90. Multitudes 90. Printemps 2023
Majeure 90. Étendre la démocratie

Qu’est-ce que la démocratie critique ?

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« Do I contradict myself, well then I contradict myself,

I am large, contain multitudes. »

Walt Whitman

Nicolas Kristof a ouvert sa chronique intitulée « Inapte à la démocratie ? » dans le New York Times en 2011 en affirmant : « Selon un stéréotype grossier certains peuples – Arabes, Chinois et Africains – sont incapables de démocratie. » Il poursuivait : « Alors qu’une grande partie du Moyen-Orient est aujourd’hui en effervescence, discutons franchement une question politiquement incorrecte : Les Arabes sont-ils trop immatures politiquement pour gérer la démocratie ? » Kristof n’a certainement pas été le seul à poser cette question. En effet, il ne faut pas chercher bien loin pour voir comment elle s’est répandue : « Le monde arabe est-il prêt pour la démocratie ? »(Brookings Institute, 22 avril 2014) ; ou en août 2014 « Pourquoi la démocratie occidentale ne pourra jamais fonctionner au Moyen-Orient » (Telegraph 16 août 2014). Et la liste, malheureusement, continue.

Dans le même temps, nous rencontrons régulièrement une série de questions tout aussi troublantes sur la santé des démocraties occidentales. Comme l’a demandé un chroniqueur français dans le journal Le Monde : « Nos démocraties ont-elles été frappées d’une maladie mortelle ? » De même, un chroniqueur britannique a récemment suggéré : « Le terme démocratie signifie “gouvernement du peuple”, mais pouvons-nous vraiment dire que c’est le cas en Grande-Bretagne ? On nous dit souvent que nous vivons dans un pays démocratique, mais on peut souvent se demander si le peuple détient le moindre pouvoir1. » Un éditorial du Washington Post a cité une étude de Princeton / Northwestern University intitulée « L’Amérique est une oligarchie et non une démocratie » qui conclut que « l’Amérique n’est plus une démocratie… Elle a plutôt pris un virage élitiste et est devenue un pays dirigé par une petite classe dominante composée de membres puissants qui exercent un contrôle total sur la population en général2 » Et Tony Blair, un ancien Premier ministre qui s’y connaît bien dans l’art du jeu électoral, lui aussi a récemment (et avec beaucoup d’ironie) demandé à chaud : « La démocratie est-elle morte3 ? ».

Certains des théoriciens de la démocratie les plus influents, comme Alexis de Tocqueville, n’étaient d’ailleurs pas tellement intéressés par la démocratie en Amérique puisque, au départ, lui et son camarade Gustav de Beaumont ont été envoyés aux États-Unis non pas pour étudier son pouvoir potentiellement libérateur mais, tout au contraire, son système pénitentiaire. « Tandis que la société aux États-Unis donne l’exemple de la liberté la plus épanouie, les prisons du même pays offrent le spectacle du despotisme le plus complet. Ces sombres observations sont encore plus vraies aujourd’hui4 », Nous ne vivons pas dans une démocratie, affirment les chercheurs qui rappellent ces références, mais dans un État carcéral qui ignore systématiquement les droits fondamentaux nécessaires au fonctionnement d’une démocratie robuste.

Ces deux positions – que j’ai choisi d’appeler les perspectives exclusiviste et idéaliste de la démocratie – bénéficient d’une audience croissante dans les médias, ainsi que dans la théorie et les sciences sociales. La liste est maintenant longue, très longue, de ceux qui sont convaincus que la démocratie ne s’étendra jamais au-delà des États qui disposent d’une longue culture et une longue histoire de vie démocratique ou de ceux qui restent convaincus que les États qui se définissent eux-mêmes « démocratiques » se font tout simplement des illusions. Et bien sûr, ces deux positions ne sont pas incompatibles.

Les perspectives exclusivistes et idéalistes posent toutefois un certain nombre de problèmes qui méritent notre attention. Tout d’abord, en réponse aux exclusivistes, il y a la réplique donnée par Kristof lui-même : « c’est condescendant et stupide de suggérer que les gens qui meurent pour la démocratie ne sont pas prêts pour elle ». Mais peut-être de manière plus satisfaisante, on peut dire qu’une telle position est totalement intenable historiquement pour la raison très simple qu’il est impossible de juger de l’« aptitude » à la démocratie sur la base des performances du passé ou d’une sorte de culture héritée puisque les régimes démocratiques jugés solides – selon les standards exclusivistes – ne le sont tout simplement pas et ne l’ont jamais été sans leur part de violence et d’oppression abjectes. Il suffit de citer des faits historiques aussi flagrants que la persistance de l’esclavage de masse, puis le déni des droits civiques aux Noirs américains, et les actuels biais raciaux du système carcéral américain, ainsi que l’essor parallèle de la colonisation européenne au cours des XIXe et XXe siècles. Et il ne faut pas oublier que tous les membres de la zone euro actuelle, qui semblerait être un bastion de la démocratie, ont expérimenté une forme d’autoritarisme ou même de dictature fasciste (ou soviétique) au cours des 75 dernières années.

La position idéaliste est tout aussi problématique. Prenons par exemple l’argument de Colin Crouch en faveur d’un âge « post-démocratique », dans lequel « toutes les institutions de la démocratie demeurent et nous les utilisons, mais l’énergie du système, sa capacité d’innovation s’est déplacée vers d’autres sphères ». Une telle position, cependant, semble être confrontée à un problème interne qui la contredit.

En effet, sans vouloir pousser l’imagination trop loin, il doit être démocratique, d’une certaine manière, de pouvoir écrire, lire des livres et faire des analyses qui expliquent que le régime dans lequel vous travaillez et vivez actuellement n’est pas ce que ses capitaines gouvernants et les équipes rivales de professionnels de la politique disent qu’il est. Bref, aussi profondément défectueuses, problématiques, insuffisantes et même dangereuses que soient et aient été nos démocraties, elles restent suffisamment démocratiques pour que nous puissions discuter de leur disparition et de leurs profondes défaillances ; s’agit-il d’un signe que la démocratie n’a pas complètement quitté les lieux ?

Plus fondamentalement, au-delà des limites spécifiques de l’approche exclusiviste et de l’approche idéaliste, ces deux positions semblent partager une hypothèse commune : elles ont une conception statique de la démocratie, soit existante, soit à réaliser – et dans cette mesure, elles suggèrent que la démocratie peut être comprise comme une chose cohérente, un ensemble consistant de pratiques ou de techniques. Le signe le plus clair de cette cohérence tacite est peut-être que la démocratie, dans cette optique, est nécessairement sans contradiction. En d’autres termes, ces perspectives reposent sur l’idée fondamentale, et apparemment raisonnable, que si un État ou des citoyens font des choses qui ne sont pas « démocratiques », alors ils ne sont pas « démocratiques ».

Mais approfondissons cette idée en revenant un instant à Colin Crouch, qui, pour les besoins de son éditorial, illustre la position idéaliste. Il suggère que « la démocratie prospère lorsqu’il existe des opportunités majeures pour la masse des gens ordinaires de participer activement, par le biais de discussions et d’organisations autonomes, à l’élaboration de l’agenda de la vie publique, et lorsque ces opportunités sont activement utilisées par eux ». Il admet, selon ses propres termes, qu’il s’agit d’un « modèle idéal qui ne pourra presque jamais être pleinement réalisé ». Néanmoins, il condamne nos politiques actuelles au suicide démocratique, arguant que, puisque « le débat électoral public est un spectacle étroitement contrôlé, géré par des équipes rivales d’experts professionnels dans les techniques de persuasion… considérant un petit éventail de questions sélectionnées par ces équipes » et que « la masse des citoyens joue un rôle passif, quiescent, voire apathique, ne répondant qu’aux signaux qui leur sont donnés », nous ne vivons pas dans une démocratie5. Il suggère que nous vivons dans une post-démocratie. En d’autres termes, nous ne nous comportons pas de manière démocratique et nous n’avons pas la possibilité de le faire, et donc nous ne vivons pas dans une démocratie.

La logique est impeccable. Mais que signifie réellement une observation en apparence aussi simple ? Tout d’abord, il semblerait que l’inverse ne soit pas nécessairement vrai. Autrement dit, si un État ou des citoyens font certaines choses qui sont démocratiques, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils vivent dans une démocratie. Car il est certain que même Crouch ne suggérerait pas que l’ensemble du débat électoral public est un spectacle contrôlé et même s’il le faisait, pense-t-il vraiment que chaque citoyen, y compris lui-même, est entièrement passif et apathique ? La simple lecture de son livre suggère que tout le monde n’est pas entièrement passif. Ainsi, au centre de la position idéaliste se trouve en fait une question adjacente différente : exactement combien de « choses démocratiques » les citoyens doivent-ils accomplir pour sortir du royaume de la post-démocratie et revenir à une vie démocratique vivante ?

La position idéaliste implique donc une position profondément évaluative. En d’autres termes, la question n’est pas tant de savoir si un État ou des citoyens sont entièrement démocratiques ou pas du tout (ces positions extrêmes sont de pures idées), mais plutôt dans quelle mesure ils le sont. Même pour un défenseur flexible de la position idéaliste, la démocratie devient quelque chose qui doit être nié lorsque certaines conditions ne sont pas assez présentes – c’est-à-dire que les élections ne sont pas assez libres, les organisations ne sont pas assez autonomes, les opportunités de façonner le débat public ne sont pas suffisamment exploitées, etc. Il existe donc un point de basculement au sein de la démocratie tel que lorsque « telle ou telle chose » n’est pas ou pas suffisamment présente, nous savons que nous vivons ou non de manière démocratique.

Cela soulève toutefois une question évidente : où devons-nous tracer cette ligne ? Ou comment la tracer ? Qu’est-ce qui est suffisant ? D’une manière générale, il s’agit de savoir dans quelle mesure les élections sont libres. Plus elles sont libres du grand capital, des médias mondiaux à but lucratif, des consultants en marketing, etc., plus elles sont suffisamment démocratiques, et vice versa, c’est-à-dire que moins elles le sont, moins elles sont démocratiques. Dans une certaine mesure, cela est sans doute vrai. Mais il va également sans dire qu’une définition aussi mince de la démocratie que des élections libres a fait l’objet d’un nombre extraordinaire de critiques de la pratique démocratique. La démocratie, nous le savons, est à la fois une forme sociale et une forme politique, et le simple processus des élections est une si petite partie de ce que signifie être démocratique que baser toute son évaluation de la viabilité d’une démocratie sur ce seul critère fait plus partie du problème que de la solution. De plus, comme l’a souligné Pierre Rosanvallon dans sa récente tétralogie sur les transformations contemporaines de la démocratie, le monopole du vote sur la légitimité démocratique est moins la condition sine qua non d’une démocratie forte qu’une technique spécifique liée à un moment précis de l’histoire de la démocratie – la démocratie représentative qui est restée la forme démocratique dominante de la fin du XVIIIe à la fin du XXe siècle. Dans la perspective de Rosanvallon, la disparition de ce monopole n’est pas tant à déplorer qu’à mieux comprendre.

Ainsi, si les élections sont insuffisantes, comme l’affirme Crouch lui-même, pour répondre à ses propres critères de cohérence, les positions idéalistes doivent néanmoins être en mesure de déterminer les critères du seuil à atteindre pour que la pratique démocratique soit solidement en place. En d’autres termes, une position idéaliste doit être à même de répondre à la question suivante : « Dans quelle mesure ce que vous dites doit-il être effectivement réalisé pour que nous puissions considérer que nous vivons dans une démocratie ?».

Le problème est que ces travaux posent cette question sans pouvoir y répondre. En d’autres termes, parce que la position idéaliste s’oppose à un modèle démocratique qui existe « en dehors » de la configuration sociale et politique actuelle, elle a du mal à rendre compte de sa propre position dans le champ social et politique plus large. La démocratie réapparaît comme une théologie à laquelle nous devons croire comme étant là quelque part, même si nous ne pouvons la voir nulle part autour de nous.

Et pourtant, ce qui est problématique avec une telle approche, c’est le fait qu’il n’y a aucune raison réelle de poser la démocratie, comme le capitalisme, la guerre, ou tout autre phénomène social comme étant totalement distinct de la société qui l’a produit. Sur quelles bases nos conceptions de « la démocratie » peuvent-elles exister en dehors des formes sociales et politiques qui produisent des discours à son sujet ? Même la position idéaliste reconnaît que le « démocratique » n’est pas une idée ou une chose stable à réaliser entièrement ou non. Le problème de cet idéalisme démocratique est donc qu’il ne peut rendre compte de la possibilité d’une pensée et d’une pratique démocratiques critiques qui, à la fois, embrassent les catégories utilisées pour décrire notre système politique contemporain tout en cultivant une profonde insatisfaction à son égard. Pour l’idéaliste, la critique ne peut venir qu’au nom de quelque chose qui n’est pas présent, plutôt que de quelque chose qui est là – il ne peut pas embrasser la présence et l’absence de la raison démocratique comme des produits simultanés de notre condition sociale et politique.

Pour en revenir à ce qui précède, ce qui semble manquer, c’est une perspective qui nous pousse au-delà de la nature soi-disant « cohérente » de la vie démocratique – qui soutient qu’il serait contradictoire d’affirmer que nous vivons dans une démocratie alors que nous ne faisons pas de choses démocratiques ou vice versa. Un point de vue démocratique critique remet en question cette hypothèse de base en suggérant non seulement que la démocratie est contradictoire, mais qu’une partie importante de son pouvoir en tant que forme sociale et politique découle de cette contradiction. Par exemple, la discussion même de la démocratie dans un pays qui est actuellement en état d’urgence ou dans lequel l’extrême droite vient de remporter une victoire historique au premier tour des élections régionales suggère que la politique et la société contemporaines génèrent simultanément des opportunités pour une praxis démocratique tout en promouvant des tendances profondément anti-démocratiques. Une telle contradiction nous oblige à examiner plus sérieusement ce qu’impliquent exactement le fait de penser et de vivre dans nos démocraties contemporaines.

Pour ce faire, la démocratie critique élabore une position critique. Au lieu d’une essence ou d’une chose, elle s’intéresse à un ensemble de pratiques ou d’institutions ou un héritage culturel partagé que l’on possède ou non en suffisance. La démocratie critique esquisse une position morale et politique qui reconnaît à la fois les défauts et les causes d’insatisfaction de nos États démocratiques contemporains, tout en reconnaissant la démocratie comme un processus historique qui ne peut jamais être la propriété d’une nation ou d’un peuple. En ce sens, elle est à la fois expansive et réaliste, car elle comprend que la démocratie fonctionne dans le cadre d’une contradiction fondamentale, qui peut être énoncée dans les termes suivants : la démocratie est le produit de ses circonstances historiques, mais, en même temps, son fondement collectif et populaire établit un horizon d’attentes du pouvoir qui déstabilise nécessairement la satisfaction de ces attentes par l’ensemble des formes sociales, des réponses, des institutions ou des techniques conçues pour réaliser ces attentes dans le contexte historique donné. En d’autres termes, la démocratie est de son temps dans la mesure où elle génère des discours, des pratiques et des techniques qui la dépassent nécessairement. La démocratie est critique parce que son absence de présence pleine est inhérente à la façon dont elle est pensée et pratiquée dans le présent.

Une telle position embrasse donc la politique démocratique en tant que pouvoir potentiellement libérateur dans la société contemporaine, tout en reconnaissant qu’elle a fait, fait et fera toujours défaut dans certains cas. En adaptant les mots de Max Horkheimer, cette perspective soutient que la raison démocratique ne peut pas devenir transparente pour elle-même tant que nous sommes constamment confrontés au manque de raison démocratique qui nous entoure6.

En effet, s’engager dans une réflexion critique de ce qu’est la démocratie et de la manière dont nous l’avons pratiquée reste l’une de nos tâches essentielles7.

1http://politicsmadepublic.com/can-we-really-claim-democracy/ Carol K Chumley, « America is an oligarchy, not a democracy or republic, university study finds ». The Washington Times, lundi 21 avril 2014.

2Cf. Martin Gilens and Benjamin I. Page, « Testing Theories of American Politics : Elites, Interest Groups, and Average Citizens », Perspectives on Politics. Volume 12/3, septembre 2014, pp. 564-581.

3Tony Blair, « Is Democracy Dead ? » New York Times, 4 décembre 2014 ; Arnaud Leparmentier, « La démocratie, un régime malade », Le Monde, 29 avril 2015.

4Marie Gottschalk, « Democracy and the Carceral State in America », The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, janvier 2014, vol. 651, no 1, 288-295.

5Colin Crouch, « Coping with Post-Democracy », www.fabians.org.uk/wp-content/uploads/2012/07/Post-Democracy.pdf, 1 (consulté le 14 décembre 2015).

6Horkheimer écrit : « reason cannot become transparent to itself as long as men act as members of an organism which lacks reason ». (« Traditional and Critical Theory », Critical Theory : Selected Essays, New York, Continuum, 1972, 208).

7Cet article est d’abord paru en anglais: « What is Critical Democracy ? », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol. 36, no 2, 2015, 5-12. Il a été traduit en français par l’auteur.