Lectures

La communication comme récit partagé

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Imaginez quelqu’un qui raconte une histoire. Il raconte un récit captivant, il le fait bien, dans un savant mélange de repères et de surprises, de continuité et d’événements imprévus, d’identification et de prise de distance avec les personnages. Une de ces histoires où l’on se sent vivre le temps d’un récit, l’imagination excitée, l’esprit ouvert, attentif. Une de ces histoires où l’on a envie d’intervenir, parfois de rectifier le récit. “Mais non, cela aurait dû se passer comme ça !”. Une histoire où une conversation invisible et dense se noue entre les participants, une histoire dont on continuera à parler lorsque l’orateur se sera tu, chacun y allant de ses interprétations, de ses compléments, de ses souvenirs silencieux et songeurs, parfois de ses sentences.
Le film de Wim Wenders, “Jusqu’au bout du monde”, est un récit. Quelqu’un nous raconte une histoire. On le verra à quelques reprises, assis devant une vieille machine à écrire, tapant le texte que nous l’entendons nous raconter. Cet homme aime une femme qui ne l’aime plus, mais par son récit déjà il maintient un fil entre eux, il édifie, parfois à son corps défendant, une trame où ils peuvent exister ensemble sans que l’amour déçu de l’un n’entraîne un complet déchirement. Dans cette trame délicate, difficile à tisser, où la jalousie et l’irrémédiable incompréhension ne cessent d’affleurer, une tendresse se construit. Quand le film se termine, la femme est dans un satellite vert. Ses complices à Terre n’ont pas oublié que c’était la date de son anniversaire. Le raconteur d’histoires est là, devant un écran. Il met en scène avec l’aide des complices un moment d’émotion vraie, de ces moments où les mondes personnels s’entrecroisent, forment un même espace. L’histoire, ils l’ont partagée suffisamment pour être au rendez-vous et que ce cadeau leur soit offert dans ces moments de silence intérieur que Wenders affectionne.
Le film est une histoire sur une société où la non-histoire s’installe.
La première partie du film est étincelante et en même temps fastidieuse. Cela m’a fait penser à ces films d’aventures américains récents où le héros, emporté dans un tumulte de situations imprévues, sautant miraculeusement de pays en pays – de ces pays clichés dont il n’y a rien à dire -, parvient toujours et immanquablement à s’en tirer. La réalité, c’est lui qui la redresse. Elle le suit dans ses aventures. Il n’y a rien à partager : il faut le suivre dans cette répétition sans fin de cette toujours même situation. Les événements, qui s’entrechoquent avec violence, ne sont que routine. Le récit se dérobe sous nos pieds. Nous pouvons abdiquer de notre propre imagination ou nous endormir sous la brutalité des sons.
Ainsi donc le film de Wenders commence par l’enchaînement, apparemment hasardeux, d’une suite échevelée de situations répétitives, où seul, réellement, le décor exotique change. Mais c’est un beau film : les images et la musique nous donnent, à quelques détours, à rêver. Peu à peu les personnages s’installent, parfois ils cessent de courir. Ils s’écoutent. Ils s’envoient des messages, ils créent un univers à eux qui n’est plus cette suite factice de lieux sans liens. A y bien regarder, les situations ne sont pas si répétitives que ça ; à chaque moment où la femme rejoint l’homme qu’elle aime, un fil nouveau est créé. Ils ne se parlent plus de la même manière. Il leur devient difficile de mentir : l’exigence de sincérité s’installe comme condition même d’un nouveau dialogue.
Autour d’eux, à cause d’eux, indépendamment d’eux, les complicités s’installent elles aussi. L’homme, le raconteur du récit, qui poursuit la femme qui poursuit l’autre, rencontre un bizarre détective qui n’a pas de raisons plus valables d’être là que d’être avec ceux qu’il recherohe. Il rencontre un Français sympa, qui n’a pas de raisons plus valables d’être là que de participer à ce récit, à sa manière, avec l’efficacité pratique que l’on attend d’un débrouillard. Les personnages se forment. Ils se typifient, mais de manière trop subtile pour être réduits à leur type. La typification est le prétexte de leur co-présence : ils commencent à vivre ensemble et à se parler de façon sensée.
Mais pourquoi donc l’homme que la femme poursuit, l’Américain, fuit-il de pays en pays ? Pourquoi un sombre personnage (quelque agent du FBI) est-il lui aussi à sa poursuite ?
Questions banales : de ces déplacements incessants, nous ne comprenons pas la cause. Nous, spectateurs. Et eux, les poursuivants. Seul l’Américain sait pourquoi il fuit. Et d’ailleurs fuit-il réellement ?
Apparemment, pendant toute la première partie du film, nous pouvons penser qu’il en est le héros, celui autour duquel l’histoire s’organise, le faiseur de réalités. Nous pouvons croire que nous sommes toujours dans un film d’aventures ordinaire où, plus ça bouge, plus il ne se passe rien.
Des ratés s’insèrent toutefois dans la machine. Ce héros n’est pas si héros que ça : il a la mesquinerie de celui pour qui la fin (aussi noble soit-elle) l’emporte sur les moyens. Nous commençons à comprendre qu’il ne fait pas que fuir : il a accompli ce qu’il croit être sa mission : récupérer des images pour sa mère aveugle. Chaque lieu, apparemment hasardeux dans cette course autour du globe, n’est que le bout de la chaîne d’un réseau familial. Pendant que le monde est menacé de l’explosion d’un satellite nucléaire japonais, pendant que des pays exotiques sont traversés, que les événements se bousculent, nous comprenons que nous tournons dans le rond fermé d’une série de portraits immobiles : ceux de la famille de la mère aveugle. Ces images récoltées à fort risque ne sont qu’une suite de photos sans vie véritable, de signes conventionnels adressés entre personnes qui n’ont rien à se dire, qui ont, depuis longtemps, cessé de communiquer. La petite fille qui fait signe à une grand-mère aveugle qu’elle n’a jamais connue ne peut feindre aucune émotion.
Cette ronde insensée, nous ne l’accomplissons en définitive que sous l’effet de l’idée fixe d’un fils croyant faire le bien de sa mère aveugle, piloté à distance par son père, inventeur de l’appareil à capter les images. Cette ronde, c’est dans la tête du fils que nous la faisons et dans la demi-folie du père.
Jusqu’alors, je dois le dire, le film de Wenders ne m’a pas réellement plu, sinon par sa virtuosité et son esthétisme. Que l’on dénonce la vie dans un monde de plus en plus médiatisé n’a qu’un faible intérêt. Et la dénonciation ne peut être qu’ambigüe qui emprunte à l’image pour dénoncer l’image. L’esthétisme ne peut sauver la pauvreté du sens. Pourtant je commençais à me prendre de sympathie pour les premiers personnages, pour la complicité de ceux qui, n’ayant pas de mission ni de nobles sentiments à faire valoir, n’en sont pas moins prêts à jouer le jeu risqué de ce récit. La femme elle-même, au mobile de son amour subit pour cet homme fuyant, joignait une sorte de désintéressement, une manière d’être disponible à l’autre. Elle ne rejetait personne, pas même le conteur du récit à qui elle laisse une place dans la trame qui se construit.
Le film bascule à un moment précis. Non pas au moment de la coupure (le film est en deux parties), mais avant, lorsqu’on fait exploser le satellite japonais. Nous sommes alors en Australie. Le temps brutalement se suspend. Tout change de rythme. L’humanité se rappelle à nous-mêmes. La course des mangeurs d’aventures vides s’arrête. Le bruit lui-même se modifie. Le silence s’installe, et les paroles prennent une autre densité. D’une certaine manière, le langage commence à prendre forme, à ce moment précis où il n’est pas exclu qu’un nuage nucléaire détruise toute forme de vie. Le langage, non pas une suite purement conventionnelle de mots ou d’images clipés, mais la construction compréhensive d’une vie inter-personnelle où l’on apprend à viser juste parce qu’on admet de respecter notre commune appartenance au monde.
En réalité, le film ne bascule qu’à moitié. La première partie va poursuivre sur sa lancée, alors que le véritable récit, celui que tape sur sa vieille machine le réciteur, commence à prendre le dessus.
Un récit ne s’auto-légitime pas. Il ne s’agit pas de raconter une histoire pour le plaisir de distraire un moment. La force du bon récit, celui qui captive l’attention en stimulant l’imagination, est de permettre de réécrire le monde tout en le respectant. Le bon récit se sert des référents pour les suspendre. Et c’est en les suspendant qu’un sens peut, non pas être répété, mais créé pour ceux qui font ensemble le récit et lui confèrent de la justesse.
Dans le film de Wenders, la mère aveugle, Jeanne Moreau, est splendide parce qu’elle ne triche pas. Elle ne triche pas avec l’amour de son fils et de son mari, elle ne peut les décevoir. Mais elle ne triche pas avec la vérité : cette quête d’images pour elle était une stupidité qui ne pouvait que contribuer à rendre le monde encore plus laid qu’il n’est. Elle voit des gens vieillis qui s’agitent sur des images floues. Ces gens qu’elle reconnaît, des membres connus/inconnus de sa famille se dégradent dans son souvenir pour les avoir ainsi vus. La cécité et le pur souvenir étaient encore une forme plus forte de communication. Les fils se sont dénoués. Elle se retrouve seule.
La mère devient plus aveugle encore. Elle s’isole. Au bout de la quête stupide, dans l’incompréhension complète de son fils et de son mari, de ceux qu’elle aime malgré tout, elle commence à se laisser mourir. Un mauvais récit, mais récit tout de même, échoue. A vouloir le bien des autres à leur place, on les tue. Ou plus exactement on les force à désirer mourir.
Derrière le toc des images superficielles, l’égocentrisme savant et destructeur. Celle qui meurt est plus digne que celui qui cherche le prix Nobel. De même que l’aventurier américain cherche à plier le réel à sa volonté, nous cherchons à aimer en étouffant ceux qui ne sont que les prétextes pour apaiser notre angoisse à ne pas communiquer. Le mari de la mère aveugle, le savant faiseur d’images, sourd.
A vrai dire, le film de Wenders n’est pas le meilleur là où il se fait le plus didactique. Bientôt le savant va réussir à capter les images des rêves. Nous plongeons alors dans une sorte de parodie des thèses de Lucien Sfez sur la communication (Wenders les connaît-il ?) : le tautisme, la négation de la communication par la communication. En contemplant l’image de nos rêves, en contemplant l’image télévisuelle qui nous dit ce que nous voulons déjà savoir, nous nous installons dans l’autisme, dans un sens qui se perd totalement à être inlassablement répété dans le cercle vicieux de notre auto-contemplation. Cette thèse a la séduction de toutes les thèses absolutistes. Nous deviendrons des “tautistes”, des autistes victimes (consentantes ?) de la tautologie installée par la médiatisation. Mais cette thèse a la faiblesse de toutes les thèses absolutistes et outrancières. Elle n’installe rien qu’une critique stérile. Elle est, pour moi, l’autisme même de Sfez qui ne recherche aucune intercompréhension : il y a toujours le savant et les masses, fût-ce un savant critiquant soi-disant à contre-courant, fier de son originalité.
La mort de la mère aveugle est beaucoup plus forte que les errements des victimes du tautisme. Le récit, dans cette partie hyper-didactique, dérape. Il ne crée plus rien. Il n’a plus qu’un simple pouvoir de dénonciation. Et il perd, ce n’est pas un hasard, sa force romanesque. Le typage s’accentue. Les codes emplissent l’écran : le sens s’efface devant l’excès de symbolisation.
Le récit reprend son pouvoir lorsqu’il est lu par l’héroïne. Le manuscrit de notre conteur est lu par elle. Alors elle échappe au tautisme. Alors le récit échappe à celui qui l’a écrit. Il ouvre sur une portée universalisante, non par caricature du réel, mais en offrant une histoire qui deviendra un bien d’appropriation, un ce par quoi le réel commence à pouvoir être reconfiguré (comme le dit Ricœur).
A ce moment, la densité des images remplace celle des paroles. Images splendides de l’Australie. Mais images belles surtout parce que nous pouvons imaginer un certain bonheur de ceux qui se retrouvent à la relation à un monde de co-appartenance. Images belles de sortir de la stérile confrontation du sujet et de l’objet, de laisser se déployer, ne serait-ce que sur le registre de l’expressivité, la co-compréhension. Scène étrange de l’Américain reprenant ses rêves à être simplement entouré dans son sommeil par deux Australiens éveillés qui, par leur présence vigilante, le détachent de son autisme. Récit silencieux installé durant cette nuit. Déroulement d’images belles de cet Américain qui refait ses pas dans les monts déserts en ouvrant simplement les yeux. Belles parce que nous pouvons penser à lui, nous pouvons penser à ce qu’il pense, à ce qu’il y a de toujours communicable. Nous pouvons penser qu’il est alors devenu, peut-être pour la première fois de sa vie, capable de voir.
La communication ne se réduit pas, quelle que soit son importance, à une mise en pratique de l’éthique de l’argumentation, façon Habermas. Elle se déploie aussi – Habermas l’a vu, mais sans en souligner toute la portée – dans le registre de l’émotion. Et le partage de l’émotion ne saurait s’identifier à un simple culte de la spontanéité, du toujours déjà là. La co-création de l’émotion est exigeante. Elle a précisément l’exigence de l’entrée dans un même récit, dans une temporalité singulière, dans la chronicité des relations qui s’installent dans ce récit, dans le début et la fin de toute intrigue, dans les risques qui rythment les temps forts de cette intrigue, échappant à l’absolutisation des sentiments. Et il y a communication, dans ce registre particulier de l’expression de nos mobiles intimes, lorsque le partage des sentiments n’est pas refus du monde. J’entends : du monde global, de ce que Wenders symbolise par le risque de destruction nucléaire. C’est au contraire à propos de nos rapports à ce monde à transformer que les connivences se nouent.
Complicité, tendresse et ouverture sont les moments forts du film. Les moments de réelle compréhension, de reconstitution d’un monde haché menu par la répétitivité de fausses actions. Le film nous apprend, avec la part d’ambiguïté qu’il faut, que nous ne cessons aujourd’hui de faire des choses inutiles. Ce n’est pas simplement que nous restions passifs devant notre télévision. C’est surtout que nous puissions, de manière symétriquement inverse, penser à des aventures extraquotidiennes – celles que ne cessent de nous projeter les films américains – où des petits héros (des héros bougeant beaucoup, mais à l’éthique très fatiguée) nous mettent en scène dans un incessant rabâchage. A y avoir pléthore d’événements, il n’y a plus d’événement du tout : il ne se passe rien.
Je me souviens, dans le film, de moments précieux : des moments où il ne se passe pas davantage qu’un sourire ému, mais un sourire “qui en dit long”, chargé de la trame déjà vécue ensemble et ouvert sur la fragilité du lendemain. Ainsi telle rencontre dans un bar aux États-Unis. Wenders nous invite toujours à introduire une part d’errance dans notre vie. Il a raison. Communiquer, c’est assurer une disponibilité à bifurquer, non pas nécessairement en bougeant spatialement, mais en étant prêt à remettre en cause “notre” trajectoire telle que nous l’avons, peut être à notre corps défendant, programmée. Et qu’est-ce qu’un sourire ému, sinon une exposition de nous-mêmes ? La vie personnelle n’est ni une trajectoire (n’en déplaise à certains sociologues), ni une routine, ni un conte de fées, ni un destin extraordinaire. Elle peut être pensée simplement comme la participation croisée à des récits inachevés dont nous serions à la fois coauteurs et co-personnages.