Le déclin du colonialisme européen en tant que mode de gouvernement et comme logique de domination politique, culturelle et raciale, a laissé la place à une certaine impression de liberté. Reste à éclaircir, malgré tout, quel type de libération s’est réellement produit dans le sillage de la décolonisation, et quelle direction cette libération pourrait prendre aujourd’hui. Le monde colonial était pensé comme un monde coupé en deux, qui fonctionnait selon une dialectique d’exclusion réciproque des identités qui s’y faisaient pendant. Le monde postcolonial se définit par la disparition de cette dialectique ; il n’est plus coupé en deux, mais apparaît plutôt en termes de différences, de mélanges, d’hybridité et d’ambivalence. La ligne de démarcation semble être devenue plus fluide, plus souple, ou plutôt elle semble s’être fracturée et multipliée. On peut se demander, malgré tout, dans quelle mesure la disparition de la dialectique coloniale et le passage à la situation d’hybridité postcoloniale marque un mouvement de libération, et dans quelle mesure ce passage débouche sur une forme non dialectique de domination et de contrôle, ni moins sévère ni moins stable que celle qu’elle remplace.
Cette logique non dialectique de contrôle qui dans un certain sens a remplacé le système dialectique du colonialisme, je l’appellerai la logique de l’Empire ; par « impérial » j’entends avant tout un autre type de rapports entre le pouvoir et les frontières. Le fait colonial fonctionne selon une division binaire centrale, et la dialectique de son gouvernement s’organise à cheval sur cette frontière fixe. Au contraire, le fait impérial ne pose pas de division binaire ; ses frontières sont toujours indéfinies, flexibles et en expansion[[Jean-Marie Guéhenno utilise une définition similaire de « l’empire » dans La fin de la démocratie, Flammarion, 1993.. La logique impériale se présente de prime abord comme intégratrice, et impose ensuite dans son espace lisse et ouvert des logiques de différenciation et de contrôle. La logique impériale a certes des racines anciennes, mais on peut penser qu’il s’agit également de la logique de pouvoir la plus répandue aujourd’hui, en particulier depuis la fin de la guerre froide.
Cependant, afin de clarifier les termes dans lesquels se fait ce passage d’une forme de pouvoir à une autre, il faut avant toute chose revenir à la formulation dialectique du colonialisme et des conflits de la décolonisation. Cela nous aidera à situer le passage à la situation postcoloniale et à la logique de l’Empire.
La dialectique positive ou la machine à faire de l’autre
La structure dialectique du colonialisme, qui a été formulée pour la première fois dans des travaux parus après la seconde guerre mondiale, s’est révélée être un outil extrêmement utile, et reste le principal instrument de compréhension du monde colonisé. La dialectique du colonialisme vise d’abord à la construction de l’identité du colonisé, mais sa fin primordiale est la construction du sujet souverain européen lui-même ; appelons-la une dialectique positive au sens où elle fonde et soutient l’état actuel des choses.
L’identité coloniale fonctionne tout d’abord selon une logique d’exclusion. « Le monde colonisé est un monde coupé en deux »[[Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 31.. Les colonisés sont exclus non seulement sur le plan physique ou géographique, non seulement sur le plan des droits et des privilèges, mais encore et même sur le plan des représentations et des valeurs. Le sujet colonisé est conçu dans l’imaginaire métropolitain comme autre, et en tant que tel, il est exclu autant que possible des principes qui définissent les valeurs de la civilisation européenne (« On ne peut pas raisonner avec eux » ; « ils ne savent pas se contrôler » ; « ils n’ont aucun respect de la vie humaine » ; « ils ne comprennent que la violence »). La différence raciale fonctionne comme un trou noir qui pourrait absorber toutes les prédispositions au mal, à la barbarie, à la sexualité sans frein, et ainsi de suite. Construit en dehors de la lumière de la civilisation européenne, le colonisé noir paraît d’abord obscur et mystérieux dans son altérité. Ce système colonial des identités repose lourdement sur la fixité de la frontière entre métropole et colonie. La pureté des identités, au sens biologique autant que culturel, est de la plus haute importance, et la préservation de la frontière qui les sépare est à l’origine de bien des tracas. « Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé[[Ibid, p. 33. ». Les frontières qui protègent cet espace purement européen, qu’il soit celui du sujet métropolitain, du colon ou de l’aventurier, sont constamment assiégées. Le droit colonial fonctionne avant tout autour de ces limites, à la fois en ce qu’il soutient leur rôle d’exclusion, et en ce qu’il s’applique différemment aux sujets qui se trouvent de part et d’autre de la ligne de démarcation. L’apartheid n’est qu’une des formes de la compartimentation du monde colonial, sa forme emblématique.
Cependant, un examen plus attentif montre que cette logique d’exclusion coloniale, cette construction d’un autre colonisé et séparé, implique des rapports très étroits entre colonisé et colonisateur. Dans l’imagination coloniale, le colonisé n’est pas perçu comme simplement exclu, étranger à la sphère de la civilisation, comme autre ; il est plutôt compris comme Autre, comme la négation absolue, comme le point le plus éloigné de l’horizon. C’est parce que l’Autre colonisé est mauvais, barbare, débauché, que le Moi européen peut être bon, civilisé et décent. Il est donc essentiel de connaître et de voir le colonisé et, même si ce savoir est sans grand rapport avec les sujets colonisés qui existent de fait dans les colonies et la métropole, cette connaissance doit créer un sujet cohérent et défini sur un plan idéologique ou imaginaire. Le contact avec le colonisé est donc essentiel, même si ce contact n’a lieu qu’avec une fiction, un Autre imaginé. De même que, d’après Sartre, c’est l’antisémite qui fait le Juif, de même « c’est le colon qui fait et qui continue à faire le colonisé »[[Ibid, p. 30. La construction de l’identité du colonisé par le colonisateur a fait l’objet de nombreux travaux ces dernières années. On en trouvera un excellent exemple dans The Invention of Africa de V. Y. Mudimbe, Indiana University Press, 1988. – afin de pouvoir, dans un retournement dialectique supplémentaire, se créer lui-même. Par exemple, ainsi que l’a montré Edward Said, « l’Orient » est une construction de l’esprit, née de l’imaginaire européen. Aux XVIIIème et XIXème siècles, au moment où la Grande-Bretagne et la France poursuivaient leurs rêves impériaux, les territoires et les populations furent « orientalisés » du Maghreb aux Indes. En retour, « l’Orient » ainsi créé se révéla extrêmement riche et plein de possibilités pour l’imaginaire européen : l’identité européenne s’est construite par contraste avec l’Orient[[Voir Edward Said, Orientalism, Vintage Books, 1978.. Ce n’est qu’en s’opposant au colonisé que le sujet métropolitain prend conscience de ce qu’il est. La négation déterminée de la négation qui est au cœur des ténèbres est la condition qui rend possible la lumière et constitue son principe même. L’Autre absolu se réfléchit dans ce qui est le plus Soi. Les frontières qui définissent et séparent les identités pures sont d’une importance centrale, et ce non plus seulement comme mode d’exclusion, mais parce que c’est leur fixité qui rend possible le jeu fondateur des négations. C’est la lutte au corps à corps avec l’esclave, le contact avec la sueur dont ruisselle sa peau, avec l’odeur qu’il exhale, qui définit la vitalité du maître. Cette étroitesse des liens n’efface pas pour autant la séparation entre les deux identités rivales, elle ne fait que rendre plus important le maintien de leur pureté. Ce qui apparaissait à première vue comme une simple logique d’exclusion se révèle être une dialectique négative de reconnaissance. L’existence du sujet européen de la souveraineté moderne est fondée sur cette relation dialectique avec l’autre tel qu’il est défini par son appartenance raciale. Les monuments dorés des villes européennes, mais aussi ceux de la pensée européenne elle-même, sont fondés sur cette lutte au corps à corps avec le colonisé[[Dans des termes similaires, Paul Gilroy a récemment avancé la thèse suivante : la pensée européenne moderne elle-même est étroitement liée à et fondée sur « la relation de la terreur et de la subordination raciales » des deux côtés de l’Atlantique. Voir The Black Atlantic, Harvard University Press, 1993..
Le fait d’identifier la situation coloniale et les formes que prend la conscience coloniale comme étant dialectiques dans leur structure s’est révélé extrêmement utile. Tout d’abord, le système dialectique montre bien qu’il n’y a rien d’essentiel dans les identités rivales. Le Blanc et le Noir, l’Européen et l’Oriental, le colonisateur et le colonisé sont tous créés comme des rôles qui ne fonctionnent que l’un par rapport à l’autre et n’ont aucun fondement, qu’il soit réel ou simplement nécessaire, ni dans la biologie ni dans la raison. Le colonialisme est une machine à faire de l’Autre. Et pourtant, dans la situation coloniale ces différences doivent fonctionner, et, de fait, le font, comme si elles étaient essentielles et naturelles. La première conséquence de cette interprétation dialectique est la dénaturation de la différence raciale et culturelle. Cela ne signifie pas que, une fois qu’on a reconnu qu’elles ne sont que des constructions de l’esprit, les identités coloniales se volatilisent. Ce sont de véritables illusions, qui fonctionnent comme si elles étaient essentielles. D’autre part, l’interprétation dialectique éclaire la fondation du colonialisme dans une lutte violente, et la présence continuelle de la violence. La conscience métropolitaine a besoin de la violence pour sentir son pouvoir et le maintenir, pour se refaire sans cesse. L’état de guerre généralisée qui sous-tend continûment le colonialisme n’est pas accidentel, ni même indésirable : la violence est le fondement nécessaire de cet état de choses. En troisième lieu, le fait de poser le colonialisme comme une dialectique de reconnaissance met à jour le potentiel de subversion inhérent à la situation. La référence à Hegel implique que le maître ne peut obtenir qu’une reconnaissance en creux, alors que c’est l’esclave qui, dans cette lutte à mort, a la possibilité de progresser vers une pleine conscience de soi[[Voir Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 209-214.. Alors qu’une telle dialectique devrait entraîner un mouvement, la dialectique de la subjectivité européenne est statique. L’échec de cette dialectique implique la possibilité d’une dialectique plus conforme à sa définition, qui ferait avancer l’histoire par la négativité.
La dialectique négative, ou le boomerang de l’Altérité
De nombreux auteurs, en particulier ceux qui ont écrit durant la longue période des conflits de la décolonisation, depuis la deuxième guerre mondiale jusqu’aux années 1960, tendent à prouver que la dialectique positive qui a fondé et stabilisé l’identité européenne doit être confrontée à une dialectique négative qui lui corresponde. Pour eux, on ne pouvait pas remettre en question la construction coloniale des identités et de l’altérité en se contentant de révéler la fausseté des différences établies, et en proclamant ainsi l’universalité du fait humain. La seule stratégie possible passait par l’inversion ou le retournement de la situation coloniale. « L’unité finale qui rapprochera tous les opprimés dans le même combat doit être précédée aux colonies par ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race[[Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Situations III, Gallimard, 1949, p.237.. » C’est cette dialectique proprement négative qui mettra l’histoire en marche.
En termes culturels, la dialectique négative est parfois conçue comme étant le projet de la négritude, la quête qui visait à « découvrir l’Essence noire », à « manifester l’âme noire ». La réponse doit être réciproque : même si la négritude du colonisé est reconnue comme étant une construction de l’esprit et une mystification née dans l’imaginaire colonial, elle n’est pas niée ou refusée pour autant, mais plutôt affirmée… comme essence ! Selon Sartre, les poètes révolutionnaires de la négritude (comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor) prennent le rôle négatif qu’ils ont hérité de la dialectique européenne et le transforment en quelque chose de positif, en lui donnant plus d’intensité, en le revendiquant comme un moment de la conscience de soi. Loin d’être une force de stabilisation et d’équilibre, l’Autre domestiqué est devenu sauvage, vraiment Autre, c’est-à-dire capable de réciprocité et d’initiative propre.
Fanon pose le même type de réciprocité en termes de violence. Le premier moment de la violence est le colonialisme, l’exploitation du colonisé par le colonisateur. Le second moment, la réaction du colonisé à cette violence originelle, prend toutes sortes de formes qui sont perverties dans le contexte colonial. « Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens »[[Franz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 40.. La violence qui existe au sein de la population colonisée, et que l’on considère parfois comme étant la trace d’antagonismes (religieux ou tribaux) anciens, est en réalité un reflet pathologique de la violence de la colonisation. Cette même violence se manifeste également, selon Fanon, sous une forme sublimée dans certaines croyances, certains mythes, dans certaines danses et certains troubles mentaux. On ne peut pas échapper à la violence, la colonisation elle-même se définit par son atmosphère de violence, et si on ne traite pas le problème de front, il continuera à se manifester sous ces formes pathologiques. La seule possibilité de guérison est une contre-violence réciproque. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire[[ lbid, p. 66.. » De même que les poètes de la négritude poursuivent la stratégie d’une contre-essence (ou contre-conscience de soi), Fanon propose d’adopter celle de la contre-violence, d’une violence sauvage.
La prise de contrôle du moment négatif et sa transformation en quelque chose de sauvage a pour effet de briser la dialectique de l’identité européenne. Comme le dit Sartre, c’est le moment du boomerang[[Jean-Paul Sartre, préface aux Damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 19.. La réponse de la dialectique négative entraîne une destruction symétrique de la conscience de soi européenne précisément parce que la société européenne et ses valeurs étaient fondées sur la domestication et la subsumption du colonisé, la négation sauvage de cette position sape les fondations de l’Europe. Même si le but final est une société sans races où soit reconnue l’humanité qui est commune à tous, le moment de la négativité reste nécessaire comme première étape, comme processus thérapeutique, comme transition dialectique[[Il faut remarquer ici que plusieurs questions d’ordre théorique peuvent être soulevées en rapport avec la formulation que fait Sartre de cette dialectique. D’après Sartre, l’affirmation de la négritude et la revalorisation de l’essence noire forment un point de transition vers une société sans races, mais on voit mal ce qui rend inévitable cette synthèse finale. « En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d’une dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière » (« Orphée noir », p. 280). Sartre ne précise absolument pas, cependant, pourquoi le moment de la synthèse doit suivre (sauf peut-être que « les noirs savent bien » que la synthèse devrait suivre). La même logique pourrait fort bien mener à la conclusion que l’antithèse posée par la négritude créerait un nouveau statisme, ou plutôt mènerait à une série infinie d’antithèses. L’argument de Sartre est présenté comme étant parallèle à l’idée marxiste que la dictature du prolétariat doit mener à une société sans classes, que le prolétariat est la première classe de l’histoire qui vise à sa propre destruction en tant que classe. Sa négation révolutionnaire mènera à une synthèse finale à cause de l’uni versalisabilité de sa position en tant que producteur (c’est-à-dire que le travail est l’essence humaine elle-même). Sartre ne propose pas d’argument parallèle à celui-ci pour étayer le fait que la négation révolutionnaire posée par la négritude conduira nécessairement à l’absence de races. Il semble se fonder simplement sur ce que Hegel appelle la magie de la dialectique.. L’esclave qui ne lutte jamais pour sa liberté, qui se contente de recevoir la permission du maître, restera un esclave à jamais.
L’hybridité du monde postcolonial
Cette idée d’une dialectique négative (« le racisme antiraciste »), formulée comme une réponse à la dialectique positive de la colonisation européenne, était très répandue au moment de la décolonisation, mais on l’invoque très rarement aujourd’hui[[Pour comprendre pourquoi cette dialectique négative n’est plus une référence généralement utilisée, il faut sans doute d’abord examiner les effets de la révolution iranienne et de la montée de l’intégrisme islamique dans de nombreux pays. D’une certaine façon, ces mouvements (ou tout au moins certains de leurs éléments) ont porté le moment négatif à son extrême (« l’Occident est le diable »), ce qui fait qu’aucun autre groupe ne peut prendre ce type de position. Toute critique systématique de l’Occident doit désormais s’abstenir d’adopter le projet de la négativité. C’est ainsi qu’Edward Said a dû répéter avec insistance que sa critique de l’orientalisme n’était pas antioccidentale.. La stratégie qui domine de nos jours consiste plutôt à subvertir les frontières du racisme, en affirmant la multiplicité des particularités qui sont présentes dans toutes les sociétés, et faisant appel à travers cela au dénominateur commun de l’humanité commune à tous. Ce type de stratégie vise à remettre en question les divisions binaires qui segmentent les strates sociales. Il s’agit de réaliser le projet utopique qui consiste à vivre en quelque sorte au delà des frontières établies par les différences raciales et culturelles, et dans un tel espace ne peut vivre qu’un sujet marqué par son hybridité culturelle[[Voir par exemple Homi Bhabha, The Location of Cultures, Routledge, 1994..
L’hybridité et l’hétérogénéité sont conçues comme étant libératrices dans la mesure où elles échappent à la dualité de la dialectique et rendent les barrières raciales et culturelles de la société perméables. À laisser flotter les pôles de la dialectique et à brouiller les frontières entre Soi et l’Autre, on révèle la liberté de la différence. L’affirmation d’un projet humaniste se fait ainsi au travers de la pluralité des identités hybrides et des différences multiculturelles.
Contrairement au monde colonial, le monde postcolonial n’est plus « un monde coupé en deux ». L’hybridité des cultures est, de fait, très claire en ce qui concerne les Amériques. L’Amérique latine en particulier s’est construite à travers des processus de métissage et d’hybridation, sur les plans culturel, racial, économique etc… Cependant, quand on ne la considère plus dans le contexte des oppositions dialectiques du monde colonial, l’aspect libérateur de cette hybridation devient beaucoup moins évident. « Est-ce que le caractère ouvert de l’hybridation supprime les différences entre les strates culturelles qui se croisent, en produisant un pluralisme généralisé, ou est-ce qu’il n’engendre pas plutôt de nouvelles segmentations ? », demande Nestor Garcia Canclini[[Nestor Garcia Canclini, Culturas hybridas, Editorial Sudamericana, 1989.. L’histoire des État-Unis présente de nombreux exemples des façons dont les processus d’hybridation et la multiplication des différences culturelles et ethniques ont en fait imposé une segmentation sociale des plus sévères. Les émeutes de Los Angeles en 1992 ont assurément révélé la multiplicité des identités hybrides en conflit : Noirs américains, Blancs, Coréens, Hispaniques[[Voir mon art789, rub274 … C’est un retour de cette même violence déjà observée par Fanon, sauf qu’elle n’est plus divisée selon une structure binaire, mais prolifère dans diverses directions, sous diverses formes. Le monde postcolonial n’est plus un monde coupé en deux, mais plutôt un monde fragmenté par une myriade de barrières flexibles.
Il faut se demander, par conséquent, s’il ne vaudrait pas mieux comprendre l’hybridité du monde postcolonial non pas comme forme de libération, mais plutôt comme un mécanisme de contrôle primordial. Contrairement à la logique dialectique du colonialisme, j’appellerai ce contrôle des hybridités qui domine aujourd’hui la logique de l’Empire.
La logique de l’Empire implique une conception radicalement différente du racisme. Le racisme colonial commence par pousser la différence à l’extrême, et récupère ensuite l’Autre dans un deuxième moment comme le fondement négatif du Soi ; le racisme impérial intègre les autres au sein de son ordre et orchestre par la suite ces différences en un harmonieux système de contrôle. Le moment central du racisme colonial se situe à cheval sur la frontière, dans l’antithèse globale entre le dedans et le dehors ; le racisme impérial repose plutôt sur le jeu des différences et la gestion des microconflits qui se situent tous à l’intérieur de ses frontières, constamment en expansion pour intégrer tout ce qui échappe encore au pouvoir impérial. En fait, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, le racisme n’a jamais vraiment fonctionné selon le modèle dialectique. « Le racisme européen comme prétention de l’homme blanc n’a jamais procédé par exclusion, ni assignation de quelqu’un désigné comme Autre… Le racisme procède par détermination des écarts de déviance, en fonction du visage Homme blanc qui prétend intégrer dans des ondes de plus en plus excentriques et retardées les traits qui ne sont pas conformes, tantôt pour les tolérer à telle place et dans telles conditions, dans tel ghetto, tantôt pour les effacer sur le mur qui ne supporte jamais l’altérité (c’est un juif, c’est un arabe, c’est un nègre, c’est un fou… etc.). Du point de vue du racisme, il n’y a pas d’extérieur, il n’y a pas de gens du dehors »[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, aux Éditions de Minuit, 1980, p. 218.. L’Empire crée et maîtrise les identités particulières et hybrides qui ont un rapport indirect à la fois les unes avec les autres, et avec le pouvoir impérial. Aucune identité n’est désignée comme étant Autre ; personne n’est exclu de la sphère impériale.
Le triple impératif de l’Empire
Le pouvoir impérial consiste en fait en trois moments distincts : le premier vise à l’intégration, le second à la différenciation, et le troisième à la gestion. Le premier moment représente l’aspect magnanime et tolérant de l’Empire. Tous sont les bienvenus dans ses frontières, quels que soient leur race, la couleur de leur peau, leur sexe, leurs préférences sexuelles et ainsi de suite. À ce stade intégrateur, l’Empire ne voit pas les différences ; il se montre absolument indifférent dans son acceptation. L’intégration universelle s’obtient en mettant de côté les différences les plus rigides ou les plus difficiles à gérer, celles qui pourraient ainsi être à l’origine de conflits de société[[Pour John Rawls, dans la mesure où l’on poursuit un projet tolérant qui vise à un « consensus de recouvrement » (overlapping consensus), il faut mettre de côté les « doctrines globales » (comprehensive doctrines) trop rigides, et finalement exclure du consensus ceux qui ne sont pas raisonnables et refusent de mettre de côté leurs doctrines. Voir Political Liberalism, Columbia University Press, 1993. Voir aussi mon article art836 », rub291 . Le fait de mettre les différences de côté exige qu’on les considère comme inessentielles et qu’on imagine, plutôt qu’on n’imagine pas une situation où elles n’existent pas, une situation où nous ne les connaissons pas. Cette acceptation universelle de l’Empire est ainsi préparée par un voile d’ignorance. Quand l’Empire refuse de voir ces différences et quand il force ses parties constituantes à les mettre de côté (ou tout au moins en dehors de la sphère publique), il peut y avoir un consensus de recouvrement sur l’ensemble de l’espace impérial. Cette frange commune universelle, ou tout au moins la possibilité de son existence, est essentielle à la construction de l’Empire. Le fait de mettre de côté les différences signifie, en effet, que l’on enlève le potentiel des diverses subjectivités constituantes. Il en résulte un espace public où le pouvoir est neutre, ce qui rend possible l’établissement d’un droit commun qui forme le cœur de l’Empire. Ce droit fondé sur l’indifférence neutre et intégratrice est une institution universelle dans la mesure où il s’applique de la même façon à tous les sujets qui existent et qui pourraient exister sous un pouvoir impérial. Dans son premier moment, donc, l’Empire est une machine à intégrer universelle, une bouche ouverte à l’appétit infini, invitant chacun à pénétrer paisiblement dans son domaine (Donnez-moi vos masses misérables, affamées, opprimées…). L’Empire ne fortifie pas ses frontières pour chasser les autres, on peut dire qu’il les attire plutôt dans son ordre pacifique, comme un puissant tourbillon. Ses frontières et différences supprimées ou mises de côté, l’Empire est une espèce d’espace lisse à travers lequel les subjectivités glissent sans rencontrer de résistance ou d’opposition dignes de ce nom. C’est toujours la paix qui constitue le premier élan et la finalité de l’Empire (même si, paradoxalement, il est presque toujours en guerre).
Il est important de reconnaître que l’Empire n’a rien à voir avec le racisme biologique, et de fait à ce stade d’intégration l’Empire doit en dénoncer la fausseté. Étienne Balibar a magnifiquement démontré que ce « nouveau racisme » refuse tout fondement biologique et recherche plutôt une base dans la différence culturelle[[Voir Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambiguës, éditions de La Découverte, 1988.. Le racisme biologique pose un ou des Autre(s) dont les qualités sont essentielles et immuables ; il est difficile de mettre de côté des différences ainsi perçues, ou plutôt, on n’imagine pas être ignorant de telles différences. Les rouages de la machine à intégrer de l’Empire ne peuvent qu’être grippés par des divisions aussi profondes. L’Empire doit nier ou détruire toutes les structures profondes, toutes les limites, tous les points d’ancrage qui pourraient opposer une résistance à sa mobilité, à sa fluidité de surface. Même les bases des identités nationales et des cultures nationales doivent être érodées dans les circuits de la libre circulation. L’Empire tend, alors, au moins à ce moment-là, vers une seule culture universelle, ou plutôt vers ce qui apparaît comme une non-culture, comme l’absence d’identité. Contrairement au racisme biologique, donc, l’Empire se peint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les affiches de Benetton sont en ce sens l’aboutissement de la publicité intégratrice impériale.
Le moment intégrateur de l’Empire correspond d’une certaine façon aux réseaux globaux de production et à la circulation globale des biens et de la culture. La tendance à l’unification et à l’homogénéisation du marché mondial, indifférent à toutes les frontières nationales et culturelles, n’est qu’un des aspects de la machine à intégrer. C’est devenu un lieu commun aujourd’hui que de dire que le rôle de l’État-nation est en déclin dans l’économie globale à tel point qu’on ne pourra bientôt plus parler d’une économie nationale comme d’une entité séparée[[Que l’on se réfère, par exemple, aux textes suivants écrits par Robert Reich, secrétaire d’État au travail des États-Unis : « Comme pratiquement tous les facteurs de production (l’argent, la technologie, les usines et l’équipement) se déplacent sans rencontrer de difficultés, l’idée même d’une économie nationale n’a plus grande signification ». « II n’y aura pas de technologies ou de produits nationaux, plus d’entreprises nationales, plus d’industries nationales. Il n’y aura plus d’économies nationales, tout au moins au sens où nous les entendons actuellement. » The Work of Nations : Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism, p.8 et p. 3.. Selon cette interprétation, le capital global se trouvera confronté à un monde parfaitement lissé, libre de toute frontière, dans lequel tous seront intégrés.
Le second temps du contrôle impérial, son moment différentiel, met en jeu l’affirmation des différences acceptées au sein du domaine impérial. Alors que, sur le plan juridique, ces différences doivent être mises de côté (ou tout au moins il faut s’imaginer qu’on ne les connaît pas), sur le plan culturel elles doivent être exaltées. Ces différences, comme Balibar l’a montré, sont maintenant considérées comme étant culturelles ou ethniques plutôt que biologiques : d’une certaine façon, elles sont contingentes, bien que relativement persistantes, plutôt que nécessaires et essentielles. On ne perçoit pas l’exaltation de ces différences contingentes comme quelque chose qui menacerait la frange centrale commune à tous ou le consensus de recouvrement qui caractérise le mécanisme intégrateur de l’Empire. Les différences qui apparaissent à mesure qu’on lève le voile de l’ignorance sont pacifiques, non conflictuelles, le type même de la différence qu’on peut mettre de côté au besoin. Ainsi, depuis la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont joué un rôle très actif dans la promotion et la (re)création des identités ethniques dans les anciennes républiques soviétiques. Les langues régionales, la toponymie traditionnelle, les arts, l’artisanat et ainsi de suite ont été affirmés comme des éléments importants de la transition du socialisme vers le capitalisme. Ces différences sont pensées comme étant « culturelles » plutôt que « politiques », comme ne devant donc pas mener à des conflits incontrôlables, mais jouant plutôt le rôle d’une force de division et de pacification régionales. De même, certaines manifestations visant à promouvoir le multiculturalisme aux États-Unis mettent en jeu l’exaltation des différences traditionnelles ethniques et culturelles, sous le parapluie de l’intégration universelle. La stratégie multiculturelle adoptée par la municipalité de Los Angeles, tout au moins avant les émeutes de 1992, était fondée sur l’idée que la diversité de différences raciales et culturelles déplacerait les antagonismes primaires et mettrait paisiblement en échec les différentes forces en présence. L’idéologie de l’arc-en-ciel de l’Empire contraste fortement avec la pureté recherchée par le pouvoir colonial. Loin d’être une identité qui se défend depuis l’intérieur de limites fixes contre une menace extérieure, l’Empire invite et génère en nombre de nombreuses identités hybrides et particulières à l’intérieur d’un horizon illimité et intégrateur.
Le moment différentiel du contrôle impérial doit être suivi par la gestion et la hiérarchisation de ces différences ethniques et culturelles. Dans un premier temps, le droit se fonde donc sur des caractéristiques communes, universelles et indifférenciées ; dans un second temps, les différences sont reconnues et exaltées. Dans le troisième moment, ces différences doivent être subordonnées et mises en oeuvre dans une économie de contrôle. Le pouvoir colonial cherchait à établir des identités pures, séparées, alors que l’Empire se développe par des circuits de mouvement et de mélange. Alors que le système colonial était une espèce de moule qui produisait des empreintes invariables, distinctes, la société impériale de contrôle fonctionne par modulation continue, « comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre »[[Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, aux Éditions de Minuit, 1990, p. 242.. Le fait colonial pose une équation simple avec une solution unique ; le fait impérial est confronté à de multiples variables complexes qui changent continuellement et admettent toute une série de solutions, jamais complètes, mais néanmoins efficaces. D’une certaine façon, donc, le fait colonial pourrait être vu comme étant plus idéologique, et le fait impérial comme plus pragmatique. On peut prendre comme exemple les usines de Nouvelle-Angleterre et les mines de charbon des Appalaches qui, au début du siècle, employaient beaucoup d’immigrés récemment arrivés de divers pays européens. Beaucoup de ces groupes d’immigrants apportaient avec eux des traditions de fort militantisme syndical. Malgré tout, les patrons ne reculaient pas devant l’idée de réunir ce mélange de travailleurs potentiellement explosif. De fait, ils se rendirent vite compte qu’il leur suffisait de doser soigneusement le nombre de travailleurs de différentes provenances dans chaque atelier et dans chaque mine pour obtenir une formule de pouvoir particulièrement efficace. Les différences linguistiques, culturelles, et ethniques présentes dans chaque équipe de travail étaient stabilisantes parce qu’elles pouvaient être utilisées comme un outil pour combattre les syndicats. Il était de l’intérêt des patrons que le melting-pot ne dissolve pas les identités complètement, et que chaque groupe ethnique continue à vivre dans une communauté séparée en maintenant ses particularités. Une assimilation culturelle complète (par opposition avec l’intégration juridique) n’est certes pas une priorité de la stratégie impériale. La montée des identités ethniques et régionales en cette fin de XXème siècle, non seulement en Europe mais également en Afrique, en Asie et dans les Amériques, confronte l’Empire à une équation d’une complexité croissante, avec une myriade de variables qui sont constamment en mouvement. Le fait que cette équation n’ait pas de solution unique ne pose pas vraiment de problème, au contraire. La contingence, la mobilité et la flexibilité constituent son véritable pouvoir. La « solution » impériale ne sera pas de nier ou d’atténuer ces différences, mais plutôt de les affirmer et de les organiser selon un dispositif de pouvoir efficace.
« Diviser pour régner » n’est donc pas tout à fait la formule qui convient pour décrire la stratégie impériale. Le plus souvent, l’Empire ne crée pas la division, mais plutôt reconnaît des différences réelles ou potentielles, les exalte, et les gère au sein d’une économie de pouvoir global. L’Empire a trois impératifs : intégrer, différencier, gérer.
Si de fait cette logique impériale est celle qui domine l’exercice du pouvoir dans le nouvel ordre mondial, alors l’hybridité et l’hybridation ne sauraient être vues comme des facteurs de libération. Alors que dans le cadre de la division binaire de la dialectique coloniale les identités hybrides semblent représenter une ligne de fuite ou un moment de déterritorialisation, dans le contexte de la logique impériale les identités multiples et hybrides sont au cœur du mécanisme de contrôle lui-même. Nous sommes donc confrontés à la tâche de repenser la libération, de penser un nouveau sujet constituant, et ainsi de proposer une alternative à la logique impériale de contrôle.
(Traduit par Séverine Delahaye)