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La non-affaire Google Livres

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12/06/2006La parution du Rebond des éditions Kargo dans Libération du 06/12/2006 sur Google Livres a suscité de nombreuses réactions, divers commentaires. Je me permets ces quelques précisions.

– Ce Rebond a été écrit il y a plusieurs semaines, et sa parution était prévue avant que le groupe La Martinière n’attaque en justice Google. Si Libération s’est empressé de le publier au lendemain de la plainte de La Martinière, ce Rebond ne constitue en rien une “réponse” sur le vif (ou je ne sais quoi d’autre) pour “défendre” Google.

– Par ailleurs, le titre de ce Rebond (“Les petits éditeurs votent Google”) n’était pas le titre que j’avais proposé. Le mien, mi-ironique, mi-sérieux, était “Google and me” – car il s’agissait avant tout d’expliquer comment et pourquoi un petit (si ce n’est micro) éditeur accepte de s’affilier au projet Google Livres, tout en exigeant (et en obtenant) certains aménagements la part de la société américaine. La publication de ce Rebond, globalement favorable au projet de la société américaine, était conditionnée à la réalisation de ces aménagements – j’y reviens ci-dessous.

– Ce titre tend à laisser penser que mes propos reflètent les idées de tout ou partie des “petits” éditeurs (en opposition aux “gros” éditeurs). Ce n’est pas le cas. Car d’une part je ne prétends pas parler au nom de mes confrères (le texte reflétait une expérience toute personnelle), et d’autre part la majorité des éditeurs n’est pas favorable (on le sait) au projet Google Livres. Je constate toutefois qu’un bon nombre d’éditeurs (qui, en l’espèce, sont des “petits”) se sont, ou vont, s’affilier au projet Google Livres. Gros et petits éditeurs ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés dans leur travail, et le rapport (de force, par exemple) qu’ils entretiennent avec Google en est le reflet. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que plus le chiffre d’affaires d’une maison d’édition est important, plus grande est la méfiance envers Google… constatation valable en France, mais pas aux États-Unis.

– La plainte du groupe La Martinière, qui implique trois pays différents (France, Suisse, États-Unis), a le mérite de mettre en lumière des questions juridiques de fonds et non résolues quand à la relation entre un droit d’auteur national et une diffusion mondiale du savoir numérisé. Cela permettra (en tout cas espérons-le) de vraies discussions sur, par exemple, la différence entre le fair use américain et le droit de citation français – car derrière ces différences, au-delà du juridique, se trament des interrogations sur l’intérêt public et le bien commun. Par ailleurs, on peut légitimement comprendre qu’un éditeur mis devant le fait accompli (un livre de son fonds se retrouvant sur Google Livres) n’accepte pas la méthode employée (opt in versus opt out). C’est là toute la différence entre le programme Google Livres à destination des éditeurs (qui ont une maîtrise totale de la mise en ligne de leurs ouvrages) et le programme destiné aux bibliothèques (qui à mon sens est moins abouti et pose encore bien des problèmes).

– Je maintiens que Google Livres n’est pas la panacée – les petits éditeurs peuvent au mieux en retirer quelques bénéfices. Le projet français en est à un stade que l’on pourrait qualifier d’expérimental – en jargon informatique, il s’agit d’une version beta. Je veux en revanche insister sur le fait qu’un dialogue intensif et précis avec la société américaine peut permettre, par exemple, de défendre la librairie (le discours dominant des “anti-Google” affirmant le contraire). Sans aller jusqu’à dire qu’un micro-éditeur comme Kargo a fait plier un géant mondial comme Google (quoi que), j’ai malgré tout réussi à obtenir que le premier lien “Achetez ce livre” (lien visible lorsqu’une page d’un livre est consultée) renvoie vers un site se fournissant auprès d’une librairie indépendante. Ce détail est d’importance : plutôt que d’inciter un internaute à acheter le livre consulté auprès de sites marchands reconnus (qui, dans la réalité, ne se résument qu’à des hangars où officient des préparateurs de colis sous-payés), les éditions Kargo renvoient vers la vitrine online (www.lekti-ecriture.com) d’une librairie indépendante, Clair Obscur, à Albi. Obtenir ce résultat n’allait pas de soi – et les responsables de Google Livres France eux-mêmes ont dû batailler pour l’obtenir. Ce lien vers une librairie réelle était une condition sine qua non pour que Kargo accepte le programme Google Livres.

– Les éditions Kargo ne “votent” pas Google, car pour voter encore faut-il qu’il y ait plusieurs candidats… Or il se trouve que pour le moment seul le moteur de recherche américain est capable d’offrir en France une visibilité online à des livres imprimés (en attendant le projet Open Content Alliance de Microsoft-Yahoo-Adobe, qui pose des questions techniques bien plus épineuses, aux conséquences bien plus dangereuses). Profiter de la solution apportée par une société américaine qui par ailleurs pratique une certaine forme de censure en Chine ne me réjouit pas. Mais de même que j’ai renoncé à me promener à poil dans la rue pour éviter d’acheter des vêtements fabriqués par les ouvriers du tiers-monde sous-payés, se servir de Google est moins un satisfecit qu’une solution (peut-être temporaire) aux problèmes de visibilité que connaît un petit éditeur. Aucun cynisme dans tout cela – juste un principe de réalité. Que les anti-Google commencent par ne plus s’en servir lorsqu’ils recherchent quelque chose sur internet ! Comme le dit mon confrère des éditions de l’Éclat, on préférerait imprimer au plomb et ne pas perdre de temps à s’occuper de ces histoires de numérisation… mais les temps ont changé.

– Tous les auteurs publiés par les éditions Kargo que j’ai sollicités ont donné leur accord pour que leurs ouvrages soient disponibles sur Google Livres. Par ailleurs, une grande majorité des versions originales anglaises des livres traduits par les éditions Kargo sont sur Google Books depuis belle lurette – et là il ne s’agit plus de petits éditeurs, mais de Beacon Press, Verso, Duke University Press, Oxford University Press, Chicago University Press, etc. Si Google Livres représentait un manque à gagner financier pour ces importants éditeurs anglo-saxons, gageons que leurs livres ne seraient pas consultables sur Google Books… Pour le moment, personne ne peut prouver qu’une consultation d’un livre sur internet nuit financièrement aux ventes de l’éditeur. Le discours dominant affirme que les auteurs, pour des questions de propriété intellectuelle, seraient contre cette mise en ligne numérique, mais pour l’instant, je n’en ai rencontré aucun.

– Sur le fond, au-delà des discours et des rebonds, au-delà des problèmes juridiques à régler, au-delà des intérêts économiques et/ou corporatistes que chacun(e) essaie de défendre, au-delà des technologies encore balbutiantes, au-delà d’un antiaméricanisme primaire qui se révèle ici et là, au fond les véritables interrogations que posent les transformations technologiques, notamment lorsqu’elles impliquent certaines formes de savoir, sont celles du partage de l’information, du savoir en tant que bien commun, des qualités et des défauts de l’écriture numérique, qui permet désormais une maniabilité du savoir comme jamais cela n’avait été possible auparavant. Rarement trouve-t-on, dans les quelques discussions ici et là sur Google Livres, les mots “bien commun”, “partage du savoir”, “démocratisation de l’écriture”… Car c’est bien de cela dont il s’agit, au moment où l’on constate que l’objet-livre, qui symboliquement et dans les faits, était jusqu’à maintenant le seul garant d’une vérité, ne l’est plus (seulement). Le jour où le livre ne sera plus qu’une mise en ligne d’un savoir, je changerai de métier. En attendant, j’essaie de respecter une clause qui se trouve dans tous les contrats passés avec les auteurs que j’édite : faire le maximum pour que la visibilité de leurs livres soit la meilleure possible.

– Le matraquage de la “pensée officielle”, dont M. Jeanneney fut un porte-parole efficace, a pour l’instant obéré toute discussion de fond sur la diffusion numérique du savoir. Quelles que soient les positions, un très large débat sur ces questions devrait (ou plutôt aurait déjà dû) avoir lieu, réunissant à la fois éditeurs, libraires, juristes, spécialistes des technologies, bibliothécaires, lecteurs, chercheurs, enseignants, etc. Il est proprement incompréhensible qu’aucun lieu (institutionnel ou non) n’ait encore organisé de vraies rencontres sur le sujet… Les enjeux de la diffusion numérique du savoir impliquent moins ceux qui en parlent maintenant que la première génération née avec l’internet (et les suivantes) – celle des gamins qui à 15 ans savent comment télécharger un film à l’autre bout du monde, ceux-là même qui, au grand damne des enseignants, vont repiquer maladroitement ce qu’ils trouvent sur le web sans en juger de la pertinence. L’arrivée du savoir garanti par l’objet-livre dématérialisé pourrait ainsi faire des heureux… si l’on explique comment ça marche.

– En dehors d’un hypothétique véritable débat qui (sait-on jamais) verra peut-être le jour, je ne souhaite pas me transformer en “Monsieur pro-Google” – cette affaire met en jeu des intérêts plus profonds que cela et ne concerne pas seulement la relation entre un petit éditeur et un géant américain de l’internet, relation sur laquelle tout est dit. Google Livres, je n’y pense pas le matin en me rasant… mais en revanche je pense au prochain livre que je vais imprimer. Parmi tous les commentaires reçus sur le Rebond de Libération (venant d’universitaires, de confrères, de traducteurs, de chercheurs, de lecteurs, etc.), pas un seul n’a été critique (ce qui signifie au passage que les “anti-Google” ont oublié de se manifester – sans doute par manque d’arguments ?). Ces commentaires, de même que l’assentiment des auteurs des éditions Kargo, me confortent dans l’idée que défendre la pensée, quels qu’en soient les moyens, reste le premier travail d’un éditeur. Sous la forme d’un livre, bien entendu.