Mineure 43. Iran : travail d'un rêve

Un million de signatures : Mouvement des femmes iraniennes

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Bien que les discussions et les doutes persistent quant à la façon de l’appeler, que ce soit un « mouvement social », un « non-mouvement » ou toute autre dénomination, l’action collective des femmes pour l’abolition des discriminations en Iran[1] n’est pas seulement issue de la situation socio-politique actuelle du pays, elle trouve aussi ses racines dans la politique misogyne du gouvernement islamique consécutive à la révolution de 1979. L’une des manifestations les plus significatives de l’action collective des femmes a été la campagne nommée Un million de signatures.

Avant la Révolution de 1979, la société iranienne se voyait divisée en deux : alors que nombre de femmes des classes aisées ou moyennes bénéficiaient des réformes du Chah en matière de législation et d’éducation, celles des classes urbaines plus défavorisées et des milieux ruraux vivaient dans un registre culturel bien différent – une existence domestique, de tradition et de servilité. Sur cette toile de fond, des femmes de toutes classes sociales et de toutes convictions idéologiques vinrent étonnement tôt rejoindre le mouvement anti-Chah. Certaines devinrent des membres de groupements de guérilla politiques, religieux ou gauchistes, d’autres participèrent simplement aux grandes manifestations, aux meetings religieux et aux conférences données par des révolutionnaires comme Ali Shariati[2].

Pourtant, lorsque la Révolution s’imposa en février 1979, beaucoup appelèrent les femmes « ses principales perdantes » : les islamistes au pouvoir avaient abrogé la loi de 1969 sur la Protection de la Famille et appliquaient les lois de la Shari’at. Nombre de lois furent ainsi détournées en faveur des hommes. De plus : « Dans des cours de l’enseignement supérieur autrefois mixtes, les femmes et les hommes furent désormais séparés, on barra aux femmes l’accès à certaines professions comme les métiers judiciaires et aux chorales, et elles se virent bannies de plusieurs disciplines universitaires telles que l’ingénierie et l’agriculture. Un décret révoqua toutes les femmes juges et exclut les étudiantes des écoles de droit. On interdit aux femmes de pratiquer certains sports et d’assister aux rencontres sportives entre hommes[3]. »

En outre, toutes les femmes – quels que soient leur religion ou leur âge – furent contraintes d’adopter le code vestimentaire islamique ou « hijab », qui n’était pourtant, durant la période révolutionnaire, qu’un signe d’opposition à la dictature du Chah. On découragea conjointement la participation des femmes aux activités sociales et politiques en les licenciant ou en les forçant à une retraite anticipée. Bien que, dès les premiers temps, les mouvements de femmes aient protesté contre ces mesures, celles-ci n’en aboutirent pas moins à renvoyer beaucoup de femmes dans leur foyer ou à les pousser à l’exil.

Il y a eu de longues discussions et beaucoup a été écrit sur les causes de l’échec du mouvement des femmes en 1979, mais les deux explications données le plus souvent à la fracture entre les idéaux et les attentes des femmes dans la Révolution sont :

– la disparité des participantes à la Révolution et de leurs attentes : alors que les femmes laïques rejoignaient le mouvement anti-Chah dans le but d’instaurer un régime démocratique, celles ayant plutôt des penchants religieux le faisaient dans l’espoir de l’avènement d’une société islamique. Avec la loi islamique, de nombreuses femmes laïques furent bannies de la vie sociale, tandis que leurs homologues religieuses entraient à l’université et obtenaient du travail.

– le manque d’autonomie et d’indépendance du mouvement des femmes : bien que nombre d’entre elles participèrent à la Révolution, elles le firent en intégrant divers groupes politiques ou religieux indépendants. Avant 1979, ces mouvements, composés surtout de femmes de la classe moyenne urbaine ou de groupes semi gouvernementaux, étaient socialement mal enracinés dans les masses populaires. La fragilité de cette structure explique l’échec du mouvement à réaliser ses objectifs ou en développer de nouveaux.

Mais, malgré tous ces revers et de nouvelles mesures discriminatoires, malgré la répression, les emprisonnements et les purges dans les rangs de l’opposition, et malgré la longue guerre entre l’Iran et l’Irak, moins de deux décennies plus tard, en 1997, les femmes iraniennes accédèrent à une nouvelle position dans la société. Certaines devinrent actives dans des entreprises privées et des secteurs professionnels, beaucoup entrèrent à l’université[4]. Rien d’étonnant donc à ce que ces jeunes femmes cultivées et éduquées soutiennent l’élection du candidat réformiste Mohammad Khâtami.

Avec la victoire de Khâtami en 1997, l’activisme des femmes entra dans une nouvelle phase. Non qu’entre 1979 et 1997 elles fussent réduites au silence, mais il semble qu’elles aient alors concentré leurs efforts sur la sphère privée : les religieuses défiaient les stéréotypes en entrant à l’université et en élargissant ainsi la gamme de leurs options, tandis que les laïques préservaient leurs cercles traditionnel semi féministes – les mahfels – et rédigeaient, en Iran comme à l’étranger, des écrits sur les lois et les mœurs discriminatoires. Avec l’élection de Khâtami et le début de l’ère des Réformes, ces femmes s’efforcèrent d’entrer dans la sphère publique, se mirent à exprimer les idéaux qui leur tenaient depuis longtemps à cœur, à s’insurger ouvertement contre la morale patriarcale de la société iranienne. Beaucoup d’entre elles fondèrent des ONG et des sites Web, certaines furent à l’origine de publications telles que la revue Zanan, lancée quelques années plus tôt. Des avocates comme Shirin Ebadi et Mehrangiz Kar écrivirent des articles dans les journaux, et des militantes telles que Noushin Ahmadi et Parvin Ardalan s’efforcèrent d’apporter au sein de la société un discours « féministe », par le biais d’actions comme les célébrations publiques du 8 mars. Pendant les années qui suivirent, de nombreuses coalitions se formèrent et des efforts communs furent menés par différents groupes de femmes. Hamandishi Zaman (Réflexion collective des femmes), le plus important de ceux-ci, fut créé en 2003 à l’instigation de Shirin Ebadi, qui avait obtenu cette même année le prix Nobel de la paix. Cette alliance, qui regroupa toute une gamme d’activistes, fut à l’origine, en juin 2005, devant les portes de l’Université de Téhéran, du premier rassemblement public de femmes contre les lois discriminatoires. Forte de ce succès, elle poursuivit ses activités de sensibilisation dans la population et commença à préparer le prochain rassemblement, prévu pour 2006. Mais l’élection de Mahmud Ahmadinejad à la présidence et la pression toujours croissante des forces de sécurité firent naître chez certaines d’entre elles des doutes quant à l’issue de telles manifestations de rues. Malgré ces hésitations et un effondrement de l’alliance, certains groupes de femmes, poursuivant leurs activités, organisèrent le 12 juin 2006, place Haftom-e Tir à Téhéran, un meeting de protestation contre les lois discriminatoires qui, en dépit de la violence policière et d’une grande vague d’arrestations d’activistes, parvint à attirer l’attention des citoyens ordinaires sur la cause des femmes.

Actions et acquis

Lancée le 27 août 2006, la campagne Un million de signatures fut l’aboutissement de toutes les actions précédentes, à commencer par le rassemblement de la place Haftom-e Tir. Même si certaines activistes n’y participèrent qu’indirectement, sinon pas du tout, la campagne fut initiée dans l’objectif de promouvoir les revendications des rassemblements antérieurs en récoltant, au bas d’une pétition réclamant des droits égaux devant la loi pour les femmes et les hommes, un million de signatures d’iraniens et d’iraniennes. Le texte réclamait, entre autres, des droits égaux pour la femme en cas de mariage ou de divorce, l’abolition de la polygamie et du mariage temporaire, la hausse de l’âge de la responsabilité pénale à 18 ans pour les filles comme les garçons, le droit pour la femme de transmettre sa nationalité à son enfant, l’égalité du dieh (le prix du sang, compensation d’un dommage corporel ou d’une mort) pour les femmes comme pour les hommes ainsi que celle des droits de succession, une réforme des lois réduisant les peines infligées aux coupables de crimes d’honneur et des droits égaux à témoigner devant un tribunal. Un million de signatures était une action collective de nombreux groupes de femmes, qui se fixa les objectifs suivants : encourager la collaboration et la coopération pour le changement de la société, déterminer les besoins et les priorités des femmes, contribuer à l’expression des voix des femmes, augmenter le savoir et promouvoir l’action démocratique.

Reposant sur l’interaction sociale, la campagne Un million de signatures encourageait les activistes à faire du porte-à-porte, à se rendre dans des endroits publics comme les parcs, les universités, les centres de production, les usines, les centres médico-sociaux, à fréquenter les meetings religieux, les complexes sportifs et les transports en commun (métro, autobus, etc.), pour parler aux gens des lois discriminatoires et leur demander de signer la pétition. Elle s’efforça en outre de sensibiliser l’opinion en organisant des séminaires et des conférences et utilisa Internet à la fois pour collecter des signatures et pour échanger et partager sur son site des matériaux juridiques et pédagogiques.

L’un des principaux instruments de la campagne Un million de signatures fut « l’éducation bénévole», qui indique que l’organisation ne visait pas seulement à recruter des activistes chevronnés, mais qu’elle cherchait également à en former de nouvelles. Les volontaires recevaient une formation juridique et des informations sur le mouvement. Plusieurs comités furent établis, y compris un comité d’éducation chargé d’organiser des ateliers pédagogiques pour toutes les participantes. Toutes celles qui voulaient aider le mouvement et récolter des signatures suivaient des formations sur les lois du pays, les buts et stratégies du mouvement, les techniques du porte-à-porte et de la communication directe, l’éducation publique, les programmes de proximité, etc… Toutes les volontaires pour les actions en face-à-face étaient tenues de participer aux ateliers. C’est ainsi que, seulement un an après avoir été lancée, la campagne Un million de signatures forma quelques deux cent volontaires.

Mais le mouvement ne se cantonna heureusement pas à Téhéran. De grandes villes, comme Isfahan, Tabriz et Mashad, ainsi que de plus petites telles que Rasht et Zabol, s’y engagèrent et élaborèrent leurs propres stratégies. Dès les tout premiers jours, les militantes insistèrent sur le fait que leurs demandes n’étaient en rien incompatibles avec l’Islam, ce qui amena beaucoup de religieuses à venir les rejoindre et proposer leur aide. Peu après le lancement de la campagne, beaucoup de femmes furent arrêtées, menacées et persécutées[5], et certaines furent emprisonnées pour un laps de temps plus ou moins long.

Après quatre années d’action et malgré les problèmes internes, les difficultés et les pressions externes, il me semble que le mouvement a atteint les objectifs suivants : 1) mise en œuvre d’une approche populaire, par la base, des problèmes sociaux, 2) directives d’approches basées sur une réponse aux demandes[6], 3) résistance aux pressions et menaces gouvernementales ou extra gouvernementales, 4) réformes mineures des lois régissant l’héritage et le prix du sang et pressions sur le Parlement pour que celui-ci s’oppose par son vote à un nouveau projet de loi contre la famille, qui aurait facilité pour les hommes la polygamie, 5) promotion des arguments pour « l’égalité des sexes » dans la société, qui émergèrent lors des campagnes électorales de 2009, et 6) organisation, avec l’aide de différents comités, groupes et travail, etc., d’un mouvement sans leader ni structure verticale.

L’avenir du mouvement

Tout comme pour d’autres groupes et organisations politiques, l’élection présidentielle de 2009 eut des répercussions sur le mouvement. La question la plus importante avant l’élection était de savoir s’il convenait ou non de soutenir un candidat en particulier. À l’époque, une coalition de femmes se forma, non en faveur de tel ou tel candidat, mais afin de mettre à profit l’atmosphère plus libre du moment pour faire avancer les revendications des femmes. Certaines rejoignirent cette coalition, tandis que de nombreuses autres choisissaient de poursuivre les actions déjà en cours dans le cadre de la campagne Un million de signatures tout en gardant leurs distances avec les différents courants politiques. D’une façon générale, la campagne et, plus largement, le mouvement ne soutint pas un candidat donné, même si de nombreuses femmes le firent ou participèrent même personnellement à des activités électorales et votèrent en faveur de l’un des candidats réformistes, Mehdi Karrubi ou Mirhossein Moussavi.

Les évènements qui suivirent l’annonce des résultats de l’élection présidentielle de 2009 – la victoire de Mahmud Ahmadinejad et la formation du Mouvement Vert – eurent des répercussions sur les femmes activistes et leurs actions comme sur tant d’autres groupes. Les femmes participèrent à des manifestations de protestation et des militantes, comme Shiva Nazarahari, furent arrêtées et emprisonnées. Les militantes s’alignèrent alors, à l’instar d’autres activistes, sur les revendications du Mouvement Vert. Plus d’un an après la tourmente électorale, les militantes se souviennent de ce qui se produisit en 1979, quand les femmes rejoignirent un mouvement social pour, après le succès de cette action de masse, non seulement ne pas obtenir ce qu’elles visaient, mais encore perdre certains de leurs acquis existants. Les militantes sont à présent confrontées à de nouvelles interrogations : dans quelle direction le mouvement doit-il se diriger ? Doit-il s’associer au Mouvement Vert et redéfinir ses demandes à l’intérieur de ce cadre, ou au contraire poursuivre son action et collaborer avec celui-ci tout en préservant son indépendance ?

Traduit de l’anglais par Florence Fruchaud