En introduisant la notion de guerre au sein du droit national, la dernière loi antiterroriste américaine, le Military Commissions Act of 2006, opère un tournant dans l’organisation juridique et politique du monde occidental. Cette loi met fin à une forme d’État qui a réussi à « instaurer la paix à l’intérieur et (à) exclure l’hostilité à l’extérieur du droit »[1]. Elle est l’acte constituant d’une nouvelle forme d’État qui inscrit la guerre comme rapport politique entre des autorités constituées et leurs populations.
Par le biais de la lutte contre le terrorisme, la notion de guerre s’introduit dans le droit pénal. L’insertion de l’hostilité dans l’ordre juridique intérieur s’est d’abord effectuée par des actes administratifs relatifs aux étrangers et justifiés au nom de l’état d’urgence. Le Military Commissions Act, quant à lui, inscrit cette notion de guerre dans la loi et dans la permanence. En même temps, il en transforme aussi le champ d’application et le contenu. Il permet au président des États-Unis de désigner comme ennemis ses propres ressortissants et ses opposants politiques.
État de guerre
Pour le pouvoir exécutif des États-Unis, la lutte contre le terrorisme est une guerre et non une simple opération de police. Grâce à cette lecture, il a installé un ensemble de mesures liberticides, justifiées au nom de l’état d’urgence. Cette situation autorise la suppression de l’habeas corpus des étrangers soupçonnés de terrorisme et la mise en place d’une surveillance permanente de l’ensemble des populations.
La référence à un état de guerre a permis au gouvernement de traiter les « terroristes » étrangers comme des ennemis et ainsi de les incarcérer administrativement, sans inculpation et sans jugement, jusqu’à la fin du conflit. Comme il s’agit d’une guerre permanente et indéfinie, la détention de ces personnes est indéterminée. Ces « ennemis combattants » ne peuvent pas non plus bénéficier des protections accordées aux prisonniers de guerre. L’ennemi perd son statut et devient un criminel, mais il ne bénéficie pas des protections judiciaires prévues en matière pénale. En conséquence, l’étranger, nommé comme « ennemi combattant illégal » par le pouvoir exécutif, est entièrement soumis à l’arbitraire de ce dernier.
Le point de vue gouvernemental, considérant que les attentats du 11-Septembre sont un acte de guerre et pas seulement un crime, s’appuie sur une résolution du Congrès du 18 septembre 2001, « the Authorization for Use of Military Force », qui donne des pouvoirs spéciaux à l’exécutif.
La lecture que fait l’administration de ce texte est celle d’un État qui est en guerre, non pas contre d’autres nations, mais contre des organisations qui ne sont pas liées à un gouvernement étranger ou contre de simples individus. Cette interprétation redéfinit la notion de guerre. Elle lui donne un caractère asymétrique, celle d’une « lutte à mort » entre la superpuissance mondiale et des personnes désignées comme ennemis. Ce nouveau concept s’affranchit de l’existence de toute menace réelle sur la nation américaine. Elle est un pur produit de la subjectivité du pouvoir : l’état de guerre existe dans son énonciation.
Au nom de la lutte « du bien contre le mal », l’État américain nie le caractère politique de son action et, en confondant ennemi et criminel, il fusionne les souverainetés externe et interne.
Dépassant les pouvoirs accordés par l’autorisation abstraite du Congrès, le président promulgua un acte administratif, le Military Order du 13 novembre 2001, qui permet le jugement des étrangers soupçonnés de terrorisme par des tribunaux militaires spéciaux. Les termes « ennemi combattant » ou « combattant illégal » ne font pas partie du texte même de l’acte juridique de l’exécutif, mais de la lecture qui en est faite par l’administration.
En votant le Military Commissions Act, les 28 et 29 septembre 2006, la Chambre et le Sénat ont fortement étendu le champ d’application de l’incrimination d’« ennemi combattant » puisque, maintenant, les étrangers résidant aux États-Unis ainsi que les citoyens américains peuvent être désignés comme tel. L’incorporation de la notion d’« ennemi combattant illégal » dans la loi a pour conséquence que cette notion ne s’inscrit plus dans l’état d’urgence, mais dans la permanence. L’exception devient la norme.
Le droit pénal acquiert un caractère constituant. Les Chambres ont légalisé un nouvel ordre juridique et politique qui fusionne acte de guerre et fonction de police et qui donne à l’administration le pouvoir de transformer en ennemi tout citoyen américain ou tout membre d’une nation étrangère avec laquelle les États-Unis ne sont pas en guerre.
Ainsi, le gouvernement modifie le rapport entre intérieur et extérieur. Les citoyens des États-Unis peuvent devenir des ennemis et être placés en dehors de la nation américaine. En pouvant désigner comme « ennemi combattant » tout habitant de la planète et faire de celui-ci un « combattant illégal », c’est à dire un criminel, les États-Unis se donnent une fonction de police qui s’exerce mondialement. Les autres États, à travers les différents accords d’extradition signés avec les États-Unis, ne remettent pas ce droit en cause, et ils abandonnent aux États-Unis une part de leur souveraineté. En acceptant de remettre leurs nationaux, ainsi nommés, aux autorités américaines, il leur reconnaissent un pouvoir juridictionnel impérial.
L’étranger ennemi combattant
La première utilisation des notions d’« ennemi combattant » ou de « combattant illégal », dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, se trouve dans la lecture faite par l’administration de l’Executive Order du 13 novembre 2001[2], qui autorise le jugement des étrangers pour violation des lois de la guerre par des tribunaux militaires.
Cette première définition crée un délit d’appartenance, mais limité à Al-Qaida. Le soupçon qu’une personne soit membre de l’organisation incriminée, sans qu’elle ait commis un délit matériel, autorise sa détention administrative indéfinie ou permet de la juger par une commission militaire. Il en est de même si le ministre de la Justice soupçonne une personne « d’être engagée dans des actions, d’avoir tenté ou d’avoir eu l’intention de commettre des actes qui ont produit des effets défavorables sur la politique étrangère ou le système politique et économique des États-Unis ». Cela permet de justifier n’importe quelle arrestation.
Le gouvernement a utilisé de manière extensive la possibilité de désigner des étrangers comme ennemis « combattants illégaux ». Elle fut utilisée pour désigner, non seulement les membres d’Al-Qaida, tel que le prévoit l’Executive Order de 2001, mais aussi tous les prisonniers capturés lors de la guerre en Afghanistan. Selon l’interprétation donnée par l’ancien conseiller de la Maison Blanche, Alberto Gonzales, le non-respect de la Convention de Genève serait justifié du fait que l’Afghanistan est un « failed State »[3].
L’extension du champ d’application de cette notion s’est poursuivie dans le cadre des tribunaux de révision du statut de combattant[4], mis en place en 2004 afin de juger les prisonniers de Guantanamo. Devient un « ennemi combattant » tout étranger, capturé dans le cadre de la lutte antiterroriste, n’importe où dans le monde.
Un jugement de la Cour suprême du 28 juin 2004, Rasul v. Bush[5], opère une première rationalisation de ce droit entièrement créé par le pouvoir exécutif. Il précise que les « combattants illégaux » étrangers ont le droit de contester, devant une juridiction civile, le fait que cette incrimination leur soit applicable. Mais, en ne remettant pas en cause son caractère inconstitutionnel, elle opère une reconnaissance de cette incrimination administrative et l’inclut dans la jurisprudence.
Quant à la possibilité, pour un étranger, de contester la base factuelle de la détention devant une juridiction civile, elle fut complètement annihilée par le Detainee Treatment Act of 2005.[6] Cette loi enlève toute compétence aux cours fédérales pour examiner la situation des détenus de Guantanamo et leur substitue un mécanisme exclusif de révision des décisions prises par les tribunaux de révision du statut de combattant.
L’ennemi combattant américain
En violant le Military Order, qu’il a lui même promulgué, le pouvoir exécutif a immédiatement utilisé la notion d’« ennemi combattant » pour désigner des Américains. Ainsi, la détention, sans charge, pendant trois ans de Yaser Esam Hamdi, capturé en Afghanistan en 2001, fut justifiée par le fait qu’il était désigné par l’administration comme « illegal enemy combatant ». Le ministère de la Justice précisa que la situation de Hamdi ne différait pas de celle d’un étranger, puisqu’il avait été capturé sur le champ de bataille. Cependant, en juin 2002, l’administration a aussi utilisé ce terme afin de justifier la détention administrative indéterminée d’un autre américain, José Padilla, capturé quant à lui sur le sol des États-Unis, et de lui refuser toute protection prévue par le code pénal américain ou par les Conventions de Genève.
Le pouvoir que s’est accordé l’exécutif de transformer ses propres citoyens en ennemis sera intégré dans l’ordre juridique par un jugement de la Cour suprême du 28 juin 2004, Hamdi v. Rumsfeld. Au lieu d’affirmer que tout citoyen doit bénéficier des garanties offertes par la Constitution, la Cour stipule qu’il n’y a aucun obstacle à désigner un citoyen américain comme ennemi. Ce tribunal fait référence à l’un de ses précédents jugements : le cas Ex Parte Quirin[7]. Il portait sur des saboteurs au service de l’Allemagne, capturés sur le sol des États-Unis durant la seconde guerre mondiale. L’un des prisonniers disposait de la nationalité américaine. La Cour stipulait que certains actes, en raison de leur nature, ici des violations des lois de la guerre, ne pouvaient être soumis à des juridictions civiles et devaient être portés devant des juridictions militaires.
Ce faisant, la Cour opérait un renversement d’un autre de ses précédents jugements, le cas Ex Parte Milligan[8] datant de 1866, relatif à un civil du Nord accusé de « conspiracy » et de « violation des lois de la guerre » au profit de l’armée du Sud. La Cour précisa que l’utilisation de juridictions militaires était strictement réservée aux soldats et aux ressortissants, militaires ou civils, d’un État ennemi. Elle avait clairement rejeté l’argumentation du gouvernement selon laquelle un citoyen américain pouvait être un ennemi. La Cour ajouta qu’un tel cas devait pouvoir être jugé pour trahison devant un jury dans une cour civile et non dans une cour militaire.
Dans son jugement de 2004, la Cour suprême confirme le renversement de la jurisprudence opéré par le jugement Ex Parte Quirin et autorise le gouvernement à désigner comme ennemi l’un de ses citoyens. Cependant, le jugement Hamdi v. Rumsfeld opère un déplacement du champ d’application de cette incrimination, du terrain d’une guerre réelle à celui de la lutte permanente et indéterminée contre le terrorisme. Ce jugement de 2004, qui autorise les prisonniers de Guantanamo à porter leur affaire devant une juridiction civile, fut salué par les organisations de défense des libertés individuelles comme un retour à l’État de droit. En fait, il opère une reconnaissance de ces incriminations illégales et offre au gouvernement la possibilité de faire appel au Congrès pour construire un nouvel ordre légal à sa mesure.
Ennemi du gouvernement
C’est la voie que va suivre le pouvoir exécutif. Le 17 octobre 2006, le président Bush a signé le Military Commissions Act[9]. Cette loi fait suite à un nouveau jugement de la Cour suprême, datant du 29 juin 2006[10], qui rendait les commissions militaires illégales en stipulant que leurs structures et leurs procédures violaient les droits de la défense, contenus dans le code militaire des États-Unis et dans la Convention de Genève de 1949. Cependant, la Cour suprême n’a pas modifié le statut de ces prisonniers et elle a permis à l’administration de mettre en œuvre d’autres moyens pour les juger.
Ce texte inscrit, pour la première fois, la notion d’« ennemi combattant illégal » dans la loi et étend le champ d’application de l’incrimination. Alors que le Military Order de novembre 2001 portait uniquement sur des étrangers capturés en dehors de États-Unis, le Miltary Commissions Act autorise à nommer « ennemi combattant illégal » tout Américain ou tout étranger vivant aux États-Unis. En désignant comme ennemis des personnes qui n’ont jamais quitté le sol américain et qui n’ont pas fréquenté le moindre champ de bataille, l’incrimination porte sur des personnes qui n’ont pas été engagées dans des actions conduites à l’extérieur des États-Unis, mais sur des individus, dont des Américains, qui s’opposent sur le territoire national à la politique du gouvernement.
Ainsi, la loi donne à cette incrimination un caractère directement politique en désignant, comme « ennemis combattants illégaux », des personnes « engagées dans ou soutenant des hostilités envers les États-Unis ». Cette définition existait déjà dans l’Executive Order de 2001, mais le contexte en réduisait la portée aux étrangers capturés sur le champ de bataille afghan. Dans le Military Commissions Act, cet élément s’applique, partout dans le monde, États-Unis inclus, dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec un engagement militaire, mais dans le contexte, libre de toute détermination territoriale, de la lutte antiterroriste mondiale. Dans un tel environnement abstrait, cette définition peut s’appliquer à des mouvements sociaux ou à des actions de désobéissance civile, en fait à toute action de contestation de la politique du gouvernement américain ou de pouvoirs alliés.
Si, à la lumière de la jurisprudence du jugement Ex Parte Quirin, on considère que c’est la nature même de ses actes qui font de la personne un « ennemi combattant », on doit en conclure que, dans le contexte du Military Commissions Act, c’est le caractère politique de ceux-ci qui désigne leur auteur comme un ennemi.
Une personne peut aussi être « désignée comme combattant illégal par un tribunal de révision du statut de combattant ou par tout autre tribunal établi sous l’autorité du président ou du secrétaire de la Défense ». L’on est un « ennemi combattant », non pas parce que l’on est soupçonné d’avoir commis un acte ou d’en avoir eu l’intention, mais seulement parce que l’on est nommé comme tel par le pouvoir exécutif. Une lecture rapide pourrait laisser supposer que seuls des étrangers pourraient être concernés par cette procédure, puisque les tribunaux de révision du statut de combattant ne portent que sur des non-Américains. Cependant, le texte prévoit la possibilité d’une telle désignation par de nouveaux tribunaux administratifs et rien n’interdit que ces derniers s’appliquent aux nationaux.
Légalisation des commissions militaires
Le Military Commissions Act légalise les commissions militaires, ces tribunaux militaires spéciaux mis en place par l’Executive Order de 2001. Ils étaient destinés à juger les étrangers capturés en Afghanistan qui, faute de preuves, n’auraient pas pu être traduits devant une juridiction civile. Cette loi étend la compétence de ces tribunaux à l’ensemble des étrangers, y compris ceux résidant aux États-Unis.
Ce système réduit comme peau de chagrin les droits de la défense. L’accusé n’a pas le choix de son avocat. Celui-ci est un militaire désigné par le pouvoir exécutif. Ces tribunaux opèrent un renversement de la charge de la preuve. C’est à l’accusé de prouver son innocence, alors qu’il peut être exclu de certaines phases de son procès et qu’il n’a pas accès à l’entièreté du dossier, notamment aux « preuves » avancées contre lui, si ces éléments sont classées secret défense.
Les commissions militaires peuvent accepter des preuves par ouï-dire et des aveux arrachés par de mauvais traitements. Si la torture est formellement interdite, un « certain degré de coercition » est permis et c’est le président qui est chargé de fixer le niveau de dureté des interrogatoires. Des « preuves » obtenues sur base d’aveux, obtenues dans des pays qui pratiquent la torture, sont également recevables.
La loi prévoit un système formel de révision des jugements devant un tribunal civil. La Cour d’appel du district de Columbia est l’unique juridiction supérieure compétente, mais elle est seulement autorisée à juger la conformité de la procédure suivie. Il n’y a pas de vérification de la véracité des faits avancés par l’accusation. Comme ce tribunal a rejeté, le 20 février 2007[11], toute possibilité pour les prisonniers de Guantanamo de contester leur détention devant une juridiction civile, cette dernière possibilité formelle d’un contrôle judiciaire est désormais close.
La loi n’accorde pas aux détenus le droit d’être jugé rapidement, même devant une commission militaire. Ce faisant, elle pérennise la possibilité, accordée par le Patriot Act, de maintenir indéfiniment en détention administrative tout étranger soupçonné de terrorisme.
Un système prévu pour les nationaux
Seuls les « ennemis combattants illégaux » étrangers peuvent être traduits devant des commissions militaires. Les américains pourront faire valoir une requête en habeas corpus devant une juridiction civile.
Cependant, cette loi a été conçue pour que ces tribunaux spéciaux puissent s’appliquer également aux nationaux. Ainsi, parmi les infractions qui peuvent être jugées par une commission militaire, on trouve celle qui punit toute personne qui, « dans une position d’allégeance ou de devoir vis-à-vis des États-Unis »[12], soutient intentionnellement des actions hostiles aux États-Unis ou à leurs alliés. Qui, à part un citoyen américain, peut se trouver dans une position d’allégeance ou de devoir vis-à-vis des États-Unis ?
Pour caractériser les délits qui peuvent être jugés par les commissions militaires, on trouve des définitions qui s’attaquent directement aux luttes sociales, telle la notion d’attaque à une propriété protégée ou celle relative au pillage, qui toutes deux transforment une occupation illégale en action terroriste. Le caractère directement politique de ces délits indique tout aussi clairement l’intention du gouvernement de présenter des Américains devant ces commissions.
La légalisation des commissions militaires ne s’inscrit plus que formellement dans la tradition judiciaire développée en Occident, celle d’un double système juridique : État de droit restreint pour les nationaux et violence pure pour les étrangers. Le but de l’administration est de généraliser à l’ensemble de la population les procédures qui lui permettent de se saisir des étrangers, de les torturer et de les maintenir en détention selon son bon vouloir.
Le projet Domestic Security Enhancement Act of 2003, connu sous le nom de Patriot II, constitue la précédente tentative du gouvernement d’aboutir à ce résultat. Il avait pour but de retirer leur nationalité aux Américains soupçonnés de terrorisme et ainsi de les traiter comme des étrangers. Le Military Commissions Act ne permet pas encore de supprimer l’habeas corpus de l’ensemble de la population, mais la possibilité de désigner tout Américain comme ennemi est un bon début.
Ennemi de l’Empire
La double insertion, au sein du droit américain, de ce qui était placé à l’extérieur de l’ordre juridique occidental, la violence pure et la guerre, opère un bouleversement de celui-ci. Le Military Commissions Act procède à une mutation dans l’organisation de l’État. Il met fin à la séparation formelle des pouvoirs en donnant, en permanence, des pouvoirs de magistrat au président. Il crée un droit purement subjectif qu’il place aux mains du pouvoir exécutif. Ce dernier peut désigner toute personne comme ennemi, décider la détention administrative, à vie, de tout étranger ou, s’il décide de le juger, il peut nommer les juges militaires, l’avocat et fixer le niveau de coercition des interrogatoires.
Si le Military Commissions Act jette l’ensemble des étrangers, soupçonnés de terrorisme, dans un système qui nie leur droit de disposer d’eux mêmes, cela ne concerne pas uniquement les personnes capturées à l’extérieur du territoire américain, ainsi que les étrangers résidant aux États-Unis, mais aussi, par exemple, tout habitant de l’Union européenne. Dans le cadre des accords d’extradition signés en juin 2003[13], tout résident d’un État membre, soupçonné de terrorisme, pourrait être remis aux autorités américaines et être soumis à l’arbitraire du pouvoir exécutif. Les accords conclus avec les États-Unis acceptent les lois et dispositions d’exception de ce pays. Les États-Unis ont la capacité d’imposer leurs propres critères et leurs juridictions spéciales destinées à juger les étrangers. Dans l’abandon de leur propre légalité, les pays européens acceptent de soumettre leurs ressortissants à ces procédures. Ces mesures insèrent les Européens dans le système américain de suppression des garanties judiciaires. Elles révèlent ainsi une véritable structure impériale, à travers laquelle l’exécutif américain a le pouvoir de déterminer l’exception et d’en faire la base d’un nouvel ordre juridique mondial.
Alors que le droit international n’est plus respecté et que la guerre est présentée comme une opération de police, le droit pénal américain établit une nouvelle définition de l’hostilité qui s’applique au niveau mondial. La première condamnation prononcée par une commission militaire, celle du « taliban australien » David Hicks, a eu lieu le 27 mars 2007. Elle révèle la capacité dont dispose l’exécutif des États-Unis de faire légitimer, par les autres nations, son pouvoir de supprimer l’habeas corpus de tout non-Américain. En acceptant que ce prisonnier de Guantanamo purge sa peine en Australie[14], le gouvernement de ce pays reconnaît de fait des commissions militaires qui violent tout autant le droit international que les Constitutions américaine et australienne.
40 Le gouvernement australien a aussi envisagé de placer David Hicks sous contrôle administratif, lorsqu’il aura purgé sa peine. Cette mesure n’est pas prévue par le jugement prononcé par la commission militaire. Une personne condamnée par une juridiction d’exception américaine entre ainsi dans un système global de non-droit.
Le Military Commissions Act met formellement fin au modèle classique de l’État occidental, à cette forme d’organisation politique qui réalisait une « unité politique une et pacifiée à l’intérieur, une et souveraine à l’extérieur, où elle fait face à d’autres unités souveraines »[15], telle que la définit Carl Schmitt dans La Notion de politique. Ce dernier avait ainsi caractérisé l’État européen par sa capacité à établir « la tranquillité, la sécurité et l’ordre » à l’intérieur et à repousser la guerre à l’extérieur.
En rupture avec cette forme d’État, les réformes entreprises dans le cadre de la « guerre » contre le terrorisme, confondent fonctions de guerre et de police. Les mesures de surveillance générale appliquent aux citoyens des procédures qui relevaient autrefois du seul contre-espionnage. Les civils, simplement soupçonnés de terrorisme par l’administration, sont soumis à des mesures de privation de liberté plus contraignantes que celles qui sont appliquées aux prisonniers de guerre.
Le Military Commissions Act donne sens aux réformes existantes. En inscrivant la notion d’« ennemi combattant illégal » dans un ordre juridique reconnu de fait par les autres États, il place les populations mondiales à la merci du pouvoir exécutif des États-Unis. Le Military Commissions Act est un acte constituant d’une structure impériale qui n’a plus de distinction intérieur / extérieur ou, plutôt, qui donne à cette séparation un caractère purement subjectif. L’ennemi perd tout caractère objectif, il est un simple produit de la parole du pouvoir. C’est le pouvoir exécutif des États-Unis qui, en nommant une personne comme ennemi, lui enlève toute protection juridique et la place en dehors de la nation américaine ou hors de la « communauté internationale ».
À cette structure impériale, les autres États abandonnent non seulement le pouvoir de faire la guerre, mais aussi leur souveraineté interne, le contrôle de leurs ressortissants. On peut appliquer à ceux-ci le terme utilisé par Alberto Gonzales pour caractériser l’Afghanistan : « failed State(s) ».
Notes
[ 1] Carl Schmitt, La Notion de politique [1932], Flammarion, coll. « Champs », 1992, p. 43.
[ 2] President G. W. Bush’s Military Order of November 13, 2001, www.law.uchicago.edu/tribunals/exec_order.html
[ 3] www.utrechtlawreview.org/publish/articles/000003/article.pdf
[ 4] www.defenselink.mil/news/Combatant_Tribunals.html
[ 5] www.supremecourtus.gov/opinions/03-334.pdf
[ 6] Detenee Treatment Act of 2005, 31 décembre 2005.
[ 7] U.S. Supreme Court, Ex Parte Quirin 317 U.S.(1942).
[ 8] U.S. Supreme Court, Ex Parte Milligan 71 U.S. 2.
[ 9] S.3930 Military Commissions Act of 2006, www.govtrack.us/data/us/bills.text/109/s/s3930.pdf
[ 10] Supreme Court of the United States, Hamdan v. Rumsfeld (n° 05-184), www.supremecourtus.gov/opinions/05pdf/05-184.pdf
[ 11] Josh White, « Guantanamo Detainess Lose Appeal », Washington Post, 21 février 2007.
[ 12] Military Commissions Act of 2006, article 950v. (b)26.
[ 13] Journal officiel des Communautés européennes, L 181, 19 juillet 2003.
[ 14] « Le tribunal militaire de Guantanamo rend sa première condamnation », in Le Monde, 31 mars 2007.
[ 15] Carl Schmitt, op. cit., p. 42.
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