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Le créole et l’École

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– Le but de cet article est de montrer que la manière dont à été posée la question de la scolarisation du créole trahit une sorte d’aveuglement sur ce que peut signifier le fait de parler créole – quelque chose comme l’oubli d’une de ses dimensions. Je dis qu’en réfléchissant à ce que pourrait être une institution (comme l’école ou autre chose) tirée de la vie créole étudiée dans sa manière de dire les choses, on pourrait porter remède à cet oubli.
Pour Nadia et Julien.

« Moin lé toujours en retard l’école moin n’a toujours cafard »
Henri Madoré.[[« Toujours en retard à l’école j’ai toujours le cafard ». Henri Madoré, buveur très illustre et zamalé très précieux de la Réunion, a chanté dans les rues de Saint Denis et de Saint Pierre dans les années soixante-dix. Il est mort à la fin des années quatre vingt.

On a insisté depuis quelques années sur la place que devrait occuper le parler créole dans la représentation que nous avons de nous-mêmes, et on en est venu à discuter de l’introduction du créole à l’école comme matière d’enseignement.[[Cette discussion a trouvé sa conclusion dans la création récente d’un concours de recrutement de professeur de créoles dans le second degré. Je ferai quelques remarques sur l’esprit dans lequel on a critiqué et défendu cette idée. Je ne chercherai pas à dire qui a raison, mais plutôt à dire quelque chose de l’espace dans lequel se produit la controverse.

On continue de prétendre – en se moquant généralement – que le créole ne peut être reçu à l’école parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour cela. Il lui manque quelque chose. La manière de concevoir ce quelque chose peut varier : par exemple on fait valoir que la graphie n’est pas encore fixée, ou qu’elle l’est de façon plus ou moins arbitraire, ou qu’il n’y a pas qu’un seul créole, ou que c’est un parler circonscrit à un territoire minuscule, sans aucune viabilité en dehors de ces limites etc. Et on en vient à dénoncer chez ceux qui souhaitent un enseignement du (ou en) créole des motifs qui n’ont rien à voir avec ce qui est en jeu dans un « véritable » enseignement.
A cela on oppose que le créole possède tout ce qu’il faut pour devenir une matière d’enseignement et que ce sont des préjugés sur ce que doit être une langue pour pouvoir être enseignée qui nous empêchent de nous en rendre compte. On a répondu point par point aux critiques précédentes (sur l’inutilité d’une graphie, sur l’absence d’unité, sur les limites territoriales…) et on a dit ou bien que ces prétendus défauts existent mais ne sont pas des obstacles (et ne sont donc pas vraiment des défauts) ou bien qu’ils n’existent pas. Ce qui véritablement important alors, ce n’est pas de savoir si le créole peut ou non entrer à l’école (il le peut), mais en quel sens il est nécessaire qu’il y entre.

Ce sur quoi on s’est d’abord opposé c’est donc la conformité du créole à une norme scolaire, l’enjeu étant de reconnaître le créole, de lui reconnaître une place dans un certain espace à côté d’un certain nombre d’autres choses et à égalité de valeur avec elles. On pourrait décrire les protagonistes de ce débat comme les partisans de l’exclusion d’un côté et ceux de l’intégration de l’autre.
L’idée est donc qu’à l’intérieur d’un certain espace le créole a ou n’a pas une place. Puisque les réunionnais entrent de fait dans cet espace (l’école) et y séjournent un certain temps, il est finalement question de savoir s’il doivent déposer à l’entrée une « partie » d’eux-mêmes ou s’il doivent au contraire la garder avec eux (s’il doit y avoir dans cet espace un point d’où soit ménagée une réponse à cette « partie » d’eux-mêmes). C’est de la représentation que nous avons de nous-mêmes qu’il est question, pour autant que cette représentation inclut ou exclut en un certain espace le parler créole. Lorsque je vais à l’école je peux me dire que tout ce dont il s’agit là n’a strictement rien à voir avec la vie que je mène quand je parle le créole, et je peux considérer cela comme négligeable, ou comme déplorable, ou comme souhaitable etc.
Comme cette représentation que nous avons de nous-mêmes s’est construite de fait dans des espaces non superposables (la famille, l’école etc.), c’est donc une affaire de cohérence ou de consistance dans la représentation de soi, ou comme on dit parfois : une question d’ « identité » ou de « dignité »[[Ces termes jouent un rôle crucial dans la vision politique de nombreux réunionnais. .

Il est remarquable que l’école ne soit pensée ni par les partisans de l’exclusion, ni par ceux de l’intégration, à partir du créole lui-même, mais que ce soit l’inverse qui se produise. Autrement dit : on admet de pouvoir rapporter le créole à une norme scolaire – mais non que le créole ait une normativité propre à laquelle l’école et d’autres institutions pourraient être rapportées.[[Une école américaine par exemple n’a sans doute pas le même esprit qu’une école française. Et on n’enseigne pas le français (ou tout autre chose) dans une « highschool » comme on enseigne l’anglais (ou tout autre chose) dans un lycée français. Pour ce qui concerne le créole on reconnaît certes qu’une adaptation à la situation locale est nécessaire, mais l’esprit de l’institution doit rester le même. Personne ne semble s’être demandé ce que pourrait être une école dessinée de l’intérieur même de la pratique effective du créole, de l’intérieur des formes de vies correspondant au parler créole. Que serait une institution qui émergerait du sein même de la vie créole[[L’école entre autres institutions ? Que seraient les mots par lesquels le créole nommerait cette institution ? Du sein de quelle pratique ce nom tirerait-il son sens ? Que seraient par exemple une figure créole du « professeur » et une figure créole de « l’élève » ? Sont-ce même des figures possibles dans les formes de vies constitutives du créole et quel serait le prix dont se paierait leur introduction (ou leur non introduction) dans ces formes de vie ?

Ce qui nous dérange dans la scolarisation du créole n’est pas que soit affirmés de prétendus défauts ou insuffisances du créole, mais la possible impropriété des institutions scolaires, telles qu’elles existent (nées d’une forme de vie autre) aux pratiques du créole – la possible intraduisibilité des noms de l’institution en créole.[[Il est possible après tout que le mot « professeur » ne puisse désigner en créole tout à fait la même chose qu’en français, et que ce point soit important. Il pourrait en résulter par exemple que « professeur de créole » ne puisse avoir de sens clair en créole, ou qu’il ne puisse avoir en tout cas sans problème le sens que lui donnerait le ministère de l’éducation nationale (plutôt que le sens que nous aurions inventé pour lui). Idem pour « apprendre », « devoirs », etc. Madoré disait : « donn’ à moin kakil com’ pinission » (qu’on me punisse à coup de calculs !). Le créole de la Réunion accueille la relation « d’enseignement » sous la forme « montrer à quelqu’un comment on fait » (mont’ un moun’ comment fo fé). Et par là on veut dire la possibilité qu’on ne parvienne pas à leur faire dire en créole ce qu’ils disent en français, sauf à supposer que ceux qui les entendent aient déjà acquis la maîtrise des pratiques qui leur correspondent précisément en français (ce qui nous donnerait des mots français avec une vêture exotique aux effets éventuellement troublants, la chose répondant d’ailleurs assez bien à ce qu’une bonne partie de la vie créole est cordialement invitée à faire d’elle-même).
Ce qui nous dérange n’est pas non plus que l’on parle d’une perfection propre du créole (pourquoi pas en vérité ?), mais que l’on estime que cette perfection ne va pas jusqu’à pouvoir contenir une représentation de ce que pourrait être l’école et l’enseignement – que ces choses ne soient pas dérivées, comme Idées, du créole lui-même.
On a dit que l’école pourrait être « le seul moyen de sauvegarder le créole ».[[Position exprimée notamment par Axel Gauvin, écrivain créole de la Réunion. Pouvons nous, de l’intérieur de notre parler créole, songer à en confier la sauvegarde à une institution comme l’école ? Les menaces que nous pourrions ressentir contre le créole appellent-elles ce genre de réponses ? Devons nous sentir que l’école sauvera une « partie » de nous-mêmes, lui confierons-nous cette partie afin qu’elle la sauve ? L’école est-elle le moyen que nous devrions utiliser à cette fin ? Nous n’avons pas encore commencé à aborder ces questions de façon sérieuse et résolue.
Une des menaces contre le créole pourrait être que nous en venions à nous voir le parler. Menace ancienne en vérité : à l’époque ou l’usage du créole dans une école prêtait à rire ou à sévir, on n’entendait pas le créole, on voyait que quelqu’un le parlait – et celui qui le parlait était invité à se voir lui-même d’une certaine façon (il lui restait comme alternative d’essayer de se voir autrement qu’on l’y invitait). Il est possible que l’introduction du créole à l’école, au lieu de soustraire le créole à cette menace, l’y expose plus radicalement : nous nous verrons en train de parler une langue dont l’institution nous dira qu’elle doit être sauvegardée, dans le miroir de l’institution que nous n’avons pas faite nous verrons notre reflet tel que l’institution le permettra désormais. Nous nous verrons faire quelque chose de bien là où auparavant nous nous voyions faire quelque chose de mal. Il se peut, en d’autres termes, que nous soyons fortement encouragés à maintenir une relation esthétique au créole et à nous-mêmes quand nous le parlons.[[Je ne veux pas dire que ceux qui parlent de sauvegarder le créole n’ont qu’une relation esthétique au créole, mais que cet argument là me paraît esthétique. Au lieu de se demander si le créole doit être sauvegardé on pourrait par exemple essayer d’expliquer pourquoi il importe d’entrer dans la relation au monde ou à la vie que le parler créole contient. Nous nous intéresserons certes au créole, mais nous ne nous interrogerons pas sur le genre d’intérêt que nous aurons alors pour lui.

Le point est que nous en sommes venus à percevoir nos différences comme « culturelles » et non comme « politiques », parce que nous craignons qu’elles ne conduisent à des conflits que l’Etat ne parviendrait plus à contrôler. Nous aspirons à une sorte d’indentification régionale paisible, et l’école, en intégrant le créole, pourrait nous apparaître comme le meilleur garant de cette paix. Du coup nous ne nous inscrivons plus dans une certaine tradition de résistance aux divers colonialismes. Nous pourrions pourtant réfléchir au fait que les annonceurs, les spécialistes du marketing ont déjà implicitement dit : « donnez nous votre créole, nous en ferons quelque chose ». Bientôt les écoles de la Réunion pourront leur donner ce dont ils ont besoin : des spécialistes de la promotion en créole des divers biens de consommations. (La chose en en cours, et on commence à en voir les effets).

Au fond c’est peut-être l’idée que l’on se fait de notre parler qui devrait être interrogée ici. Le créole ne consiste évidemment pas seulement en mots et en phrases – les phrases elles-mêmes sont vivantes ou mortes en fonction des contextes où on les emploie. En disant cela on ne dit pas grand chose en apparence. Mais un contexte comprend une multitude de déterminations sans lesquelles un mot ne peut faire sens : parmi ces déterminations il y a le sens partagé de l’humour, le sens de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, le sens de ce que c’est qu’être d’accord ou ne pas l’être, de ce qu’est un reproche ou un pardon, de ce qui fait qu’une phrase est une affirmation, un appel, une explication[[Ces mots de Stanley Cavell (Must We Mean What We Say ? Cambridge University Press, 1976) sont devenus les miens.… tout ce dont se tisse une vie en commun, lui confère sa forme et son style propres. Tout ce qui fait notre vie à nous créoles, avec ce que cela contient en effet de précaire, d’incertain, de mortel…

Mai 2002