Ce sont nos structures actuelles de communication de masse qui donnent au « populisme » et au « terrorisme » leur pouvoir de nuisance. Plutôt que leur déclarer une « guerre » absurde, se lamenter de leur fatalité ou les dénoncer à renfort de moraline, pourquoi ne pas s’attaquer à ce qui les produit ? C’est-à-dire à la façon dont certaines structures de diffusion médiatique actuellement dominantes conditionnent le type d’images, d’affects, de discours et de récits qui circulent entre nous – et qui conditionnent en retour la façon dont notre attention collective perçoit le monde. Pourquoi ne pas revendiquer et mener une réforme de l’infrastructure médiatique ? La première étape consisterait à formuler et à affirmer, comme socle d’un programme, cinq affirmations de principes :

1. Affirmer le principe que notre attention collective est un bien commun (en tant que ressource, richesse et source de valorisation) et que notre attention personnelle ne saurait en conséquence être réduite au statut de simple marchandise, exposée sans protection aux dynamiques de la quête du profit financier.

2. Affirmer le principe que les media constituent une infrastructure essentielle de nos sociétés, en tant qu’ils organisent, canalisent et alimentent une part aujourd’hui très large de notre attention au monde, qui ne saurait être abandonnée aux seules logiques compétitives – que cette compétition ait pour objet le profit financier ou les parts d’audience.

3. Affirmer que la diversité des points de vue, des sensibilités et des interprétationsreprésentées dans les media constitue pour la recherche de notre bien commun une valeur supérieure à l’attractivité dont peuvent jouir ponctuellement tel medium, telles formes ou tels contenus envers tels segments d’audience.

4. Affirmer la nocivité a priori des activités relevant de la publicité consumériste.

5. Affirmer que le financement, intégral ou partiel, du fonctionnement d’un média par la publicité y introduit une dynamique contraire à notre bien commun, et qu’il est donc légitime d’endiguer la publicité et ses effets par tous les moyens adéquats.

Une fois ces cinq principes discutés et acceptés, les actions suivantes pourraient être promues par des mesures législatives ad hoc :

1. L’accès aux biens culturels (informations, connaissances, discours, images, sons, récits, interprétations, etc.) doit être en principe libre et gratuitpour les individus et les associations à but non lucratif. Leur mise à disposition doit être financée par la collectivité, dans le respect de la soutenabilité écologique des technologies de communication sollicitées et de la soutenabilité sociale des activités créatrices.

2. Cette double gratuité et cette ouverture sont permises par la ponction d’une redevanceauprès de celles et ceux qui profitent de la mise à disposition de ces biens culturels, redevance minimale pour ceux qui les utilisent à des fins d’épanouissement personnel ou créatif, maximale pour ceux qui se les approprient à des fins de profit commercial.

3. Les stratégies et pratiques publicitaires– qui accaparent l’attention des récepteurs en s’imposant à eux à des fins de compétition pour les parts de profit ou pour les parts d’audience – doivent être lourdement taxées, de façon, soit à entraîner la diminution de leurs nuisances, soit à en ponctionner des ressources à redistribuer afin d’augmenter la diversité et la créativité des biens culturels.

4. Un système de redistribution et de péréquationdoit être mis en place entre les institutions médiatiques, de façon que celles qui parviennent le mieux à attirer les attentions consacrent une part de leurs ressources (part croissante en fonction de leur succès) à contribuer au soutien de l’expression de positions minoritaires. Ces mécanismes de redistribution attentionnelle s’organisent à partir de quatre niveaux de visibilité médiatique :

a. Niveau solipsiste : il s’agit ici de propositions de contenus qui ne parviennent à attirer qu’une attention restreinte à un cercle d’intimes (familiaux, amicaux). Il n’y a pas besoin d’apporter d’aide extérieure aux activités solipsistes.

b. Niveau mineur : ce sont des réseaux de connivence associant des inconnus, mais encore peu visibles à l’extérieur. Une dynamique associative, animée de diversité interne, est déjà à l’œuvre, mais elle reste cantonnée à des cercles fermés, malgré leur potentiel à rayonner au-delà.

c. Niveau massif : des effets de viralité réussissent à faire exploser le petit cercle des connivences associatives et apportent une visibilité élargie, permettant aux sensibilités minoritaires d’être reconnues comme telles et de contribuer aux débats publics.

d. Niveau majeur : à partir d’un certain seuil de diffusion, la massification génère une dynamique autoalimentée et entraîne des effets normatifs qui étalonnent tout un champ d’activité sur le modèle majeur.

L’actuelle domination du majeur, nourrie par le principe du winner takes all (tout pour le vainqueur), peut être enrayée par des redistributions de ressources allant des majeurs aux mineurs, pour aider ceux-ci à gagner en visibilité, selon le principe alternatif du winner supports all (au vainqueur de soutenir ceux qui viennent ensuite). En favorisant la déconcentration de notre attention collective, des mécanismes redistributifs contribueraient à cultiver la diversité, à prévenir les oligopoles médiatiques et à dynamiser les émergences de formes et de contenus inédits.