Mineure 62. Euro: les illusions souveraines

Une Modeste Proposition pour résoudre la crise de la zone euro (version 3.0)

et

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La zone euro connaît une triple crise, dont les éléments sont étroitement liés les uns aux autres[1].

 

Une crise bancaire

Bien que déclenchée par des événements intervenus de l’autre côté de l’Atlantique et de la Manche, la crise bancaire européenne n’a jamais été correctement traitée. Cette situation s’explique par une disposition particulièrement curieuse, selon laquelle les gouvernements des pays membres de la zone euro, qui ne disposent pas du soutien d’une Banque centrale nationale, contrôlent des banques de dimension mondiale qui opèrent au sein d’une union monétaire transnationale. Au moment où il serait vital de procéder à la recapitalisation de banques en quasi-faillite, nous assistons au spectacle malsain d’États déjà très endettés, comme l’Espagne, empruntant massivement sur les marchés financiers pour le compte de leurs banques insolvables. Et puisque cette nouvelle dette aggrave leur situation budgétaire, ces États sont délaissés par les investisseurs privés et doivent s’adresser à la BCE pour qu’elle vienne à leur secours… via ces mêmes banques que les États essaient de sauver ! Il est évident que cette folie ne saurait durer.

 

Une crise des dettes souveraines

Là aussi du fait d’une erreur de conception initiale, la soudaine et catastrophique réduction de liquidité qui devait se faire connaître sous le nom de credit crunch de 2008 a inévitablement transformé le principe le plus cher de la zone euro, celui de la séparabilité des dettes publiques, en un « effet pop-corn »[2] qui a rendu trois États [l’Irlande, la Grèce et le Portugal][3] de facto insolvables, avant de conduire deux grands États-membres [l’Espagne et l’Italie] dans l’antichambre de la faillite. […]

 

Une crise du sous-investissement et des déséquilibres régionaux

En plus des crises bancaires et des dettes souveraines, l’Europe connaît (i) des niveaux d’investissement anémiques (ce qui met en péril sa compétitivité internationale à long terme) et, de manière peut-être plus déterminante, (ii) une crise des balances des paiements au sein de la zone euro.

 

Les deux sont intimement liées. En effet, plusieurs régions de l’eurozone avaient déjà divergé (en termes de compétitivité, d’investissement, et de coûts unitaires du travail) au cours de la période qui avait précédé le krach de 2008. En raison de ce déséquilibre, bien caché jusque-là grâce à l’ouverture des frontières et à la monnaie unique, il était inévitable que, lorsque la crise mondiale se déclencherait en 2008, la zone euro risque de se désintégrer. Suite à la réduction massive de liquidité qui a affecté l’économie mondiale, le coût de l’ajustement a été reporté sur les régions de l’eurozone les moins compétitives et aux plus forts déficits, conduisant à des coupes drastiques et à une douloureuse austérité. […]

 

Les trois contraintes politiques que la Modeste Proposition considère incontournables

Déterminer la nature de la solution à la crise actuelle revient à trouver la solution du problème d’optimisation sous contrainte suivant :

– Nous devons tout d’abord définir l’objectif : stopper la crise de manière simultanée sur les trois terrains mentionnés plus haut – où elle s’approfondit actuellement sans rencontrer aucun obstacle.

– Ensuite, il nous faut disposer d’une liste réaliste des contraintes qui s’imposent à l’Europe dans sa recherche de solutions. Selon nous, ces contraintes sont au nombre de trois :

* La BCE ne sera pas autorisée à monétiser les dettes souveraines directement (autrement dit, la BCE ne garantira pas les dettes émises par les États-membres, la BCE n’achètera pas les obligations émises par les États lors de leur émission, et la BCE n’accordera pas d’effet de levier au FESF-MES [Mécanisme européen de stabilité], afin de leur permettre d’acquérir des titres de dettes souveraines sur le marché primaire ou secondaire).

* Les pays disposant d’une balance commerciale excédentaire n’accepteront pas que soient créées des euro-obligations garanties collectivement et séparées, tandis que les pays en déficit extérieur ne consentiront pas aux abandons de souveraineté qu’exigerait une Europe fédéralisée.

* La résolution de la crise ne peut attendre la création d’une fédération européenne (c’est-à-dire par exemple la création d’un Trésor européen disposant de la capacité de lever l’impôt, de dépenser et d’émettre des emprunts), ni une modification des traités régissant l’Union européenne.

 

La question est alors la suivante : existe-t-il un ensemble de mesures capables de résoudre la crise tout en respectant l’ensemble de ces contraintes ? Nous le pensons. La section suivante présente ces trois mesures.

 

La Modeste Proposition : trois crises, trois mesures

Afin de respecter le cadre institutionnel actuel, la Modeste Proposition ne demande pas que soient créées de nouvelles institutions à l’échelle de l’Union européenne. De plus, notre proposition respecte la lettre des traités, afin qu’il ne soit pas nécessaire d’en rédiger de nouveaux, dont la conception, la ratification et la mise en œuvre prendraient trop de temps.

 

En résumé, nous proposons que des institutions européennes existantes soient utilisées en conformité avec la législation européenne, mais en leur permettant d’adopter de nouvelles mesures.

 

Ces institutions sont les suivantes :

– La Banque centrale européenne, BCE.

– La Banque européenne d’investissement, BEI.

– Le Fonds européen d’investissement, FEI.

– Le Fonds européen de stabilité financière et le Mécanisme européen de stabilité, FESF/MES.

– L’Autorité bancaire européenne, ABE.

 

MESURE 1 – Résoudre la crise bancaire en instaurant une zone bancaire unique

La zone euro doit devenir une zone bancaire unifiée dotée d’une autorité unique supervisant directement les banques, et procédant à leur recapitalisation. Pour cela, les frontières nationales existantes doivent être démantelées, tout comme les autorités de supervision nationales. L’actuelle Autorité bancaire européenne (ABE) doit être reconfigurée de manière à devenir une agence unifiée dotée d’un conseil d’administration composé de représentants des États-membres et de membres de la BCE et du FESF/MES. Dans cette configuration, le FESF/MES n’étant plus responsable du financement des dettes publiques des États-membres insolvables, la majeure partie de son capital pourra être affectée à des recapitalisations directes de banques. Ces apports en capital seront directement dirigés du FESF/MES vers les banques, sous le contrôle de la BCE et de l’ABE. Cela se fera sans intervention de la part des gouvernements nationaux, et sans que ces apports soient pris en compte dans le calcul de la dette des États. Enfin, les actions détenues par le FESF/MES dans les banques recapitalisées pourront être revendues au secteur privé lorsque la BCE et l’ABE estimeront que les banques auront été suffisamment recapitalisées.

 

MESURE 2 – Le FESF-MES et la BCE résolvent la crise des dettes souveraines en convertissant la part des dettes nationales respectant les exigences du traité de Maastricht

Selon le traité de Maastricht et le Pacte de Stabilité et de Croissance, chaque État membre doit limiter sont endettement à 60 % de son PIB. Depuis la crise de 2008, la plupart des États-membres de la zone euro ont dépassé cette limite. Nous proposons que la BCE donne la possibilité aux États-membres de convertir la part de leur dette qui respecte les critères de Maastricht – soit 60 % du PIB – en une dette émise par la BCE. Dans ce schéma, chaque État-membre continue à verser les intérêts correspondant à sa part de cette nouvelle dette.

 

En procédant ainsi, la BCE respecte la contrainte de non-monétisation des dettes (point (a) ci-dessus). Elle ne cherche aucunement à acheter ou à garantir la part de la dette des États qui respecte les critères de Maastricht en la monétisant (directement ou indirectement). En fait, la BCE agit en tant qu’intermédiaire entre les États-membres et les investisseurs européens et internationaux. Ainsi, la BCE rend un service de conversion des dettes pour la dette des États égale à 60 % de leur PIB, en versant les intérêts correspondant lorsque les obligations arrivent à maturité.

 

Sur le plan institutionnel, il sera possible aux gouvernements souhaitant participer au mécanisme de conversion de le faire sur la base de la « coopération renforcée ». Cette procédure, prévue par les traités, exige la participation d’au moins neuf États-membres, et permet aux États-membres ne souhaitant pas participer de continuer à gérer la totalité de leur dette, y compris pour la partie inférieure à 60 % de leur PIB.

 

Le refinancement de la part de dette nationale désormais détenue sous forme d’obligations émises par la BCE est effectué par les États, mais à un taux d’intérêt fixé par la BCE. La partie des dettes nationales désormais converties en obligations émises par la BCE est détenue par la Banque centrale européenne sous forme de comptes débiteurs au nom des États-membres concernés. Ces comptes ne peuvent être utilisés comme garantie de crédit ou comme moyen de création de produits dérivés.

 

Lorsque les obligations arrivent à échéance, il revient aux États-membres de les rembourser en totalité à leurs détenteurs, sauf si ceux-ci souhaitent renouveler leur prêt au taux d’intérêt plus bas, mais plus sûr, que la BCE leur propose désormais.

 

Afin de garantir la crédibilité de cette conversion, et d’instaurer un garde-fou (pour les obligations émises par la BCE) sans avoir à recourir à la monétisation, les deux mesures suivantes sont prévues :

– Les États-membres accordent à leur compte auprès de la BCE un statut ultra-prioritaire (« super senior ») dans le remboursement des dettes.

– Le mécanisme de conversion de la BCE est assuré auprès du FESF/MES. Le fait de contracter cette assurance permettra à la BCE de garantir aux investisseurs le remboursement de toute obligation qu’elle émettra, même si un État-membre devait procéder à un défaut désordonné avant qu’une obligation émise par la BCE en son nom ne parvienne à maturité.

 

Exemple : un État-membre dont la dette s’élève à 9 0 % du PIB a une dette qui est aux 2/3 Maastricht-compatible. De ce fait, lorsqu’une obligation arrive à échéance pour une valeur faciale de 1 milliard d’euros, les deux tiers de cette somme (environ 666 millions d’euros) seront versés par la BCE aux détenteurs de l’obligation.

MESURE 3 – Un programme de relance, de rééquilibrage, et de cohésion fondé sur l’investissement

Tout comme nos propositions de zone bancaire unifiée et de conversion des dettes des États-membres, notre « Programme de relance, de rééquilibrage et de cohésion » est entièrement européanisé. Ce programme doit accomplir une double tâche : procéder à des investissements qui ne soient pas financés par les contribuables des pays à excédents commerciaux, et résoudre le déséquilibre des balances des paiements qui affecte la zone euro en orientant les investissements vers les régions qui en ont le plus besoin.

 

Ce programme sera financé par des obligations émises par la Banque européenne d’investissement (BEI) et le Fonds européen d’investissement (FEI), sur le modèle de ce qu’a déjà accompli la BEI, dont l’action est unanimement saluée. Ces obligations capteront l’épargne actuellement non investie, en Europe et au niveau international, afin de la diriger vers les régions européennes.

 

Les nouveaux investissements ainsi financés permettront de fournir des biens et services publics et privés essentiels (qui, sinon, sont disponibles en quantité insuffisante), de combler les écarts de compétitivité, et de générer des revenus permettant de rembourser les dettes les plus menacées. […]

 

La relance peut être financée en recyclant les surplus existant aujourd’hui à l’échelle mondiale au moyen d’euro-obligations achetées par les banques centrales des pays émergents et les fonds d’investissement souverains. Il ne s’agirait pas dans ce cas d’obligations nationales libellées en euros, mais d’obligations émises par l’Union européenne (EU bonds). Les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] ont un besoin vital d’un redémarrage de la croissance en Europe afin de maintenir le niveau de leurs exportations. De plus, ces pays sont en faveur d’un système monétaire international multipolaire, pour réduire leur dépendance à l’égard du dollar.

 

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander la création d’obligations afin de financer de nouvelles infrastructures – comme si cela n’était pas ce que fait la BEI depuis plus d’un demi-siècle. De nombreuses personnes semblent ignorer que les attributions de la BEI depuis le Programme d’action spécial décidé à Amsterdam en 1997 se sont étendues au-delà des seules infrastructures matérielles (comme le transport ou les réseaux de communication), pour englober désormais des domaines sociaux tels que la santé, l’éducation, et la rénovation urbaine. Enfin, il est généralement ignoré que, depuis le Conseil européen de Lisbonne tenu en 2000, la BEI a accepté des missions spécifiques en faveur de la cohésion et de la convergence à l’échelle européenne.[4] […]

Des euro-obligations n’auraient aucune raison de faire partie des dettes nationales – tout comme les obligations émises par le Trésor américain ne figurent pas parmi la dette de la Californie ou du Delaware. Ces obligations peuvent être remboursées par les États-membres à partir des gains que les projets financés leur procurent, sans recourir à des transferts fiscaux entre États-membres.

 

Le redémarrage de la croissance au moyen de projets d’investissement financés grâce à des euro-obligations pourrait intervenir dans un futur proche. En 1994 les projets dont la mise en œuvre avait été suspendue à cause des exigences du Pacte de Stabilité et de Croissance, atteignaient alors un total de 750 milliards d’écus. Aujourd’hui, après deux ans d’austérité, il est probable que le total atteigne, voire dépasse, les 2 000 milliards d’euros, en particulier si les réseaux de transport transeuropéens sont pris en compte. […]

 

La dette n’est que l’une des facettes de la crise. Son reflet inversé se lit dans les montagnes d’épargne accumulées en Europe et dans le monde qui ne trouvent pas à s’employer dans des projets d’investissement. Le but n’est pas de mettre en œuvre une politique fiscale au sein de l’Europe, mais de mobiliser l’épargne européenne et mondiale pour procéder à des investissements sociaux. Dirigés vers les régions en déficit – qui sont en train de céder sous le poids insupportable de la « consolidation fiscale » –, de tels investissements seraient susceptibles non seulement de relancer l’activité, mais aussi de renforcer la cohésion économique et sociale de l’Union.

 

La Banque Européenne d’Investissement

Depuis que sa mission d’investissement social a été définie par le Conseil européen en 1997, la BEI a quadruplé ses prêts, pour atteindre un montant annuel dépassant 80 milliards d’euros. Toutefois, en dépit de son succès pendant plus d’un demi-siècle, le scepticisme perdure quant à la capacité de la BEI à poursuivre son action sans soutien extérieur.

 

 

Par ailleurs, l’action de la BEI est limitée pour deux raisons. Devant placer ses obligations sur les marchés, la BEI est fortement dépendante des fonds de pension, tenus par leurs statuts de n’investir que dans des titres notés AAA. De plus, une règle de fonctionnement interne de la BEI (non inscrite dans les traités) stipule la nécessité de demander des cofinancements auprès des gouvernements nationaux ou d’autres partenaires nationaux pour chacun de ses financements : or les capacités de financement des institutions publiques nationales sont compromises par la crise de l’eurozone.

Des euro-obligations émises par le FEI pourront remédier à ces difficultés.

 

Créer des euro-obligations par une coopération renforcée

En 1993, l’une des principales recommandations émises par l’un de nous [Stuart Holland] auprès de Jacques Delors avait été de créer un Fonds d’investissement européen, afin de contrecarrer les effets déflationnistes des critères imposés par le traité de Maastricht. Cette proposition avait été écartée en 1994, à cause à la fois de la résistance acharnée de la Direction générale Affaires économiques et financières de la Commission européenne et de l’opposition, hier comme aujourd’hui, de l’Allemagne à la création d’obligations émises par l’Union.

 

Jacques Delors était néanmoins parvenu à créer le Fonds d’investissement européen (FEI). Lors d’une présentation récente devant le Comité économique et social européen (CESE), le FEI et la BEI ont confirmé qu’il leur était possible de remplir leur mission originelle, celle d’émettre des euro-obligations, sans que cela ne nécessite de modifier les traités.

Le CESE a alors entériné le principe de création d’euro-obligations au moyen de la procédure dite de « coopération renforcée » : selon les termes des traités, une telle coopération doit être décidée par neuf États-membres au moins, sans que cela ne nécessite de vote par les États-membres ne participant pas à l’initiative. […]

 

La compétitivité, la périphérie, et un Fonds européen de capital-risque

Les euro-obligations émises par le FEI pourront alimenter un Fonds européen de capital-risque. La création d’un tel fonds était d’ailleurs l’une des raisons principales pour demander l’instauration du FEI en 1993 auprès de Jacques Delors.

 

La nécessité de créer un Fonds européen de capital-risque découle du fait que les intérêts versés sur les prêts bancaires classiques empêchent la création de nouvelles entreprises innovantes (start-ups), et les étranglent avant qu’elles aient pu s’adresser aux marchés financiers. Mais la Direction générale des Affaires économiques et financières de la Commission européenne a eu raison d’un tel projet, et le rôle du FEI a été limité, étant réduit non pas même aux seuls prêts aux PME, mais au simple fait d’apporter des garanties de crédits. […]

 

Promouvoir la convergence

Les orientations que nous proposons ici ont des conséquences importantes en ce qui concerne la convergence [des régions européennes]. De leur côté, les économies d’Europe centrale comme l’Allemagne et l’Autriche disposent déjà d’excellents moyens de financement de l’appareil productif, à travers leur politique en faveur des petites et moyennes entreprises [Mittelstandpolitik]. Ce sont donc les économies périphériques qui ont besoin d’un tel programme.

 

Par ailleurs, le financement d’un Fonds européen de capital-risque au moyen d’euro-obligations permettra de surmonter les contraintes actuelles des programmes-cadres européens en faveur de la science et des technologies. Lors de la préparation du quatrième Programme-cadre, l’un de nous [Stuart Holland], a obtenu que les programmes financés incluent nécessairement une institution ou une entreprise située dans une région relevant de « l’objectif 1 » (région en retard de développement), et qu’ils soient prioritaires s’ils incluaient également une institution située dans une région éligible à « l’objectif 2 » (zone en difficulté structurelle). Le but de ces dispositions était de permettre aux régions en retard de se rapprocher de la frontière technologique atteinte par les régions les plus développées d’Europe. Mais, au moment même où ces mesures devaient être adoptées, l’on s’est rendu compte que 95 % des candidatures au quatrième Programme-cadre ont dû être rejetées à cause de ressources insuffisantes de la Commission. À l’inverse, 700 projets ont été retenus car ils remplissaient les critères scientifiques, sans que ces projets ne permettent pourtant de créer une seule nouvelle entreprise innovante.

 

Enfin, les pays de la périphérie bénéficieront du financement de réseaux de transport transeuropéens. En effet, la plupart des réseaux ferrés à haute vitesse sont achevés dans le centre de l’Union, tandis que la périphérie est en retard en raison de l’absence de cofinancements nationaux permettant de déclencher les prêts de la BEI.

 

Européaniser le financement des investissements

Le principe de la mesure ici proposée est d’européaniser l’investissement – tout comme il s’agit d’européaniser la surveillance du secteur bancaire et la dette des États-membres Maastricht-compatible. Cette européanisation ne nécessitera ni sauvetage des pays endettés, ni garantie mutuelle des dettes, ni une politique fiscale commune. En effet, les États-membres devront rembourser séparément les obligations émises conjointement par la BEI et le FEI.

 

De ce fait, les investissements de la BEI et du FEI opéreront de manière similaire à l’idée originale de Keynes d’une union de paiements [global clearing union]. Simplement, ici, le mécanisme de recyclage des excédents en direction d’investissements est rendu explicite. Notre proposition va au-delà des idées de Keynes, puisqu’il s’agira non seulement d’accroître la demande effective, mais aussi de répondre à la demande latente pour des projets d’investissement social qui ont été approuvés en termes de planification urbaine et d’impact sur l’environnement mais qui n’ont pas trouvé de financement.

 

De plus, confier à l’Europe le financement des investissements sociaux libérera des ressources fiscales nationales, ce qui permettra de respecter l’engagement pris au cours du Conseil européen d’Essen (1994) de « création d’emplois dans le domaine de l’environnement et des services sociaux ». Disposant de ressources accrues, les États pourront accroître les effectifs d’enseignants, réduisant ainsi la taille des classes, ou embaucher plus de travailleurs médicaux afin de répondre aux besoins d’une population vieillissante.

Afin de résoudre la crise de sous-investissement, la BEI devra continuer à financer des programmes d’investissement à grande échelle, tandis que le FEI pourra financer des PME et des start-ups. Les apports en capital-risque permettront le développement de projets dans des domaines tels que les hautes technologies, les énergies vertes, la santé environnementale, l’éducation ou encore la rénovation urbaine.

 

Pourquoi la BEI et le FEI ne font-ils pas cela aujourd’hui ? Ils le font, mais le volume de leurs investissements est sérieusement limité par la convention selon laquelle les États-membres doivent cofinancer les projets à hauteur de 50 %. Et puisque les États-membres connaissent de fortes difficultés budgétaires, cela réduit d’autant la capacité d’action de la BEI et du FEI. Nous proposons donc que le cofinancement de 50 %, qui est aujourd’hui un frein à la croissance, provienne de nouvelles émissions d’obligations par la BCE.

 

Nous proposons ainsi que les investissements soient financés à hauteur de 50 % par les obligations émises par la BEI, et à 50 % par les euro-obligations émises par la BCE. Leur montant total pourrait ainsi être calibré afin de correspondre à une certaine proportion du PIB de l’eurozone. De plus, leur répartition entre les régions européennes (et pas seulement entre les États-membres) devrait se faire de manière à contrebalancer les écarts de compétitivité et les déséquilibres de balances des paiements internes à la zone euro. […]

 

Notre Modeste Proposition affirme que :

– Le dilemme austérité versus croissance financée par la dette est un faux dilemme.

– Une politique expansionniste de la BCE ou une hausse plus forte des prix et des salaires en Allemagne ainsi que dans l’ensemble des nations excédentaires ne permettront probablement pas de résoudre la crise.

– L’Allemagne et les autres pays excédentaires n’auront pas à financer notre programme de croissance, de cohésion et de rééquilibrage, ni la gestion des dettes souveraines excessives.

– Le passage à une Europe fédérale et la modification des traités peuvent être des objectifs souhaitables, mais ils prendront trop de temps, et ils ne constituent pas des préalables à la résolution de la crise aujourd’hui.

 

La Modeste Proposition définit trois mesures simples et réalistes permettant de résoudre efficacement les trois crises de l’Europe : la crise bancaire, la crise de la dette, et la crise de sous-investissement, de chômage et de déséquilibre entre les balances des paiements.

 

La création d’un secteur bancaire européen unifié permettra de sortir les pertes des banques des dettes souveraines, et de mener à bien la recapitalisation des banques de manière ordonnée et rationnelle (Mesure 1).

 

La montagne de dettes de l’eurozone s’amenuisera, grâce au processus de conversion de la dette Maastricht-compatible des États-membres mené par la BCE et le FESF/MES (Mesure 2).

Enfin, la BEI et le FEI recycleront conjointement l’épargne des Européens et les surplus mondiaux, permettant la relance de l’activité et accroissant le potentiel de cohésion et de convergence entre régions européennes (Mesure 3).

 

Sur le plan politique, les trois mesures de la Modeste Proposition reposent sur une européanisation décentralisée, et non pas sur une fédération autoritaire. Cette dernière n’a pas été soumise aux électeurs européens, qui la refuseraient probablement, et, surtout, elle ne leur garantit pas des niveaux plus élevés d’emploi et de bien-être.

 

Sur le fond, notre Proposition revient à demander l’européanisation de trois sphères : la supervision bancaire ; la gestion des dettes souveraines ; et le recyclage de l’épargne européenne et mondiale dans des investissements économiquement et socialement bénéfiques, qui bénéficieront de plus largement au secteur privé.

 

Cependant, notre Modeste Proposition préserve une large part de subsidiarité :

– Notre solution accorde une souveraineté plus importante pour les États-membres que dans un système fédéral supranational, tout en mettant en place la rationalité collective minimale que requiert la gouvernance efficace d’une zone partageant la même monnaie ;

– elle accomplit cela tout en réduisant les dettes nationales excessives (une fois les banques, les dettes, et les programmes d’investissement européanisés). […]

 

[1]    Cette version de la Modeste proposition date de 2012. Elle nous a été transmise par l’Institut Veblen qui la diffuse sur son site et dans un livre coédité avec Les petits matins en 2014. Nous remercions l’Institut Veblen. Le texte est présenté avec quelques coupes indiquées […].

 

[2]    Par « effet pop-corn », les auteurs désignent le phénomène selon lequel les attaques sur la dette publique d’un État-membre déstabilisant les obligations émises par d’autres État membres, à l’image des grains de maïs (corn) qui sautent (pop) les uns après les autres lorsqu’on les fait griller. (Note du traducteur).

 

[3]    Les passages entre crochets sont du traducteur.

 

[4]    European Investment Bank, 50 years promoting European objectives, Luxembourg, 2008.