80. Multitudes 80. Automne 2020
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Dés-œuvrement

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Depuis quelques décennies, la pratique artistique n’est plus tant orientée vers la création d’œuvre, que vers l’activité – le geste – générateur d’usage utilitaire. De nombreux artistes ont entrepris des activités para-artistiques durant la crise actuelle, à l’instar de l’artiste-chercheuse Fanny Terno, qui a fabriqué des masques en tissu, mettant à profit ses facultés artistiques (la couture, qu’elle mettait habituellement à profit dans ses œuvres plastiques), mais en l’actualisant dans un but d’usage de l’objet produit.

Cela manifeste un dés-œuvrement1, dans le sens d’une sortie du registre de l’œuvre, au profit d’une action socialement engagée. Ces pratiques dés-œuvrées renouvellent la conception esthétique de l’œuvre d’art – ses formes, ses effets, ses acteurs – sur plusieurs registres.

Leur temporalité s’en trouve altérée à travers l’emphase portée sur le processus plutôt que sur son résultat : long-terme, durabilité, ou à l’inverse caractère transitoire, indéterminabilité, effets dérivés, dissémination, feedforward.

Leur spatialité est celle de pratiques qui s’ancrent dans d’autres milieux que ceux dévolus spécifiquement à la monstration artistique.

Leur adresse induit une complexification des rôles : dévaluation de l’artiste unique au profit d’acteurs multiples, ce qui entraîne par ailleurs la réévaluation du statut de spectateur : co-conception, collaboration, participation. En lien avec la dissolution spatiale, cette adresse des pratiques dés-œuvrées pose les bases d’un art commun.

Leur dénomination demande aussi à se renouveler, le terme d’« œuvre » ne correspondant plus à l’activité concernée, et appelant à être remplacé par le vocabulaire d’un « fait » ou d’un « acte » artistiques.

Il y a aussi dématérialisation, dans la mesure où la production d’objets laisse place à la réalisation d’activités. Leur statut s’en trouve reconfiguré : l’accent est moins mis sur l’originalité ou le caractère artisanal de l’ouvrage, que sur un processus ayant valeur en soi, pouvant également aboutir à une absence d’objet produit. Si production d’objets il y a, leur statut est néanmoins différent, s’apparentant à celui d’outils.

Ces pratiques dés-œuvrées participent de la nécessité d’inventer de nouvelles manières de rendre visible et de rendre partageable. Elles impliquent une dés-autonomisation, soit un tournant vers l’hétéronomie : d’une part, on assiste à un déplacement d’intérêt et d’engagement dans des champs plus ou moins étrangers à la sphère artistique ; d’autre part, on voit se multiplier les actes artistiques directement engagés dans des pratiques sociales.

Désœuvrées, dés-œuvrons !

[voir Décaler, Hyper-offre culturelle, Suspension de l’art]

1 Kawamata Tadashi and Katsura Eishi, « Ato purojekuto jissen no sukimu [Art Project, Scheme for Practice] », Tokyo University of the Arts, Inter Media Art Department. ed., Sentan geijutsu sengen! [Inter Media Art Manifesto!] (Tokyo: Iwanami Shoten, 2003), p. 56. Wright Stephen, « Le dés-œuvrement de l’art », Mouvements, 2001/4 (no 17), p. 9-13.