Mineure 23. Expérimentations politiques

Publics et expérimentations

Partagez —> /

Au fil de la controverse publique qui s’anime autour des OGM en Europe, de nouveaux problèmes publics se sont formés. Cet article propose de comprendre la possibilité de ces nouveautés à partir des propositions politiques du philosophe pragmatiste John Dewey. Afin de rendre effective la nécessité d’un public actif participant à la définition et à la mise en œuvre des fins politiques, il pose deux propositions radicales: une perspective de l’émergence de l’État et l’expérimentation politique comme la méthode requise par cette perspective. La possibilité de l’émergence de nouvelles formes d’État, de nouveaux problèmes publics, est l’effet visé par l’expérimentation politique. Et la formation d’un public participant à l’élaboration des connaissances requises par tel problème toujours spécifique est l’événement causal qu’il s’agit de faire advenir dans et par cette expérimentation.

Through the public debates which are unfolding about Genetically Modified Organisms in Europe, new issues have taken shape. This article attempts to understand the possibility of such novelties in light of the political positions taken by the pragmatist philosopher John Dewey. In order to bring about the necessity of an active public, taking an active part in the definition and realisation of political ends, he makes two radical proposals: a perspective of the emergence of the State, and political experimentation as the method needed by this perspective. The possibility of the emergence of new forms of the State, of new public issues, is the goal of political experimentation. And the formation of a public – a public taking active part in the elaboration of the knowledge needed to decide on issues which are always specific – is the causal event which has to emerge in and through such experimentation.
Depuis 1996, une controverse publique européenne s’anime autour des OGM : un public se construit pour faire valoir le droit de voir ses positions prises en compte. Des individus et des groupes ont tissé des réseaux internationaux à travers lesquels ils ont revendiqué ce droit. Ce faisant, ils l’ont créé et développé tout autant : saisissant tout indice, fabriquant et échangeant des savoirs, des informations et des ressources, mobilisant de nouvelles associations, donnant de l’importance à des savoirs négligés. Ils ont fait compter de nouvelles questions et connaissances qui ont contribué à étendre le champ des disciplines scientifiques reconnues dans les expertises officielles. Aujourd’hui, ils travaillent encore à ré-élaborer le cadre général du modèle classiquement linéaire de l’expertise, dénonçant le privilège accordé aux seules évaluations scientifiques comme fondement de la légitimité des décisions politiques([[À propos du cadrage de l’expertise et de l’impact de la controverse sur sa configuration, voir: Ch. Bonneuil, « Défense et illustration du rôle des controverses publiques dans l’évaluation des risques et des technologies en situation d’incertitude », INRS, Maîtrise des risques, préventions et principes de précaution, Actes du Colloque du 6 novembre 2001, Institut Pasteur, Paris, INRS, 2002, pp.81-94. L. Levidow et Cl. Marris, « Science and Governance in Europe: Lessons from the Case of Agricultural Biotechnology », Science and Public Policy, octobre 2001, pp. 345-360. P.-B. Joly, G. Assouline, D. Krésiak, J. Lemarié, Cl. Marris, A. Roy, L’Innovation controversée. Le débat public sur les OGM en France, INRA Grenoble, Collectif sur les risques, la décision, l’expertise (CRIDE), 2000. Disponible en ligne : http://www.inra.fr/Internet/Directions/SED/science-gouvernance/pub/DGAL.pdf . ). Ils reconfigurent le problème technique en y faisant entrer des variables qui forcent le débat politique : qualité de l’alimentation, autonomie des agriculteurs, propriété intellectuelle, souveraineté alimentaire, relations entre Nord et Sud, développement durable, libéralisation des marchés, recherche publique, politiques environnementales…
Un public n’a cessé de faire entendre ses revendications, de produire des savoirs, de déployer des techniques de protestation, jusqu’à adopter des approches d’action directe non violente, arrachant des plants expérimentaux et envahissant des laboratoires. Autant de marques de ce que les OGM constituent un problème pour un public.

Un public pour les OGM
En Europe, la plupart des actions institutionnelles adressées au public tentent de réduire ce problème qu’elles interprètent en termes d’opposition aux OGM.
Les sondages dits « eurobaromètres », outil de mesure de l’équipe « opinion » de la Commission européenne, illustrent cette position en matière de biotechnologies et de sciences de la vie. Ils ont le plus souvent adopté un modèle dit « déficitaire » du public, soutenant l’idée qu’un public informé aura nécessairement tendance à soutenir les innovations scientifiques et technologiques. Aux mises en question, expliquées en termes d’ignorance et de désinformation, répondent des campagnes d’édification qui visent à informer le public. Le dernier sondage « eurobaromètre » réalisé en 2002([[Rapport en ligne : http://europa.eu.int/comm/public_opinion/archives/ebs/ebs_177_en.pdf) critique ce modèle déficitaire et le remplace par le modèle dit « d’un public engagé des biotechnologies » qui a surtout le mérite de préciser d’autant mieux les critères positifs à partir desquels est évalué ledit « déficit » analysé par le précédent modèle. Car ne nous y trompons pas, l’engagement concerne explicitement le soutien apporté au progrès de l’Europe et aux biotechnologies dont il est dit dépendre. Le public engagé des biotechnologies est un public qui soutient leur développement. Aux connaissances scientifiques s’ajoutent les connaissances des institutions européennes pour établir la jauge de cet engagement. Leur déficit reste l’explication des suspicions et méfiances à l’égard des innovations technologiques et des institutions politiques. Le remède est identique : amélioration de la communication, de l’information et de l’instruction par le biais de programmes éducatifs ou de consultations populaires visant à convaincre de l’acceptabilité sociale des OGM. Du point de vue de sa fabrication, ce type de projet présente au moins deux lignes fortes de sédimentations, deux constantes sous la guise de faits stabilisés auxquels tout résultat perturbant sera réduit : les OGM, définis comme les produits désirés et désirables pour la croissance de l’Europe, et le public, défini comme l’ensemble des consommateurs à convaincre… ou comme des ignorants irrationnellement affectés à éduquer.
L’étude du déroulement de la controverse publique nous apprend pourtant qu’une autre perspective peut être offerte, celle d’une lutte qui constitue les OGM en une question d’intérêt public, a matter of public concern, ce autour de quoi des acteurs perplexes se rassemblent pour participer à la multiplication et à la reformulation de ses dimensions. S’il s’agit à proprement parler d’une lutte, elle n’est pas avant tout contre les OGM, ou les États qui les favorisent, mais bien plutôt contre leur réduction à la figure d’innovation stable et prometteuse qu’un public invariable, conçu comme une audience extérieure et passive, devrait accepter ou refuser ; une lutte contre leur réduction à un objet expert, ne regroupant autour de lui que les intérêts privés d’entrepreneurs innovants et ceux de consommateurs rationnels, et défini par des faits techniques à même de dicter les décisions politiques qui s’imposent ; une lutte pour qu’un public et les OGM qui les rassemblent puissent être mis en variation, transformés et évalués sur base d’une appréciation des conséquences des actions et des choix engagés.
À propos du devenir des OGM, le sens même du mot « public » est au cœur de la controverse. De nouvelles pratiques en rejouent les implications, mettent en question les traits traditionnels par lequel un « public » est défini dans un État démocratique, ainsi du régime représentatif qui le sous-tend ou des modes usuels de résistances qui l’accompagnent. C’est tout un champ d’apprentissage qui est ouvert. Et alors que la redéfinition du « public » qui s’y dessine croise les hypothèses proposées par le philosophe pragmatiste américain John Dewey, ses efforts pour penser les conditions de survie de la démocratie trouvent dans ces nouvelles pratiques des mises à l’épreuve des plus intéressantes.

« Le public et ses problèmes »
« Qu’est-ce que le public ? ». Cette question, Dewey la posait en 1927 dans un contexte de remise en question inquiète des capacités émancipatrices de la démocratie américaine([[J. Dewey, Le Public et ses problèmes, trad. Fr. J. Zask, Éditions Léo Scheer, Pau, 2003.). Le scepticisme montait quant à l’aptitude des citoyens à participer activement au mode de gouvernement. Avec Walter Lippman([[The Public and Its Problems’ (1927) est présenté explicitement en réponse aux arguments que Walter Lippman développe successivement dans Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925).), il constatait la défaillance de ce public supposé par le régime représentatif : un public omnicompétent composé de citoyens nus à même de juger et de faire représenter leurs intérêts dans les affaires communes. Toutefois, l’un et l’autre s’opposaient sur les manières de construire ce problème.
Lippman expose le caractère illusoire et fantomatique du public attendu par les régimes démocratiques. Ignorants et irrationnels, les jugements des citoyens ordinaires s’additionnent dans une opinion publique. Les gouvernants ont dès lors pour tâche de jouer sur deux fronts, d’une part de former leurs politiques sur la base des faits et expertises menées par des savants politiquement neutres, et d’autre part, d’utiliser les données psychologiques et épistémologiques recueillies à propos du public afin de le convaincre, par un ensemble de mesures pédagogiques, de la nécessité des décisions gouvernementales prises.
Contre Lippman, Dewey défend quant à lui une figure radicale de la démocratie politique. Il réaffirme, d’une part, la réalité du public, et non pas sa survie illusoire comme fantôme des théories de la représentation, et, d’autre part, sa nécessaire participation politique. La démocratie, par contraste avec la démocratie politique incarnée dans des ordres spécifiques de gouvernement, désigne, selon Dewey, un principe commun à toute association humaine : un individu agit en interaction avec les environnements associatifs où il vit, en participant au « processus de définition des buts à atteindre »([[J. Dewey, La Reconstruction en philosophie, trad. Fr. P. Di Mascio, Éditions Léo Scheer, Pau, 2003, p.170.) et des directions communes à infléchir. Ce principe maintient indissociablement liés la formation des associations et les processus d’individuation. Il affirme que ce que sont les individus, ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent et ce qu’ils font dépend des milieux associatifs dans lesquels ils vivent([[J. Dewey, Le Public et ses problèmes, op.cit., p.69.). La qualité de ces associations – leur capacité à se transformer en fonction des problèmes concrets qui s’y posent – dépend des processus d’individuation qui s’y jouent. La tâche adressée par le principe démocratique est de favoriser les conditions associatives qui privilégient ces processus d’individuation et la liberté d’action qui est son corollaire. Ainsi, si les citoyens sont devenus les joueurs invisibles du jeu de la démocratie politique, ce fait doit être questionné comme un effet des modes de gouvernement, ces modes spécifiques d’association, plutôt que présenté comme une des causes – à réduire – de leur faiblesse, ou comme un des traits essentiels de ce qu’un public est. L’éclipse du public, selon son expression, impose d’interroger ce qui fait obstacle à son action dans les affaires publiques. Au lieu de définir ce qu’est ou doit être « un public », comment il doit se comporter, afin de satisfaire aux caractères de l’État, Dewey inverse les prémisses et reformule le problème : Comment doit être défini et organisé un État pour permettre la participation d’un public à la définition et à la mise en œuvre des fins politiques ?
La question du public, telle que construite par Dewey, suppose dès lors deux propositions radicales. Premièrement, une perspective de l’émergence de l’État, en dépendance avec l’articulation d’un public. En effet, le public est d’abord posé comme ce qui force l’émergence de l’État, comme ce qui provoque cet événement par lequel des affaires publiques se constituent par-delà les intérêts privés, posant une frontière, mobile, entre le public et le privé. Aucune identité stable ne permet d’assigner à l’État des caractères et des sphères d’activité immuables. Dewey lie l’émergence d’un public au fait que des transactions privées produisent des conséquences indirectes, c’est-à-dire ayant des effets importants et irréversibles sur les modes d’association et sur les modes d’individuation au-delà des personnes ou des groupes directement concernés par elles. Ces conséquences sont jugées insupportables et nuisibles par ce qui s’organise alors en « public », articulant le problème et exigeant que ces conséquences deviennent un « problème public », renouvelant ainsi les responsabilités de ce qui porte le nom d’État. « Un public articulé et opérant par le biais d’officiers représentatifs est l’État ; il n’y a pas d’État sans gouvernement, mais il n’y en a pas non plus sans public »([[Ibidem, p.98. ).
La deuxième proposition concerne la méthode requise par cette perspective de l’émergence: l’expérimentation. « La formation des États doit être un processus expérimental »([[Ibidem, p.75.). La politique comme expérimentation est une occasion, à chaque fois locale et concrète, ouverte par un public naissant autour d’un problème. La singularité de cette naissance appelle des conditions d’enquête([[L’enquête est un type d’expérience (expérimentale) propre aux humains, par laquelle ils explorent les associations et interactions qui constituent leurs expériences (empiriques) d’individus sociaux. ) toujours spécifiques qui portent sur les activités associatives, les effets qu’elles produisent, les problèmes qu’elles posent, et les possibilités d’en rediriger les issues. Cette enquête conduit, par l’évaluation et la construction du problème public au travers desquelles un public s’identifie, se constitue et s’engage dans des apprentissages collectifs, à redessiner la ligne de démarcation, mobile, entre les affaires laissées à l’initiative privée et celles qui sont réglementées par l’État. Et « comme les conditions (…) d’enquête (…) sont (…) changeantes, l’expérimentation doit être reprise, l’État doit être redécouvert »([[Ibidem, p.75.). L’organisation d’un public naissant, amorphe et informe, « en un État dépend de l’aptitude à inventer et à employer des dispositifs instrumentaux spécifiques »([[Ibidem, p.97.) à même de lever les obstacles à sa participation politique pour chaque nouveau problème.

Expérimentation politique pour des associations sociales
Dewey affirme que l’expérimentation politique doit être mise en œuvre par des chercheurs en sciences sociales – l’État et le public en étant incapables.
En effet, les mécanismes étatiques, élaborés et institutionnalisés autour de problèmes publics auparavant construits, fonctionnent sur le mode de l’habitude, laissant le domaine public tendre à n’être « qu’un autre business »([[Ibidem, p.149.), une affaire de gestion des tendances stabilisées. Le public qui a précédemment permis l’émergence de la forme actuelle de l’État lui a accordé sa confiance et s’est disséminé autour de multiples intérêts privés. Lorsqu’un nouveau public surgit, encore informe autour d’un problème encore inarticulé, il n’existe aucun organisme apte à canaliser cette nouveauté. Bien plutôt, « pour se former lui-même, le public doit briser les formes politiques existantes »([[Ibidem, p.73. Dewey rejette la solution des révolutions, car toujours elles rendent impossible de maintenir le lien entre les exigences politiques d’association et les exigences éthiques d’individuation.), puisqu’en se présentant comme seules formes possibles, elles font obstacle à leurs mutations et empêchent la formation d’un nouveau public, tendant à l’informer plutôt qu’à laisser naître une forme inédite. L’éclipse du public témoigne effectivement de ce que manquent les processus de production de connaissance qui permettent de passer des conséquences indirectes ressenties ou subies, dont des publics dispersés, des individus, font l’expérience sur un mode empirique aux conséquences indirectes perçues ou connues([[Par exemple, Ibidem, p.143. La tradition pragmatiste américaine a développé une philosophie de la perception en porte-à-faux avec toute conception spontanéiste. Quelques-unes de ses dimensions sont présentés dans ce même numéro, Br. Massumi, « Peur, dit le spectre ».). Tant que les conséquences indirectes ne sont pas connues, c’est-à-dire référées à leurs origines de façon telle qu’elles puissent être orientées vers de nouvelles expériences visées, aucun public ne peut se former en s’identifiant autour d’un problème.
Si la possibilité de l’émergence de nouvelles formes d’État, de nouveaux problèmes publics, est l’effet visé par l’expérimentation politique, un public participant à l’élaboration des connaissances requises par tel problème toujours spécifique est l’événement causal qu’il s’agit de convoquer dans cette expérimentation, de produire et de faire advenir alors même qu’ « il répond à la convocation »([[Voir I. Stengers, « Résister à Simondon ? », Multitudes n°18.). « Le problème d’un public démocratiquement organisé est avant tout et essentiellement un problème intellectuel »([[J. Dewey, LePublic et ses problèmes, op.cit., p.140.), en ce que ce sont les associations humaines, et leurs multiples modes possibles, autour de problèmes toujours concrets qu’il s’agit de penser et d’expérimenter. En elles, chaque individualité doit être suscitée dans des processus d’individuation où ses puissances la rendent capable de participer de façon intéressée à la fabrication des connaissances à faire compter dans la formation du problème public. Il s’agit de penser « les forces qu’il faut composer (…) avant qu’une action technique et spécialisée puisse entrer en jeu »([[Ibidem, p.139.). Une même question est à chaque fois reposée: Comment composer et organiser de multiples actions individuelles – désirs, pensées, croyances – dans des apprentissages collectifs autour d’un problème unique, étant donné que des modes d’association dépend la qualité des modes d’individuation ? Les chercheurs en sciences sociales, auxquels Dewey confie la tâche de l’expérimentation politique, pourraient dès lors être tous ceux, sans distinction étanche entre profanes et savants, qui s’intéressent à expérimenter ces modes de compositions contingentes et à stabiliser des hypothèses d’action pour des expériences associatives futures.
Promouvoir une expérimentation qui soit politique revient à prolonger la logique expérimentale ayant fait les succès des sciences physico-mathématiques([[Ibidem, p.57.), en la spécifiant pour les affaires humaines par la méthode que Dewey nomme « enquête » : le processus de connaissance spécifique aux affaires humaines par lequel, à partir d’expériences (empiriques) précédentes, propres aux interactions de tout être vivant avec son milieu, un rapport est activement construit entre le faire de l’expérience et ses conséquences([[J. Dewey, Reconstruction philosophique, op.cit., pp. 88 et svtes.). Au fil de ce processus, les expériences (empiriques) passées entrent dans un libre jeu d’indétermination quant à ce vers quoi elles pourraient tendre pour le futur, et sont identifiés des facteurs à stabiliser ou à écarter pour des hypothèses à mettre au travail dans des expériences à venir. Affirmant un lien intrinsèque entre les moyens et les fins de la politique, entre les exigences politiques d’associations et les exigences éthiques d’individuation, la politique comme expérimentation refuse toute possibilité d’expertise technique qui resterait extérieure aux problèmes concrets des humains, à résoudre dans les environnements où ils vivent et agissent.

Dispositif d’apprentissage collectif
Dewey nous a appris que nous ne savons pas ce qu’est un public participatif en général, ce qu’il peut en soi. Ses puissances sont produites dans l’événement même de sa convocation dans des dispositifs spécifiques. Sans eux, il est tout au plus atmosphérique.
« Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »([[« Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? ». Hôtel du Nord. 1938. Réalisé par M. Carné. Scénario et dialogues de J. Aurenche et H. Jeanson, à partir du roman de E. Dabit. Produit par J. Lévy-Strauss, Impérial Films. Dvd distribué par mk2 (2003). ). Non, une atmosphère n’a pas de visage, mais une atmosphère est ce quelque chose dont la pression est continue. Un public atmosphérique est à la fois absent et présent. Absent lorsqu’on tente de le capturer comme un tout ou comme l’addition de parties individuelles. Présent dans chacune de ses pressions, de ses actions, de ses actualisations.
Autour des OGM, il est d’abord accusé de dénoncer aveuglément. Et un moratoire est obtenu en Europe, soutenu par des scientifiques. Il s’intéresse ensuite aux modes de fabrication, scientifique et politique, des OGM, critique l’hégémonie de la biologie moléculaire dans les expertises scientifiques. Et l’étendue des problèmes pris en compte dans les expertises s’accroît, incluant les perspectives scientifiques de l’écologie et des environnementalistes([[Voir Ch. Bonneuil, op.cit.). Il continue en condamnant l’opacité du marché. Et la labélisation des produits contenant des OGM est organisée. Il poursuit encore en emmenant la question de la globalisation, en détruisant des champs d’OGM. Le long de ses processus d’apprentissage, il change en toute situation, il reste impossible à situer définitivement, à capter ou à satisfaire. Imprévisible et turbulent, on ne peut l’identifier au travers d’une voix bien définie. Il est composé de relations, d’affections, de processus d’individuation plutôt que d’éléments stables. Sa pression esquive toute représentation. Ses pouvoirs virtuels affectent le présent comme une menace ou comme une espérance, produisant des effets actuels. Réactivé dans chaque action, actualisé dans le temps et l’espace particuliers d’un problème spécifique, sa pression constante agit comme une cause virtuelle ou une quasi-cause, dans les termes du philosophe Brian Massumi([[Br. Massumi, « Peur, dit le spectre», dans ce même numéro.). Il remplit le présent mais sans se présenter comme un tout homogène que l’on pourrait convaincre ou comme une cause stable à partir de laquelle déduire une transformation prédéfinie. Atmosphérique, fluctuant et instable, sa pression est continue, sur les stables institutions étatiques tout aussi bien.
Autour des OGM, un public atmosphérique européen est entré en turbulence. En réponse à cette turbulence, et afin de la réduire, des dispositifs publics s’organisent autour de causes finales qui contraignent par avance ce que doit être un public et le problème autour duquel il se rassemble. Ainsi des sondages « eurobaromètres » de la Commission européenne : prédéfinis comme des faits stabilisés à partir desquels homogénéiser toute donnée, les OGM sont des produits désirables pour le progrès de l’Europe, et le public est formé par l’ensemble des consommateurs rationnels ou des ignorants à éduquer. Par contraste, le projet de recherche « Perceptions publiques des biotechnologies agricoles en Europe »([[Cl. Marris, Br. Wynne, P. Simmons, S. Weldon, « Public perceptions of agricultural biotechnologies in Europe » (PABE), financé par la Commission des Communautés Européennes, 2002, Résumé du rapport en français : http://www.lancs.ac.uk/depts/ieppp/pabe/docs/summary-fr.doc. Rapport complet en anglais : http://www.lancs.ac.uk/depts/ieppp/pabe/docs/pabe_finalreport.doc) fabrique un dispositif d’apprentissage collectif qui offre un mode d’actualisation pour un public atmosphérique à rendre participatif et un sens contemporain au dispositif d’enquête conçu par Dewey.
Trois caractéristiques principales sont suffisamment remarquables pour reconnaître les traits d’une expérimentation politique. Premièrement, les auteurs identifient certains objectifs législatifs dans la promotion d’une telle recherche, refusent d’y satisfaire([[Parmi eux : faciliter l’acceptabilité sociale des OGM, prédire le cours des controverses publiques et des comportements du public, concevoir le risque des OGM comme seul risque scientifique et seul objet stable des perceptions du public. PABE, Rapport complet. Op.cit., p.14.), mais les intègrent comme parts du problème couplé de la perception du public et de la conception de leur enquête. Afin que cette dernière puisse contribuer positivement à l’élaboration des politiques publiques, elle ne considère aucune entité stable qui pré-existerait au problème à traiter, tels les OGM comme objet prédéfini de la perception publique ou « le public ». L’objet et le sens des perceptions du public, les significations que les individus donneront à ce qu’ils sont en tant que public pour les OGM et à ce que sont les OGM pour ce public, sont précisément ce qui est exploré et co-construit au fil de cette enquête. Les preneurs de décisions doivent concéder que ce n’est peut-être pas le public qui a besoin d’être informé ou réformé, mais la nature de ce qui est supposé accepté : la technologie en jeu, la pratique institutionnelle qui la soutient et les processus d’innovation technologique sont inséparables.
Une seconde caractéristique de ce dispositif est qu’il affirme l’existence positive des perceptions comme une capacité commune partagée à la fois par les citoyens ordinaires et les acteurs de la controverse. Sont dès lors analysées tout autant les perceptions que les parties prenantes ont du public pour les OGM, et les perceptions que les citoyens ordinaires ont des OGM. La comparaison de ces analyses offre des résultats frappants. Au sein de focus groups, les citoyens prennent avantage de ce dispositif d’apprentissage collectif pour penser et apprendre à propos du débat autour des OGM, transformant et compliquant leurs perspectives et leurs perceptions. Au fil des analyses de documents, des entretiens et des observations participantes, les experts, quant à eux, expriment des conceptions retranchées et persistantes. Il y a effectivement une mauvaise perception des problèmes, mais elle n’est pas où l’on croit([[Dix mythes sont identifiés, largement intériorisés par les stakeholders, mais aussi largement contredits et compliqués par les résultats obtenus dans les focus groups. 1. La cause principale du problème est l’ignorance scientifique des profanes. 2. Les personnes sont soit « pour » soit « contre » les OGM. 3. Les consommateurs acceptent les OGM médicaux mais refusent les OGM dans l’alimentation et l’agriculture. 4. Les consommateurs veulent pouvoir exercer leur liberté de consommation. 5. Et c’est pourquoi, ils veulent la labélisation des produits contenant des OGM. 6. Le public pense à tort que les OGM ne sont pas naturels. 7. C’est la faute de la crise ESB depuis laquelle les citoyens n’ont plus confiance dans les institutions de régulation. 8. Le public demande un risque zéro irraisonnable. 9. L’opposition aux OGM est due à des facteurs extérieurs, éthiques ou politiques. 10. Le public est une victime malléable des annonces médiatiques déformantes et sensationnalistes.).
Et troisièmement, cette enquête s’adresse à des êtres pensants, intelligents et créatifs, dont les puissances participatives sont convoquées dans ce dispositif d’apprentissage collectif([[Et non pas à des personnes irrationnelles et ignorantes, à éduquer ou à informer.). La méthode des focus groups est choisie et adaptée afin de conférer des pouvoirs nouveaux aux personnes interrogées : en soutenant la confiance dans leur propre connaissance et encourageant la production de nouvelles connaissances intéressées et intéressantes. Et les résultats sont à la hauteur de la convocation : des connexions nouvelles et des significations associées permettent d’estimer de nouveaux problèmes posés par les OGM, de nouveaux savoirs sont développés à partir des expériences empiriques des participants.
Ce dispositif d’intelligence collective réussit à stabiliser les conditions favorables à l’émergence d’un public participatif pour les OGM, tendant à faciliter l’expression et l’articulation du plus grand nombre de ses dimensions possibles, de ses parties hétérogènes et changeantes. Il offre aux individus l’occasion de s’engager dans des processus d’individuation au cours desquels ils redéfinissent le problème en main en se formant comme public pour les OGM. Dans ce dispositif local d’enquête, une sphère d’expérimentation fut organisée autour de modes de composition possibles d’un public participatif pour les OGM, plaçant la controverse oublique au centre de la fabrication de nouveaux problèmes publics[[. Cet article a été rendu possible grâce au projet Pôles d’attraction interuniversitaires (PAI V.16) « Les Loyautés du savoir. Les positions et responsabilités des sciences et des scientifiques dans un état de droit démocratique » pour le compte de l’État belge, Politique scientifique fédérale ; ainsi qu’au GECo – Groupe d’études constructivistes. Mes remerciements à Thomas Berns, Didier Debaise, Maria Puig et Isabelle Stengers.).