Fondation Gabriel Péri 20 mai 2005-05-19
Actualité de la pensée et de l’œuvre de Marx en France, en Europe et dans le monde
(Participaient entre autres, Mohamed Arkoun, Balibar, Bidet, Boccara J.L. Sagot Duvouroux, Jean Salem, Lucien Sève, Arnaud Spire, André Tosel, etc…)I
« Le marxisme, philosophie indépassable de notre temps » disait J.P. Sartre pour qui, en, pleine guerre froide « tout anti-communiste est un chien ». Althusser a toujours partagé la seconde devise, mais en revanche il s’est moque cruellement de la première affirmation. Il n’a jamais cru, explique-t-il, qu’il y eut « une philosophie marxiste » ; une philosophie marxiste, ça n’existe pas parce qu’il n’y a qu’une une position marxiste ou matérialiste ou révolutionnaire if you pleaseen philosophie (» (L’Avenir dure longtemps,Edition de poche, 1992, p. 199 et Sur la philosophie, Gallimard,1994).
L’idée qu’il y ait une politique marxiste, fut rejetée par Marx lui-même qui ne se reconnaissait pas « marxiste » et que l’idée d’une « politique marxiste » eut bien fait rire, même s’il passa sa vie, avec d’ailleurs un succès très relatif, à défendre une position matérialiste ou révolutionnaire en politique. De même, il n’y a pas de théorie marxiste de l’Etat ou des classes sociales, mais une hypothèse de travail, un programme de recherche et d’action sur l’organisation des effets de la rencontre de la vieille lutte des classes d’Augustin Thierry et du rapport capitaliste, avec ses effets « dépérissants » sur l’Etat et la domination.
Ayons la sagesse d’étendre cette puissante et lapidaire intuition althussérienne à l’économie. Il n’y a pas d’économie marxiste, de science économique marxiste mais un point de vue et une position révolutionnaire dansl’économie ou la science. La métaphore hégélienne du renversement dialectique appliquée à l’économie politique bourgeoise produit-elle la critique de l’économie politique ? La critique de cette critique n’est pas une affaire d’armes ou de conscience mais du mouvement même de la réalité antagoniste du rapport de production et de classe du capitalisme historique.
La survie de Marx comme penseur n’est pas liée à la survie du contenu positif d’une doctrine érigée en musée ni à l’incorporation du marxisme au corpus de la philosophie allemande, et encore moins à l’histoire de la philosophie. Cela, s’est fait depuis longtemps, (et c’est une excellente chose), y compris, et surtout dirais-je, chez les plus grands adversaires d’une position marxiste en philosophie, en économie et en politique.
Marx est vivant quand il est autre chose qu’une doctrine philosophique, une philosophie de l’histoire. Et le marxisme ne l’est que si, face au véritable opium du peuple qu’est devenue l’économie, il parvient à faire exister un point de vue et une position matérialiste et révolutionnaire en économie. Une position, avant d’occuper une tranchée sur une ligne de front, ou mieux, le poste d’un franc-tireur, ressemble à la prise de l’alpiniste qui permet de passer un mur, de trouver la faille et d’avancer sur la paroi. Et la difficulté particulière de ce type de position qui met en mesure d’avoir prise, prise sur de la pensée, prise sur les faits tient, en matière d’économie politique, à ce que le capitalisme entendu comme un rapport social particulier, historiquement déterminé, est lui-même révolutionnaire, agité d’un mouvement incessant, bref porteur « d’un devenir autre continué ». Parce qu’il contient, tel Janus, comme son autre face, en lui-même, la puissance et la volonté de libération de la multitude. Cette multitude porteuse de plus de liberté et d’égalité dans la société, parce qu’en elle le désir de ne pas être dominée l’emporte sur le désir de dominer.
L’économie politique smithienne et ricardienne est au nouveau capitalisme émergent, ce que fut le mercantilisme au capitalisme industriel : un carcan réactionnaire qui empêchait de voir l’étendue des transformations en cours. La plus grande partie de ce qui se pare du titre de la « critique de l’économie politique » et qui se réclame de Marx, nous éloigne de ce Marx vivant et révolutionnaire, car nous sommes en train de changer d’économie et le capitalisme cognitif, d’économie politique.
Nous n’avons pas encore le nouveau Tableau économique d’ensemblede ce capitalisme dont le Manchester est un hybride prodigieux et répugnant de la Californie et de la Delta Pearl River en Chine. Pourtant nous sommes en plein bataille des « nouvelles clôtures ».Les droits de propriété intellectuelle constituent la vraie question qui préoccupe Greenspan, le gouverneur général des taux d’intérêt et de la monnaie impériale. Le globalisme de l’alter-mondialisme n’a plus la naïveté de la décolonisation, ni l’universalisme au premier degré des Lumières.Empirede Hardt et Negri est devenu un livre monde, emblème d’émergences nouvelles. Ce n’est pas encore la politique, c’en est le préalable.
La pensée post-coloniale, les subaltern et les minorities studiessont passées par là. Laqueerisation de Marx n’est qu’une affaire de temps. Car nous ne ferons plus l’erreur, aujourd’hui encore si compréhensible, de penser que le Réseau numérique de l’Internet aura la peau du marché , del lahiérarchie et des castes financières, comme Marx l’avait rêvé du chemin de fer en Inde. Ni que nous nous débarrasserons de l’idéologie comme des vieux oripeaux, ceux qui avaient taillé un costume sur mesure aulumpen proletariat. Le cognitariat, les multitudes sont pour l’instant des mots un peu verts et leur grammaire en cours d’écriture , mais les vieilles catégories de notre vocabulaire des masses, du peuple, des classes ressemblent à de plus en plus à des fruits secs.
La situation est excellente, elle n’est pas marxiste, tant mieux ! Elle est marxienne : le poisson du marxisme vivant a quitté à temps, la mare en voie d’assèchement du monde industriel, (pensons à l’observation sous forme de constat de Foucault dans les Mots et les Choses). Il a rejoint le fleuve et sans doute la haute mer. Travaillons avec méthode. Les frayées sont à venir.
