Majeure 44. Drogues : Loi, Réduction des risques

En Russie : obsession de la “guerre aux drogues” et catastrophes sanitaires

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Il y a une dizaine d’années, face à l’augmentation massive et rapide des nouveaux cas de VIH diagnostiqués chez les usagers de drogues en Russie, je partageais l’espoir avec plusieurs militants associatifs russes que le gouvernement de la fédération de Russie adopterait rapidement des stratégies de Réduction des risques[1]. Après tout, l’épidémie de VIH chez les injecteurs de drogues est relativement facile à maîtriser. La Réduction des risques (distribution de matériel d’injection stérile, auto-support des personnes qui consomment des drogues, prescription de traitements de substitution comme la méthadone ou la buprénorphine – connue aussi sous l’appellation Subutex) avait largement démontré son efficacité à l’échelle internationale.

Certes, les experts russes en « narcologie » (une discipline psychiatrique spécialisée sur la prise en charge de la consommation de l’alcool et des drogues héritée de l’époque soviétique) exprimaient leur opposition aux traitements de substitution, mais mes homologues associatifs russes m’assuraient qu’il s’agissait surtout de vieux schnocks proches de la retraite et que très bientôt, la situation évoluerait forcément. Malgré les réticences des autorités, de premières actions de distribution de seringues propres s’étaient mises en place à Saint-Pétersbourg et à Moscou à partir de 1996 (à l’initiative notamment des branches locales de Médecins du Monde et de Médecins Sans Frontière Pays-Bas). Ces projets avaient pour vocation de démontrer la faisabilité et l’utilité de la Réduction des risques dans le contexte russe. C’était plutôt urgent, les rapports épidémiologiques faisaient alors état de près de 50 000 nouveaux diagnostics positifs de VIH pour l’année 2000, surtout parmi les usagers de drogues, soit plus de cas que toutes les années précédentes cumulées.

En 2010, l’état russe est toujours aussi irresponsable face au sida chez les usagers de drogues

Aujourd’hui, en 2010, l’épidémie de VIH en Russie poursuit sa croissance effrénée (60 000 nouveaux cas de VIH diagnostiqués en 2009 et il y aurait désormais près d’un million de personnes vivant avec le VIH en Russie). Près de 76 000 personnes bénéficient d’un traitement antirétroviral pour le VIH et ce nombre est en augmentation, mais selon l’OMS ces traitements ne couvrent encore que moins d’un quart des besoins. De ce point de vue, l’accès aux traitements est aujourd’hui moins bon en Russie que dans les pays d’Afrique subsaharienne (pour lesquels le taux d’accès moyen est proche de 40 %). En outre les associations rapportent que les interruptions de traitements dues à des problèmes de gestion des stocks sont de plus en plus courantes.

De plus, le gouvernement russe s’oppose toujours formellement à la Réduction des risques. La prescription des traitements de substitution est toujours formellement interdite. Plutôt que de prendre en compte les recommandations des institutions internationales fondées sur l’expérience des 73 pays dans le monde ayant mis en place des programmes de substitution, le gouvernement préfère encore et toujours se référer uniquement à son réseau de « narcologues » et réprimer activement toute forme de débat public sur le sujet.

En 2006 Vladimir Mendelevich, un psychiatre basé à Kazan, avait mis en ligne un site Internet sur les traitements de substitution. Frustré par l’inefficacité des méthodes russes de prise en charge des usagers de drogues fondées uniquement sur l’abstinence, Mendelevich souhaitait simplement promouvoir l’usage de la méthadone et de la buprénorphine auprès de ses collègues. Cela lui a valu d’être immédiatement suspecté par les autorités de vouloir « promouvoir des produits narcotiques ». Une investigation légale a été engagée à son encontre. S’il a heureusement été blanchi, son histoire reflète l’impossibilité de pouvoir débattre sereinement des méthodes de prise en charge des usagers de drogues en Russie. Le réseau des narcologues n’aime visiblement pas être remis en cause.

Le gouvernement russe ne finance toujours pas, non plus, les programmes d’échange de seringues. Une grande partie des projets associatifs de distribution de matériel d’injection risque donc de fermer faute de financements, en particulier ceux initiés grâce aux subventions du Fonds Mondial de Lutte contre le Sida, la Tuberculose et le Paludisme. Les autorités considèrent l’échange de seringue comme « dangereux » car il rend la lutte contre la drogue moins efficace. Une fois encore, le dogme de la prohibition instauré mondialement par la convention unique sur les stupéfiants de 1961 bloque directement la mise en place d’actions de promotion de la santé qui ont fait leurs preuves.

Ce que vivent les usagers de drogues au quotidien en Russie : la peur

La « lutte contre la drogue » prend des formes particulièrement sournoises en Russie. Dans une étude qualitative publiée en 2010 ayant pris en compte 209 usagers de drogues rencontrés à Moscou, Volgograd et Barnaul, les chercheurs Anya Sarang et Tim Rhodes constatent que la peur de la police et de ses pratiques brutales et extrajudiciaires domine le quotidien des personnes qui consomment des drogues.

Les témoignages recueillis reflètent le climat de terreur instauré par les policiers :

« La peur. La peur. C’est la raison principale [pour laquelle j’ai préféré réutiliser une seringue]. Pas seulement la peur d’être arrêtée, mais la peur d’être à la fois arrêtée et de ne pas pouvoir faire son shoot. En plus d’être arrêtée et enlevée [par la police], il y a le risque aussi de se retrouver malade [en crise de manque]. Et c’est pour cela que vous utilisez la première seringue que vous avez sous la main. » (Femme de 22 ans, Moscou)

Les arrestations arbitraires sont très courantes et plutôt que de chercher des preuves attestant la possession de produits illicites, les policiers se contentent souvent de mettre des drogues dans les poches des personnes arrêtées :

« Ils m’ont vu dans la rue, ils m’ont menotté, ils m’ont amené au poste… Ils ont mis du hanka [un opiacé liquide] dans ma poche, ils ont appelé des témoins et ont commencé leur instruction. Ils ont juste vu que j’avais des cicatrices dues aux injections. Quelle est la différence ? Je suis un drogué. C’est tout. Ils m’ont juste mis de la drogue dans la poche, juste pour remplir leur quota du jour. » (Homme de 29 ans, Barnaul)

Les policiers emploient aussi la torture, selon certains témoignages :

« L’un d’entre eux m’a demandé : “Dis-moi où tu l’as eue ?” [acheté la drogue]. Je dis “je ne sais rien”. Alors il dit “on va te torturer” et il sort des blocs en bois, et il y a deux trous dans chacun d’entre eux et ils ont insérés une corde. Et il les met entre mes doigts et me dit “je vais commencer à te briser les os, dis moi où tu as eu de la hanka?” Et il commence à enrouler et tirer sur la corde. » (Homme de 28 ans, Barnaul)

Des viols commis par les policiers ont été rapportés par certaines usagères de drogues qui pratiquaient la prostitution :

« Parfois, ils t’emmènent au commissariat et t’obligent à travailler [avoir des relations sexuelles] avec l’ensemble de l’équipe… si tu résistes, ils te cassent les bras, ils te frappent ou… Bien sur, une fille ne va pas les dénoncer. » (Femme de 18 ans, Barnaul)

Cette oppression omniprésente a pour effet d’amener certains des répondants à intégrer la stigmatisation des usagers de drogues : « Vous savez, il y a cette cave sous Orlovka [une ville voisine], [les drogués] devraient tous être emmenés là-bas et massacrés. » (Homme de 24 ans, Volgograd)

« Les gens, vous savez, n’aiment pas les drogués. Allons les attraper et tous les fusiller, pour l’exemple, ou alors on les pend. » (Femme de 37 ans, Volgograd)

Malgré ce contexte, une petite partie des personnes concernées adopte des stratégies de résistance face à cette brutalité policière. Une jeune femme raconte son arrestation après avoir constaté que les policiers avaient mis du Tramal (un médicament analgésique) dans sa poche, pour l’incriminer. Les policiers l’avaient conduite au poste et lui avaient retiré ses vêtements :

« J’étais tellement furieuse qu’ils m’aient dénudée, que j’ai décidé que je m’en foutais, que je n’irai pas en prison pour ce Tramal et que je ne leur donnerai rien. Ils ont demandé que je leur paye 300 dollars… mais j’ai refusé d’appeler qui que ce soit [pour m’apporter de l’argent]. J’avais 100 ou 200 roubles [de 4 à 8 dollars] sur moi et c’est tout ce qu’ils ont eu. » (Femme de 22 ans, Moscou)

Cette étude souligne à quel point la « lutte contre la drogue » contribue à créer un contexte favorable à l’oppression systématique des personnes qui consomment les produits incriminés.

Quand la France et la Russie se rapprochent…

Le 3 novembre 2010, Étienne Apaire, président de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (et opposant notoire à toute innovation dans le champ de la Réduction des risques en France au nom de l’immuabilité éternelle des lois françaises prohibitionnistes) a rencontré Viktor Petrovitch Ivanov, chef du service fédéral russe du contrôle de stupéfiants. Un communiqué nous apprend qu’ils ont ensemble « souligné les nombreux points de convergence entre les politiques russe et française de lutte contre la drogue et la toxicomanie »…