Entretien avec Maurizio Lazzarato Répondant à une question de M. Lazzarato sur le rapport entre le concept de multitude et celui de classe ouvrière P. Virno relève des analogies et des différences entre le concept de multitude étudié par les philosophes du 17éme siècle, et qui suppose un droit de résistance et les multitudes contemporaines qui font émerger des formes de démocratie non-représentatives mettant en cause les mécanismes de la souveraineté. Les multitudes contemporaines ne marquent pas la fin de la classe ouvrière : la notion de multitude s’oppose à celle de peuple, pas à celle de classe ouvrière. Être multitudes n’exclut pas de produire de la plus-value. On peut d’ailleurs retrouver chez Marx des formes de classe ouvrière qui sont également multitudes sur le plan politique. MULTITUDES: Est ce que tu pourrais définir les similitudes et les différences entre le concept de « multitudes », tel qu’il a été pensé dans l’histoire de la philosophie et l’utilisatin que nous en faisons actuellement ? Entre le concept de « multitudes » et le concept de « classe ouvrière », y a-t-il continuité ou rupture ? Les deux concepts sont ils intégrables ou renvoient-ils à deux « politiques différentes » ?
PAOLO VIRNO : Il y a quelques analogies et beaucoup de différences entre la multitude contemporaine et la multitude étudiée par les philosophes politiques du XVIIème siècle.
À l’aube des temps modernes, la «multitude » coïncide avec les citoyens des libres républiques communales, antérieures à la naissance des grands États nationaux. Cette multitude se prévalut du « droit de résistance », du jus resistentiae. Ce droit n’est pas celui, banal, de la légitime défense : c’est quelque chose de plus fin et de plus compliqué. User du « droit de résistance », c’est faire valoir, contre le pouvoir central, les prérogatives d’une singularité, d’une communauté locale, d’une association de métiers, c’est sauvegarder des formes de vie déjà pleinement affirmées, c’est protéger des usages déjà enracinés. Il s’agit donc de défendre quelque chose de positif : c’est une violence conservatrice (au bon sens, au sens noble du terme). C’est peut-être le jus resistentiae, le droit de protéger quelque chose qui existe déjà et semble digne de durer, qui rapproche le plus la multitude du XVIIème siècle et la multitude postfordiste. Pour celle ci non plus, il ne s’agit pas de « prendre le pouvoir », de construire un État nouveau, un nouveau monopole de la décision politique, mais de défendre des expériences plurielles, des embryons de sphère publique non étatique, des formes de vie novatrices. Non pas guerre civile, mais jus resistentiae.
Autre exemple. Une des caractéristiques de la multitude postfordiste est de provoquer l’écroulement de la représentation politique : non comme un geste anarchiste, mais comme une recherche paisible et réaliste d’institutions politiques échappant aux mythes et aux rites de la souveraineté. Hobbes mettait déjà en garde contre la tendance de la multitude à se doter d’organismes politiques non réglés, qui « ne sont par nature rien d’autre que des alliances, voire parfois un simple rassemblement de gens qui ne sont pas unis par quelque dessein particulier, ni par une obligation de l’un envers l’autre » (Léviathan, chapitre XXII). Mais la démocratie non représentative basée sur le general intellect a naturellement une toute autre portée : nous ne sommes pas dans les interstices, dans les marges ou dans le résidu, mais dans l’appropriation et la réarticulation concrètes du pouvoir/savoir aujourd’hui gelé dans les appareils administratifs des États.
Venons en maintenant à la différence capitale. La multitude contemporaine porte en elle l’histoire du capitalisme. Bien plus : elle fait un avec une classe ouvrière dont la matière première est constituée par le savoir, le langage et les affects.
Je voudrais dissiper, autant que faire ce peut, une illusion d’optique. On nous dit : la multitude marque la fin de la classe ouvrière. On nous dit : dans l’univers des « multiples », il n’y a plus de place pour ces bleus de travail tous égaux qui font corps, peu sensibles au kaléidoscope des « différences ». Ceux qui disent cela se trompent, et manquent d’imagination : tous les vingt ans on annonce la fin de la classe ouvrière. Et pourtant ni chez Marx, ni chez aucune personne sérieuse, elle n’est identifiée à une organisation spécifique du travail, à un ensemble spécifique d’habitudes, à une mentalité spécifique. La classe ouvrière est un concept théorique, pas une photo souvenir : elle désigne le sujet produisant plus value absolue et plus value relative. La notion de « multitude » s’oppose à celle de « peuple », pas à celle de « classe ouvrière ». Être multitude n’empêche aucunement de produire de la plus value. Et produire de la plus value n’implique aucune nécessité d’être, politiquement, « peuple ».
Bien sûr, dès lors que la classe ouvrière n’est plus peuple, mais multitude, bien des choses changent : à commencer par les formes de l’organisation et du conflit. Tout se complique et devient paradoxal. Comme il serait plus simple de se raconter que désormais il y a la multitude, et plus la classe ouvrière…. Mais pour voir la vie en simple, il suffit de vider une bonne bouteille de vin.
Et, soit dit en passant, il y a chez Marx lui même des passages où la classe ouvrière perd tous les traits physiognomoniques du « peuple » et acquiert ceux de la « multitude ». Par exemple dans le dernier chapitre du livre I du Capital (« La théorie moderne de la colonisation »), où Marx décrit la condition de la classe ouvrière aux États Unis. Il y a, là, de grandes pages sur l’Ouest américain, sur l’exode, sur l’initiative des « multiples ». Chassés de leurs pays par les épidémies, les famines et les crises économiques, les ouvriers européens vont chercher du travail dans les grands centres de la côte Est des États Unis. Mais attention : ils y restent quelques années, seulement quelques années. Puis ils désertent la fabrique et s’avancent vers l’Ouest, vers les terres libres. Loin d’une condamnation à vie, le travail salarié se présente comme un épisode transitoire. Ne serait ce qu’une vingtaine d’années, les salariés eurent la possibilité de semer le désordre dans les lois d’airain du marché du travail : en abandonnant leur propre condition de départ, ils provoquèrent une rareté relative de la main d’œuvre, et donc un relèvement des salaires. Lorsqu’il décrit cette situation, Marx nous offre un portrait assez vif d’une classe ouvrière qui est également multitude.