conséquence, elle en appelle à une analyse historique serrée des situations politiques et historiques, qui notamment mettent en relief l’articulation concrète et les dynamiques indissociables du genre, des sexualités, de la race et des appartenances de classe. Elle montre 1) que la colonisation n’était pas, du point de vue des métropoles coloniales, une affaire extérieure ou un accident historique, étranger à leur essence historique, et 2) que la colonisation et les processus de transformation socio-politique en métropole étaient fondamentalement imbriqués (et qu’en eux se trouvaient aussi imbriqués les transformations des rapports de classe, de genre, de race, etc.).

Without wholly rejecting the perspective proposed by Bhabha (who sees in the colonial subject’s mimicry and in the ambivalence of the colonial discourse the site of a structural rift within colonialism, working towards its own subversion), the author refuses the idea that the identification of such structural rifts could be enough to account for the political agency of the subaltern. She thus calls for focused historical analyses of actual political situations, capable of understanding the concrete articulation between the deeply inter-related dynamics of gender, sexuality, race and class. She shows that (1) colonization was not, from the point of view of the colonial powers, an external affair, nor a historical accident unrelated to their historical essence, and that (2) colonization and the processes of socio-political transformation within the colonial powers maintained a close intricacy (as intricate as the transformations taking place on issues of class, gender, race, etc.).
J’écris avec la conviction que l’histoire ne s’organise pas autour d’une catégorie sociale privilégiée([[Extraits du chapitre premier, intitulé « La Configuration du pays. Généalogies de l’impérialisme » [The Lay of the Land. Genealogies of Imperialism, du livre d’Anne McClintock, Imperial Leather. Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest (New York, Routledge, 1995, 452 pages).). Les différences de race ou de classe ne peuvent, me semble-t-il, être dérivées ou déduites de la différence sexuelle, et inversement. Nous devons bien plutôt considérer que les catégories fondatrices de la modernité impériale sont articulées, autrement dit qu’elles sont historiquement apparues en liaison les unes avec les autres, dans le cadre d’une interdépendance dynamique, instable et étroite. L’idée de « pureté » raciale, par exemple, présuppose une police rigoureuse de la sexualité des femmes ; ainsi, en tant que notion historiquement située, la « pureté » raciale est inextricablement mêlée aux dynamiques du genre, et elle ne peut être comprise sans recourir à une théorie du pouvoir du genre. Cependant, je ne considère pas que race, classe, genre et sexualité soient structurellement équivalents les uns aux autres. La fétichisation victorienne du savon et des vêtements blancs, par exemple, ne peut être réduite au fétichisme phallique, en tant qu’effet secondaire produit en suivant une chaîne de signifiants qui va de la sexualité à la race. Ces catégories convergent, fusionnent et se surdéterminent les unes les autres de façon complexe et souvent contradictoire. Kobena Mercer nous met en garde contre le fait d’invoquer de manière incantatoire « la race, la classe et le genre » sans prendre « la mesure de toute la complexité et de toute l’indétermination des relations par lesquelles la subjectivité est constituée dans les espaces surdéterminés situés entre les relations raciales, genrées, ethniques et sexuelles ». Mercer nous engage ainsi à prêter attention aux antinomies mouvantes et instables de la différence sociale, et ce « d’une façon qui rende compte du caractère désordonné, ambivalent et incohérent des que nous endossons [inhabit dans le cours de notre expérience vécue »([[« Reading Racial Fetishism: The Photographs of Robert Mapplethorpe » in Emily Apter et William Pietz (ed.), Fetishism as Cultural Discourse, Ithaca, Cornell University Press, 1993, p. 324.).

imitation et ambivalence coloniales
Examinons de ce point de vue la conception du genre comme imitation [mimicry d’Irigaray, ainsi que les thèses d’Homi Bhabha sur l’ambivalence coloniale. Dans les analyses brillamment polémiques de Ce sexe qui n’en est pas un([[Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977.), qui viennent remettre en question l’orthodoxie psychanalytique, Luce Irigaray suggère que, dans certains contextes sociaux, les femmes performent la féminité comme une mascarade nécessaire. Pour Irigaray, les femmes apprennent à imiter la féminité comme on porte un masque social. Dans un monde colonisé par le désir masculin, les femmes mettent en scène l’hétérosexualité en une performance ironique qui, bien qu’elle soit une stratégie de survie, n’en est pas moins théâtrale. Parfois, suggère Irigaray, les femmes sont contraintes d’endosser les rôles féminins qui leur sont imposés, mais nous pouvons le faire de manière à « convertir une forme de subordination en affirmation ». À travers la « répétition ludique » des normes invisibles qui sous-tendent l’hétérosexualité, les femmes révèlent avec ingéniosité l’absence de lien entre la « nature » et la performance du genre. Nous sommes de « brillantes imitatrices » précisément parce que la féminité n’est pas une chose naturelle. Néanmoins, l’imitation a un prix ; née de la nécessité, c’est une stratégie provisoire – trompeuse et à double tranchant – contre l’oubli. Mais l’imitation a de plus un coût pour la théorie d’Irigaray, car Irigaray elle-même court le risque de l’ériger en stratégie essentiellement féminine [female et ainsi de réaffirmer les binarismes de genre qu’elle conteste de façon si convaincante par ailleurs. Ce faisant, Irigaray élude les possibilités théâtrales et stratégiques de la mascarade masculine [male : le camp, le voguing, le drag, le passing, le travestisme, etc.
Ignorant la dimension genrée des analyses d’Irigaray, Homi Bhabha introduit dans « Of Mimicry and Man: The Ambivalence of Colonial Discourse »([[Homi Bhabha, « Of Mimicry and Man: The Ambivalence of Colonial Discourse », in October n° 28, printemps 1984.) l’idée d’imitation dans le cadre colonial et propose une approche subtile qui fait d’elle « l’une des stratégies les plus insaisissables et les plus efficaces du savoir et du pouvoir coloniaux ». Selon le modèle qu’en propose Bhabha, l’imitation est l’imposition d’une identité défectueuse sous une forme imparfaite : « presque identique, mais pas blanche ». Soumis à une mission civilisatrice, les hommes imitateurs (Bhabha ne semble prendre en considération que les hommes [men) servent d’intermédiaires de l’empire ; ce sont les enseignants, les militaires, les bureaucrates et les interprètes culturels colonisés dont Fanon dit dans Les Damnés de la Terre([[Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, 1961, rééd. Gallimard, coll. Folio, 1991.) qu’ils sont « recouverts de la poussière de la culture coloniale ». La lignée de ces imitateurs – hommes anglicisés sans pour autant être Anglais – peut être reconstituée à travers les écrits de Macaulay, Kipling, Forster, Orwell et Naipaul ; elle forme, selon Macaulay, « une classe d’interprètes qui servent d’intermédiaires entre nous et les masses que nous gouvernons »([[T. B. Macaulay, « Minute on Education » in William Theodore De Bary (ed.), Sources of Indian Tradition, vol. II, New York, Columbia University Press, 1958, p. 49).
L’originalité de Bhabha réside dans son recours à des catégories esthétiques (ironie, imitation, parodie) à des fins psychanalytiques dans le contexte de l’empire. Pour Bhabha, le discours colonial est ambivalent en ce sens qu’il cherche à reproduire l’image d’un « Autre reconnaissable et civilisé… qui est presque le même, mais pas tout à fait ». Les hommes imitateurs sont contraints d’occuper une zone d’ambivalence qui ne peut l’être et qui ne leur procure ni identité ni différence ; ils doivent imiter une image qu’ils ne peuvent pas véritablement endosser. C’est là la raison de l’échec de l’imitation telle que Bhabha la conçoit : le décalage entre l’identité et la différence met en question l’autorité « normalisante » du discours colonial. Le rêve d’une civilité post-Lumières devient étranger à lui-même parce que dans l’état colonial il ne peut plus se présenter avantageusement sous les traits de l’état de nature. L’imitation constitue ainsi « et une ressemblance et une menace ».
Je ne mets pas en question la perspicacité et la richesse de la conception de l’imitation coloniale avancée par Bhabha, ni son insistance justifiée, à la suite de Fanon, sur le jeu complexe du fantasme, du désir et de l’inconscient dans la conquête coloniale. Ce qui m’intéresse ici, c’est bien plutôt la politique de la puissance d’agir [agency présupposée par ses analyses de l’imitation. Selon Bhabha, du moins dans cet essai, la menace posée par l’imitation provient de son ambivalence – rupture épistémologique qui dévoile la double vision du discours colonial et vient perturber son autorité. Le colonialisme est vicié par une subversion intérieure porteuse de son propre échec : la subversion formelle, la « rupture », la « perturbation », « l’ambivalence », « l’interstice ». Dans cette perspective, l’imitation coloniale est un « compromis ironique » qui assure son « échec stratégique ».
« L’échec stratégique » de « l’appropriation coloniale » apparaît ainsi comme l’effet structurel de son ambivalence discursive. « Comment, demande Bhabha, le désir est-il discipliné et l’autorité destituée ? » Il s’agit là, fondamentalement, d’une question qui porte sur le pouvoir, mais aussi d’une question relative à la puissance d’agir historique. À l’encontre de certains commentateurs, je ne crois pas que, selon Bhabha, l’imitation soit l’unique ou même le plus important des phénomènes coloniaux, tout comme l’imitation n’est pas, pour Irigaray, la seule stratégie dont disposent les femmes. Néanmoins, pour Bhabha, dans ce texte, l’autorité coloniale semble pouvoir être destituée moins par le mouvement des contradictions sociales ou par les stratégies militantes des colonisés que par l’ambivalence formelle de la représentation coloniale elle-même.
Mais si je reconnais l’importance vitale du concept d’ambivalence pour Irigaray et Bhabha (et pour toute la tradition de la pensée dialectique), je me demande si l’on peut se contenter de situer la puissance d’agir dans les failles intérieures du discours. Voir dans l’ambivalence le lieu de la puissance d’agir risque de nous entraîner dans ce qui pourrait être appelé un fétichisme de la forme : la projection de la puissance d’agir historique sur des abstractions formelles marquées par l’anthropomorphisme et auxquelles est attribuée une existence indépendante. Les abstractions deviennent alors des agents historiques ; et le discours désire, rêve et accomplit l’œuvre du colonialisme, tout en travaillant à sa disparition. Les relations sociales qu’entretiennent les humains se métamorphosent en relations structurelles entre des formes – à travers un fétichisme formaliste qui élude en fait la question plus complexe du changement historique et de l’activisme social.
Une question d’importance soulevée par les œuvres d’Irigaray et de Bhabha, bien que différemment, est celle de savoir si l’ambivalence est en soi subversive. Dans un essai ultérieur, Bhabha complique utilement sa conception de l’imitation en suggérant que, après tout, les ambivalences de la subjectivité coloniale ne constituent pas nécessairement une menace pour le pouvoir colonial : « étant pris dans l’Imaginaire, ces positionnements changeants ne constitueront jamais une menace réelle pour les relations de pouvoir dominantes, puisqu’ilss existent afin que ces dernières puissent être exercées de façon satisfaisante et productive »([[Homi Bhabha, « Difference, Discrimination, and the Discourse of Colonialism » in Francis Barker (ed.), The Politics of Theory, Colchester, University of Essex, 1983, p. 205.). Bhabha considère ici que le pouvoir dominant est à l’abri du jeu de l’ambivalence non en raison de la force militaire, économique ou politique de ses détenteurs, mais parce que les « positionnements changeants » de la subjectivité coloniale sont « pris dans l’Imaginaire ». La puissance d’agir se trouve donc de nouveau projetée sur une abstraction structurelle (l’Imaginaire) qui assure une situation de stase fluctuante et indéterminée.
Dans un autre essai, « Signs Taken for Wonders: Questions of Authority and Ambivalence under a Tree Outside Delhi, May 1817 »([[Homi Bhabha, « Signs Taken for Wonders: Questions of Authority and Ambivalence under a Tree Outside Delhi, May 1817 » (Francis Barker (ed.), Europe and its Others, vol. I, Colchester, University of Essex, 1985.), Bhabha redéploie à nouveau sa conception de l’imitation, cette fois moins comme stratégie coloniale porteuse de son propre échec que comme forme de refus anti-colonial. L’imitation signale alors l’émergence de « moments de désobéissance civile au sein de la discipline de la civilité : des signes de résistance spectaculaire ». Cette perspective semble ouvrir la possibilité d’une théorie de la résistance et, simultanément, de nouveaux espaces de développement historique. Elle rapproche aussi Bhabha d’Irigaray, pour qui l’imitation apparaît comme une stratégie des sujets incapacités [disempowered. Mais si l’imitation révèle toujours malgré elle un décalage entre identité et différence, ne faudrait-il pas préciser ce qui distingue l’imitation coloniale de l’imitation anti-coloniale ? Si les imitations coloniale et anti-coloniale sont formellement identiques de par leur ambivalence fondamentale, comment s’explique le succès durable de l’imitation coloniale ? Et si tous les discours sont ambivalents, qu’est-ce qui distingue le discours des sujets encapacités [empowered de celui des sujets incapacités ? Entre les imitations coloniale et anti-coloniale, masculine et féminine, la théorie projette son ombre.
Si Irigaray conteste radicalement le masculinisme de Lacan et soutient une conception de l’imitation comme stratégie spécifiquement féminine (en un geste essentialiste qui fait l’impasse sur les dimensions raciale et de classe), Bhabha, quant à lui, ignore le travail d’Irigaray et ne se réfère qu’à la race, faisant de la sorte l’impasse sur le genre et la classe. Revenant à une conception non genrée de l’imitation, Bhabha réinscrit celle-ci de fait dans le cadre d’une stratégie masculine, sans reconnaître sa dimension spécifiquement genrée. L’Homme ironiquement générique du titre de Bhabha (« De l’imitation et de l’Homme ») dissimule le fait, tout en le révélant, qu’il n’est question pour lui que des hommes [men. En faisant l’impasse sur la différence de genre, Bhabha ratifie implicitement le pouvoir du genre en sorte que la masculinité devient la norme invisible du discours postcolonial. En faisant l’impasse sur la différence raciale, Irigaray, pour sa part, ratifie l’invisibilité du pouvoir impérial.
Plus on insiste sur l’omniprésence transhistorique de l’ambivalence, plus celle-ci perd de sa force en tant que concept. Dans cette répétition compulsive, l’ubiquité de l’ambivalence devient la scène du même. Si l’ambivalence est partout, en quel point devient-elle subversive ? Et, surtout, comment rendre compte de la façon dont les pouvoirs dominants deviennent originellement tels ? Pour répondre à ces questions, la déconstruction des ruptures de forme suffit-elle ? Une confrontation beaucoup plus serrée avec le pouvoir économique et social n’est-elle pas nécessaire ? Je tiens à souligner le fait que ces questions ne visent pas à affirmer la caducité de la notion d’ambivalence, loin de là ; elles visent bien plutôt à la compliquer d’un point de vue historique. Comme l’a si bien écrit Gayatri Spivak : « dans la déconstruction, la plus sérieuse des critiques est la critique de quelque chose d’utile ».

hybridité, cross-dressing et fétichisme racial
Des concepts comme ceux d’imitation ou d’ambivalence perdent de leur puissance quand ils sont réduits à une catégorie sociale (qu’il s’agisse du genre, comme chez Irigaray, ou de la race, comme chez Bhabha). L’imitation raciale ressemble sans doute à certains égards à l’imitation de genre, mais l’une et l’autre ne sont pas socialement interchangeables. Le terme d’imitation nécessite une élaboration plus poussée.
Les différentes formes de l’imitation, comme le passing ou le cross-dressing, déploient de manière différente l’ambiguïté ; des distinctions critiques cruciales sont effacées par l’écrasement de ces pratiques culturelles historiquement variables sous le poids du symbole anhistorique du même. Le passing racial n’est pas la même chose que le cross-dressing de genre ; le voguing black n’est pas la même chose que les performances de Blancs au visage noirci ; les spectacles de music hall dans lesquels des Blancs imitent des Noirs [black minstrelsy ne sont pas la même chose que le drag lesbien. Sur la scène fétichiste, le travestisme implique bien souvent l’exhibition de l’ambiguïté (des genoux poilus au-dessous d’une jupe en soie) ; et une bonne part du caractère scandaleux du travestisme réside dans la représentation théâtrale de l’identité comme différence. Le passing, à l’inverse, implique le plus souvent la dissimulation [masking de l’ambiguïté : la différence comme identité.
Prendre la question de la puissance d’agir historique au sérieux (« Comment (…) l’autorité est-elle destituée ? ») implique certes de s’interroger sur les ambivalences de forme ; mais il est aussi absolument nécessaire d’interroger les incertitudes et les désordres de l’histoire, les négociations et les stratégies contestées des sujets incapacités, la militarisation de la masculinité, l’exclusion des femmes du pouvoir économique et politique, la forclusion décisive de la violence ethnique, etc. L’ambivalence est sans doute une dimension essentielle de la subversion, mais ce n’est certainement pas la cause suffisante de l’échec du colonialisme.
Le cross-dressing, parce que c’est un exemple d’imitation sujet aux variations culturelles, constitue une bonne illustration de ce point. Les vêtements sont certes les symboles de l’identité sociale, mais ils sont aussi susceptibles de chambardements et de vols symboliques. Le cross-dresser, pour cette raison, peut être investi d’importants pouvoirs de subversion. Dans son livre novateur, Vested Interests([[Marjorie Garber, Vested Interests: Cross-Dressing and Cultural Authority, New York, Routledge, 1992.) [intérêts indéniables ou, littéralement, intérêts revêtus : ce titre joue sur la double acception du verbe to vest, dérivé du latin vestir, qui peut signifier aussi bien revêtir qu’investir (comme dans la formule « l’autorité dont je suis investi »), Marjorie Garber refuse la description traditionnelle qui fait des travesti-es des individu-es biologiquement aberrant-es ou des cas pathologiques ; elle nous invite à considérer les cross-dressers selon leur propre point de vue – comme la corporalisation [embodiment transgressive de l’ambiguïté.
Garber récuse avec brio la perspective progressiste [progress narrative qui présuppose qu’existe une identité « réelle » (masculine ou féminine) derrière le masque des travesti-es. Elle avance l’idée selon laquelle les travesti-es, au contraire, mettent en question les catégories binaires de « masculin » et de « féminin » et en cela constituent « la figure de ce qui dérange ». Le livre de Garber est très important, notamment parce qu’elle s’efforce d’inclure la dimension raciale sur la scène du cross-dressing. Néanmoins, en présentant les cross-dressers comme universellement transgressifs ou transgressives (« la figure de ce qui dérange ») et en décrivant tous les objets de fétichisation [fetishes comme s’ils trouvaient leur origine dans la scène lacanienne de la castration (« le phallus est l’objet de fétichisation, l’objet de fétichisation est le phallus »), Garber ne rend pas justice, d’un point de vue théorique, à la riche diversité des cross-dressers culturel-les et des objets de fétichisation historiques, qu’elle contribue par ailleurs à mettre en évidence.
Rapporter tous les objets de fétichisation et tous les cross-dressers au récit d’une unique genèse fondée sur l’ambiguïté phallique empêche de rendre compte de la différence entre les pratiques fétichistes subversives, réactionnaires et progressistes. Le triangle rose, par exemple, est un symbole ambivalent, qui a été déployé dans le cadre de pratiques politiques radicalement divergentes. De la même façon, le cross-dressing peut être mobilisé à des fins politiques très diverses, qui ne sont pas toutes subversives. Que le fétichisme trouve son fondement dans la contradiction ne garantit aucunement son caractère transgressif ; que le cross-dressing perturbe les identités sociales stables ne garantit pas qu’il subvertisse le pouvoir de race, de classe ou de genre. Quand des marines aux États-Unis se parent d’habits de femme ou qu’ils se teignent le visage en noir, le pouvoir blanc ne s’en trouve pas pour autant troublé ou subverti. À l’inverse, quand des lesbiennes engagées dans l’armée se travestissent au quotidien ou quand des gays noirs se mettent en scène chaque nuit dans des voguing houses, l’effet qui en résulte est peut-être moins innocent ou comique.
Le passing ethnique culturellement obligatoire (comme celui, par exemple, des migrant-es juifs et juives ou irlandais-es s’efforçant de s’intégrer aux États-Unis) ou l’hybridité obtenue par la violence (la fécondation délibérée, par le viol, des femmes musulmanes en Bosnie-Herzégovine) suscitent un rapport à l’hybridité et à l’ambiguïté très différent. Le décalage entre différence et identité est bien présent dans tous ces cas, mais leur coût psychique et leurs conséquences politiques diffèrent considérablement. L’attrait lyrique que certains théoricien-nes postcoloniaux et postcoloniales trouvent à l’ambivalence et à l’hybridité n’est pas toujours justifié historiquement.
Il convient de souligner, de ce point de vue, que le cross-dressing n’implique pas seulement une ambiguïté de genre ; il existe de très nombreux témoignages de l’existence de pratiques de cross-dressing racial, ethnique et de classe. Rapporter tous les objets de fétichisation et tous les cross-dressers au récit d’une unique genèse fondée sur l’ambiguïté phallique empêche de rendre compte de façon appropriée des objets de fétichisation raciaux, nationaux et ethniques qui ne peuvent être subsumés sous le symbole phallique de la différence sexuelle sans perdre considérablement en précision théorique et en profondeur historique. Dans la théorie lacanienne, la différence linguistique et culturelle est fondée sur la différence sexuelle, et se trouve ordonnée au Symbolique et incorporée à la Loi du Père. En conséquence, la différence de race et de classe est dérivée de la différence sexuelle en suivant une chaîne signifiante qui privilégie l’hétérosexualité masculine. Garber, notamment, voit dans l’objet de fétichisation « une figure de l’indécidabilité de la castration » ; elle court en cela le risque de faire du travestisme racial une fonction secondaire de l’ambiguïté sexuelle, comme par exemple lorsqu’elle souligne « le paradoxe de l’homme noir en Amérique, qui est simultanément un symbole de puissance sexuelle et un symbole d’émasculation ou de castration ». Les femmes noires ont ici disparu – nécessairement sans doute, puisque, de leur rôle dans le fétichisme blanc et dans leurs propres formes de fétichisme (exclues de toute manière de la scène lacanienne), on ne peut rendre compte à partir du symbole phallique de la castration.
Bien que le cross-dressing, le drag, le passing, le camp et le voguing puissent tous être, d’une façon générale, considérés comme des formes d’imitation, ils représentent des possibilités culturelles très différentes. Ces différences sont perdues quand elles sont bien docilement ordonnées sous le symbole transhistorique de l’ambivalence phallique. Ce que les lacanien-nes appellent le « signifiant phallique » transcendant ne jouit pas, selon moi, d’un statut privilégié ou éminent par rapport à ce que Stuart Hall appelle judicieusement le « signifiant ethnique »([[Sturt Hall, « Pluralism, Race, and Class in Caribbean Society » in Race and Class in Post-Colonial Societies, Paris, UNESCO, 1977.). Refuser le phallocratisme blanc de la castration lacanienne permet d’articuler une généalogie de ces phénomènes culturellement plus nuancée et historiquement plus encapacitante [empowering que ce que permet le récit progressiste hétérosexuel.
La perturbation des normes sociales n’est pas toujours subversive, notamment dans les cultures marchandes postmodernistes pour lesquelles la fluidité formelle, la fragmentation et le marketing différencié sont des éléments essentiels. Bien sûr, des groupes privilégiés peuvent, parfois, démontrer leurs privilèges à travers la représentation extravagante de leur droit à l’ambiguïté. Quand Paul Gascoigne, une star anglaise du football, revint dans son pays afin de célébrer son triomphe lors de la Coupe du monde, il parada dans les rues muni de seins de femme en plastique, comme si ses prouesses hétérosexuelles hors du commun sur les terrains de football lui donnaient le privilège de pouvoir exhiber l’ambiguïté du genre. Dans les shows télévisés des Monty Python, les hommes se travestissent rituellement en femmes (en franchissant de plus fréquemment les frontières de classe), mais il est rare de voir apparaître des femmes à l’écran, sans même parler de femmes travesties en hommes. Les personnes de couleur sont aussi étonnamment absentes. En cela, la perturbation irrespectueuse des normes sociales opérée par ces shows vient renforcer une hétérosexualité masculine et blanche. En bref, la mise en scène du désordre symbolique par les privilégié-es peut purement et simplement circonvenir les défis adressés à l’ordre par ceux et celles qui ne possèdent pas le pouvoir de mettre en scène l’ambiguïté avec une liberté et une autorité comparables.

abjection et psychanalyse située
Dans Totem et tabou et Malaise dans la civilisation, Freud fut le premier à suggérer que la civilisation est fondée sur la répudiation de plaisirs pré-oedipiens et d’attachements incestueux. En s’inspirant de Freud, ainsi que des recherches brillantes de Mary Douglas sur les rituels frontaliers, Julia Kristeva affirme dans Pouvoirs de l’horreur([[Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980.) que les êtres sociaux sont constitués en tant que tels par la force de l’exclusion. Pour se socialiser, le moi doit éradiquer certains éléments que la société considère comme impurs : les excréments, les menstrues, l’urine, le sperme, les larmes, le vomi, la nourriture, la masturbation, l’inceste, etc. Pour Kristeva, cependant, ces éléments refoulés ne peuvent pas être tout à fait oblitérés ; ils hantent les marges de l’identité du sujet et menacent de la troubler et de la défaire. Elle donne à ce processus le nom d’abjection, suivant en cela l’étymologie latine du terme : ab-jicere signifie exclure, chasser ou rejeter.
L’abject est tout ce que le sujet chercher à effacer pour devenir un sujet social ; c’est aussi le symptôme de l’échec de cette prétention. En tant que compromis entre « la censure [condemnation et le désir [yearning », l’abjection signale les frontières du moi ; mais il constitue simultanément une menace et un danger perpétuels pour ce dernier. Dans la mesure où elle vient contester ses frontières sacro-saintes, l’abjection témoigne de la précarité de l’emprise de la société sur les aspects fluides et négligés du psychisme et du corps. « Frontière sans doute, l’abjection est surtout ambiguïté », nous dit-elle.
L’abjection trace sur les marges instables du corps la silhouette de la société ; elle menace simultanément l’ordre social de toute la force du délire et de la désintégration. C’est en ce point que ressort toute la perspicacité des analyses de Kristeva : l’abject exclu hante le sujet comme sa frontière intérieure constitutive ; ce qui a été répudié constitue la limite intérieure du moi. L’abject est « une chose qui a été rejetée, mais dont on ne peut se séparer ».
Imperial Leather est, pour une part, une exploration du paradoxe de l’abjection en tant que dimension constitutive de l’impérialisme industriel moderne. Dans le cadre de l’impérialisme, certains groupes sont exclus et contraints d’occuper les marges impossibles de la modernité : ses bidonvilles, ses ghettos, ses mansardes, ses bordels, ses couvents, ses bantoustans coloniaux, etc. Les abject-es sont ces personnes que l’impérialisme industriel rejette, mais dont il ne peut pas se passer : les esclaves, les prostitué-es, les colonisé-es, les domestiques, les fous et les folles, les chômeurs et les chômeuses, etc. Certaines zones de seuil deviennent des zones abjectes et sont vigoureusement policées : la casbah arabe, le ghetto juif, les taudis irlandais, les cuisines et les mansardes victoriennes, les campements de squatters, les asiles d’aliéné-es, les quartiers « chauds » et les chambres à coucher. Occupant le bord extrême [cusp de la domesticité et du marché, de l’industrie et de l’empire, l’abject revient hanter la modernité comme sa répudiation intérieure et constitutive : ce qu’elle rejette sans pouvoir s’en séparer.
L’abjection m’intéresse tout particulièrement parce qu’elle est l’état liminal qui flotte au-dessus du seuil du corps et du corps politique – et donc au-dessus de la frontière qui sépare la psychanalyse de l’histoire matérielle. Le cordon sanitaire disciplinaire qui passe entre la psychanalyse et l’histoire est lui-même le produit de l’abjection. Trop souvent, la psychanalyse freudienne traditionnelle cherche à exclure certains éléments du roman familial : la bonne d’enfants issue de la classe ouvrière, la sexualité féminine (en particulier le clitoris), l’économique et les classes, l’homosexualité, la race et l’empire, la différence culturelle, etc. ; mais ces éléments rendus abjects hantent la psychanalyse sous couvert de la pression d’une limite intérieure constitutive. De la même façon, l’histoire matérielle, notamment sous sa forme marxiste économiste, répudie des éléments récalcitrants tels que l’inconscient, le désir sexuel et l’identité, l’irrationnel, le fétichisme, etc. ; ces éléments font retour et structurent l’économie marxiste comme sa répudiation intérieure insistante. L’abjection jette son ombre sur la zone interdite qui sépare la psychanalyse et l’histoire matérielle, mais d’une façon telle qu’elle met radicalement en question leur séparation historique.
Je préconise le développement d’une psychanalyse située – une psychanalyse qui serait culturellement contextualisée et qui serait, simultanément, une histoire psychanalytiquement informée. S’agissant de l’abjection, on peut distinguer, par exemple, les objets abjects (le clitoris, la saleté domestique, les menstrues) et les états abjects (la boulimie, l’imagination masturbatoire, l’hystérie), qui de même se distinguent des zones abjectes (les Territoires occupés par les Israéliens, les prisons, les refuges pour femmes battues). Les agents socialement attitrés de l’abjection (les soldats, les domestiques, les bonnes d’enfants) ne se confondent pas avec les groupes dont l’abjection est produite socialement (les prostitué-es, les Palestinien-nes, les lesbiennes). Les processus d’abjection psychiques (le fétichisme, la dénégation [disavowal, l’étrange [the uncanny) ne se confondent pas non plus avec les processus d’abjection politiques (les génocides ethniques, les transferts de population, le « nettoyage » des lieux de prostitution). Toutes ces modalités de l’abjection, interdépendantes mais distinctes les unes des autres, ne constituent pas la reproduction historique d’une forme unique et universelle (sans même parler d’un phallus transcendant) ; elles émergent bien plutôt comme les éléments étroitement liés, même s’ils peuvent être contradictoires, d’un immense et complexe processus de production sociale et psychique.
La question de la variance historique soulève aussi la question du rôle des critiques sur la scène de l’ambivalence. Robert Young demande ainsi : « Que peut bien avoir de spécifique la situation coloniale si les textes coloniaux témoignent des mêmes caractéristiques que celles que toute lecture déconstructionniste retrouve dans les textes européens ? [… Comment et quand l’équivocité du discours colonial émerge-t-elle ? Au moment de son énonciation, ou à travers l’historien et l’interprète d’aujourd’hui ? »([[Robert Young, White Mythologies: Writing History and the West, Londres, Routledge, 1990, p. 152). Si le jeu subversif de l’ambivalence n’est que latent dans le discours, attendant un ou une critique pour être activée, la relation entre le ou la critique postcolonial-e et le discours colonial n’est-elle pas elle-même une forme d’imitation, l’imitation de la relation entre le ou la psychanalyste et son patient ou sa patiente – la même, mais pas tout à fait ? Si la tâche de la critique postcoloniale est de rendre active les incertitudes et les interstices du discours, très bien ; mais cet exercice risque de demeurer assez formel si l’on ne s’attaque pas à la tâche historiquement plus exigeante de soumettre à la question les pratiques sociales, les conditions économiques et les dynamiques psychanalytiques qui motivent et contraignent le désir, l’action et le pouvoir humains.
Imperial Leather a donc été écrit avec la conviction que la psychanalyse et l’histoire matérielle sont mutuellement nécessaires à la confrontation stratégique d’un pouvoir instable. Je préconise l’élaboration de récits qui interrogent les relations entre la psychanalyse et l’histoire matérielle, sans pour autant préserver d’un côté ou de l’autre l’ombre de leur opposition binaire. En m’attachant à l’analyse historique du fétichisme féminin et racial, du cross-dressing et du S/M, de la paranoïa coloniale, de l’effacement de la saleté domestique, de l’invention d’un espace anachronique, du temps panoptique, etc., je cherche à montrer que la psychanalyse ne peut être projetée de façon anhistorique sur la conquête coloniale, ne serait-ce que par le lien historique entre l’émergence de la psychanalyse et celle de l’impérialisme. J’en appelle à leur confrontation mutuelle, confrontation qui suppose la décolonisation de la psychanalyse et la psychanalyse du colonialisme. Il est sans doute possible d’aller jusqu’à dire qu’il ne devrait pas y avoir d’histoire matérielle sans psychanalyse, ni de psychanalyse sans histoire matérielle.

Traduit de l’anglais par Jérôme Vidal