Théorie et pratiqueThierry Laronde part du constat de l’utilité sociale des idées, pour dénoncer la politique de l’Office Européen des Brevets auquel il reproche d’accepter dans les faits, la brevetabilité des logiciels et de limiter ainsi la circulation sociale des idées. En effet dans le cas du logiciel, l’originalité, seule brevetable, ne réside pas tant dans la théorie (l’idée) que dans une implémentation par un codeur qui participe à une chaîne dans laquelle l’affirmation d’un droit
individuel est difficile voire impossible. À contrario la General Public Licence de GNU facilite la diffusion de la connaissance, par la distribution et la réutilisation du code même si elle n’offre aucune garantie contre le brevetage des idées.« Mais mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend,
il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la
chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginé
des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour
vraies. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on
devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se
devrait faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un
homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien,
il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas
bons. » – Nicolas Machiavel, Le Prince, chapitre XV (traduction d’Yves
Lévy, Flammarion).
Les us et coutumes de la Propriété Intellectuelle en Europe, dans
l’esprit et dans la pratique jusqu’à récemment, ne posaient guère de
problèmes : la connaissance avait tout loisir de diffuser, cependant que
l’investissement créateur était protégé. Pour prendre l’exemple du
logiciel, qui n’était pas brevetable, cette pratique n’avait pas empêché
certaines sociétés commerciales d’obtenir un monopole de fait dans leur
domaine.
Mais grâce à la vigilance de quelques-uns, l’Europe, richement
conseillée, finit par apercevoir, dépassant effrontément du champ de
ruines, ce pan intact d’une intelligence allogène : il était clair que
ce n’était pas son oeuvre ! Dans le souci légitime d’y apposer sa
marque, et consciente de la nécessité du progrès, elle a poussé
l’idiotie encore plus loin que ne l’avaient fait les États-Unis
d’Amérique, et mis à bas l’édifice pour ériger un tumulus au-dessus des
dépouilles de l’industrie informatique européenne. Et comme il y fallait
un prétexte, on argua que puisque la lettre du texte de référence
permettait d’en violer l’esprit, il allait être nécessaire d’y mettre
bon ordre… en légalisant le viol.
Certes, ce crime n’est pas prémédité : seuls les lobbies ont une
politique en Europe, pas les européens. Et le désastre aura dépassé leur
pensée, ce qui leur arriverait moins souvent s’ils ne l’avaient aussi
courte. Une politique c’est : un objectif, une stratégie, une volonté.
Concernant ce qu’il est convenu d’appeler la Propriété Intellectuelle
et, entre autres, les brevets logiciels, s’il avait fallu en définir
une, de politique, cela aurait donné ce qui suit. Qu’il suffise alors de
comparer avec ce qui est, et ce qui sera le futur législatif de
l’Europe, pour mesurer l’étendue des dégâts.
1. Un objectif…
On peut considérer trois aspects du produit de l’intellect : son origine
– qui en est l’auteur -, son essence – ce qu’il est -, et son
utilisation – ce que l’on peut en faire. Nous éviterons lâchement de
tenter de définir l’essence d’une idée. Mais nous remarquerons que le
siècle des Lumières, au moins au niveau des principes, considéra ces
trois aspects en définissant la propriété intellectuelle comme ce qui
était propre à l’Homme : les idées, donc en mettant plutôt l’accent sur
l’essence. Les acceptions se faisant toujours moins riches, il est vrai
qu’aujourd’hui la propriété est plus interprétée comme « possession ».
Et les deux aspects du rapport de l’idée en elle-même à la société,
rapport à l’auteur et rapport à l’utilisateur, sont ceux légalement
traités, via les droits moraux et les droits d’exploitation. Mais
pourquoi ces « droits » ? Quelle peut en être une justification ?
Moralement, on ne pourrait guère légitimer l’octroi de droits
d’exploitation autrement qu’en fonction des mérites de l’auteur. Et si
les droits d’exploitation appartiennent à une entité qui n’en est pas à
l’origine, c’est que l’auteur, identifié par les droits moraux, les a
cédés, par un contrat qui ne doit pas être léonin. Mais cette exigence
d’identifier l’auteur pour évaluer ses mérites pose déjà quelques
problèmes, comme nous le verrons par la suite.
Deuxièmement, entre l’auteur et les individus utilisateurs, il existe
une autre entité humaine : l’humanité, ou, à tout le moins, une certaine
société prise dans son ensemble. S’il s’agit pour une collectivité de
régir la propriété intellectuelle, il faut bien que d’une manière ou
d’une autre cette collectivité ait quelque intérêt à légiférer. Et les
seuls soucis d’ordre public – éviter que tel philosophe mondain, se
sentant plagié parce qu’un autre s’est permis également de proférer des
inepties, n’en vienne à commettre l’irréparable : changer de chemise ou
se couper les cheveux – ne suffiraient sans doute pas à justifier
l’effort de législation.
Le problème ne peut pas se résoudre si l’on ne prend pas soin, déjà, de
formuler correctement la question. Et la question, la vraie, est
celle-ci : quelle est l’utilité sociale des idées ? Les exemples sont
suffisamment nombreux pour qu’on nous accorde que toutes les idées n’ont
pas intrinsèquement un quelconque intérêt. Maintenant que certaines
idées aient une utilité, nous l’admettrons comme postulat, et nous
noterons cette évidence que cette utilité ne peut résider que dans
l’usage fait de ces idées.
La conséquence, et la seule (!), est que si certaines idées ont de la
valeur, l’intérêt de la société est de favoriser leur production.
L’objectif est alors de favoriser cette production d’idées de telle
manière que l’intérêt de la société soit préservé, c’est-à-dire qu’elle
ait la possibilité de les utiliser. Comme alors articuler l’usage en
fonction des trois aspects explicités ?
2. Une stratégie et des stratagèmes…
2.1. PREMIER POINT : LA RECONNAISSANCE DE L’ORIGINE
Établir la paternité d’une idée n’est pas immédiat. Pour nous contenter
de l’autorité de Ferdinand de Saussure, les idées s’expriment dans une
langue qui les modèle singulièrement et qui est donc « co-auteur »
obligé. L’idée d’un inventeur hérite d’une culture dont la langue est le
vecteur, dans laquelle elle s’exprime, et dont elle représente un
bourgeon qui n’existerait pas sans la branche qui le porte et qui l’a
aidé à naître. L’invention n’est donc pas totale : elle ne représente
qu’un ajout à l’état antérieur. C’est ce « détail » qui fait
l’inventeur et l’originalité de l’invention.
Mais cette originalité est une notion difficile à définir. En toute
rigueur, hormis pour les génies qui réalisent des ruptures
épistémologiques, c’est-à-dire qui expriment des principes subsumant
l’état antérieur de la connaissance grâce à des théories qui n’étaient
pas déductibles de la doxa, l’inventeur ordinaire ne fait
qu’expliciter une solution particulière qui était déjà potentiellement
contenue dans l’état de l’art. Seul l’enchaînement improbable d’étapes
nombreuses, même triviales prises isolément, peut ressortir à
l’inventivité. Une « trouvaille » peut être parfaitement triviale,
l’effort ayant consisté uniquement à se poser une question dont la
résolution n’avait jamais semblé à quiconque mériter l’effort.
La reconnaissance doit :
– découler de critères objectifs : le jugement ne doit dépendre ni des
intérêts du juge, ni des moyens financiers des plaideurs [1A ;
– être limitée à l’originalité, à l’apport qui doit être clairement
défini et cerné [1B ;
– être le reflet d’une innovation : il faut au minimum s’assurer que
quelqu’un d’autre n’a pas précédemment publié exactement la même chose – en notant cependant qu’on peut inventer la même chose indépendamment
(Cf. Leibniz et Newton sur le calcul intégral) [1C ;
Et les droits moraux doivent être par nature :
– inaliénables (un auteur reste l’auteur) [1D ;
– intransmissibles [1E, ce qui n’est qu’une conséquence de [1D, mais
qu’il est bon de rappeler quand des « familles » d’auteurs se parent
d’un prétendu droit moral pour intervenir dans l’interprétation ou la
diffusion d’oeuvres qui appartiennent plus à l’humanité qu’à la
domesticité. Qu’ils se contentent des droits d’exploitation s’ils ne
sont pas échus. Sinon, il leur est toujours loisible de travailler,
voire de créer par eux-mêmes
En théorie le point important est [1B. En pratique, il s’agit de [1A,
car si la procédure est d’une sophistication telle qu’elle nécessite le
recours à des spécialistes du droit :
– un inventeur démuni sera immanquablement spolié ;
– ou dégoûté voire épuisé devant les démarches, ce qui le conduira à ne
pas publier ou à renoncer à chercher ;
– la procédure s’enlisera en arguties, ce qui permettra, au final, de
juger sur la forme plutôt que sur le fond, c’est-à-dire de perdre
totalement de vue la détermination de l’originalité.
On devrait s’apercevoir que le problème est cependant plus facile qu’il
n’y paraît, si l’on met l’accent sur [1B c’est-à-dire si l’on exige que
l’apport seul de l’auteur soit exprimé : des références aux travaux dont
les résultats sont considérés comme acquis (nul ne développe une théorie
ex nihilo), puis la démonstration originale. C’est-à-dire ni plus ni
moins que ce qui se pratique pour la publication de la recherche en
sciences.
Mais ce qui aurait l’effet gênant, par exemple dans le cas du logiciel,
de réduire le prétendu effort de recherche à peu de chose.
Le logiciel n’est, stricto sensu, que de la logique appliquée,
c’est-à-dire ressortit à la Mathématique. L’un des ouvrages classiques
dans le domaine de l’algorithmique est The Art of Computer Programming
de Donald E. Knuth (Addison-Wesley), lequel définit ainsi son projet :
« I have attempted to coordinate the ideas into more or less of a
“theory”, as well as to show how the theory applies to a wide variety of
practical problems »[[Donald E. Knuth, « Digital Typography », in
Digital Typography, CSLI Lecture Notes Number-78..
Un logiciel particulier se construit autour de règles communes qui
empruntent à des domaines classiques de la Mathématique. C’est un
assemblage de procédés communs mais de solutions particulières. Une part
notable de l’effort réside dans le passage de la théorie à la pratique :
le code. La preuve, c’est que des logiciels devant réaliser la même
tâche, sont plus ou moins fiables, efficaces ou stables. C’est donc bien
que la théorie ne suffit pas à les décrire… Pour la majorité des
logiciels, la paternité que l’on peut reconnaître ne concerne pas la
découverte d’algorithmes géniaux, mais le travail besogneux du codage.
2.2 DEUXIÈME POINT : L’IDÉE EN ELLE-MÊME
Peut-on posséder une idée ? La réponse réflexe est aussi naturelle que
l’idée est propre à l’Homme : non ! Pourtant, à force d’oublier
l’essence même de ce « produit » échangé, on peut légiférer jusqu’à
aliéner l’idée, et en interdire l’utilisation. Ce qui est parfaitement
anathème, comme a pu l’exprimer Donald E. Knuth :
« I thought it would be easy to find mathematical formulas to describe
the shapes of the letters […. I asked if I could use Xerox’s lab
facilities to create my fonts. The answer was yes, but there was a catch
: Xerox insisted on all rights to the use of any fonts that I developed
with their equipment. Of course that was their privilege, but such a
deal was unacceptable to me : A mathematical formula should never be
“owned” by anybody ! Mathematics belong to God »[[Ibid..
Un auteur ne peut jamais être l’auteur que d’une étape intermédiaire,
d’un ajout qui n’existerait pas sans les apports précédents. Une idée ne
peut pas appartenir. Par contre, son application peut générer des
profits. Puisque les idées ont une utilité sociale, il faut encourager
leur production. Pour favoriser cette production, il faut que les idées
circulent. Mais comme elles sont produites par une chaîne d’auteurs, on
ne peut ni justifier l’appropriation par un auteur particulier d’un bien
commun, ni nier qu’un certain apport est dû à une certaine personne.
2.3 TROISIÈME POINT : LA CONCESSION DE DROITS D’EXPLOITATION
Droits d’exploiter ? Mais droits d’exploiter quoi et comment ?
Exploiter signifie tirer profit de quelque chose. D’une certaine
manière, si le lecteur nous accorde nos postulats de base, à savoir que
les idées ont de l’intérêt pour la société et que celle-ci doit donc en
favoriser l’émergence tout en en conservant l’utilité, c’est-à-dire
l’usage, on pourrait dire que la société doit se réserver le profit
moral, qui reste à disposition de tous, et concéder à l’auteur une
partie du profit financier.
Pour fixer les idées, prenons le cas de la littérature. Que Corneille
soit un auteur, et qu’il ait inventé une nouvelle littérature, nul ne le
niera. Mais beaucoup de pièces de Corneille reprennent des thèmes
d’ouvrages espagnols. Et ne considérait-on pas que Richelieu était
l’auteur des pièces écrites par d’autres sous sa direction ? Si
Corneille a emprunté quelques schémas aux auteurs espagnols, ne doit-on
pas attribuer à ceux-ci les mérites de ses pièces ? La réponse est bien
évidemment non, précisément parce que la trame générale d’une comédie
n’est pas la marque de l’auteur : l’homme, c’est le style a-t-on dit.
Mettons plutôt que l’auteur, comme le Diable, est dans les détails, et
que les vers de Corneille, ce qu’ils expriment et la façon de faire sont
suffisamment identifiables pour que l’on puisse affirmer que c’est bien
Corneille qui a écrit les plus belles pièces signées Molière[[Voir par
exemple Molière ou l’auteur imaginaire, par Hyppolyte Wouters et
Christine de Ville de Goyet, Éditions Complexe..
Nous retrouvons dans ce cas la même chose que dans le cas du logiciel.
Le travail effectif est celui du « codage », de l’écriture en détail, du
produit terminal. Les idées sont générales, mais cette réalisation est
particulière.
La seule solution répondant, à la fois à la justice et à la raison, et
donc conforme à nos objectifs, est de concéder des droits d’exploitation
non pas sur les principes mais sur le produit terminal, la solution
singulière : le livre écrit, mais pas l’idée du livre ; le code écrit,
mais pas les algorithmes ; le procédé industriel de production du
médicament, mais pas la molécule ; etc. [2A
Concéder ces droits confère à l’inventeur un avantage indéniable. Car la
partie consommatrice en temps est celle de la production du produit
terminal, de la découverte des moyens de passer du principe à
l’application, de la trame de la pièce à cette pièce-là, de ces
algorithmes généraux à cette combinaison d’instructions qui fonctionne.
Pour encourager la production d’idées, il faut limiter la concession des
droits d’exploitation dans le temps. Sinon, on n’encouragerait pas la
création d’idées nouvelles, mais seulement la perpétuation d’errements
anciens. [2B
2.4 STRATAGÈMES
Quels sont les rapports de la législation effective avec les principes
ci-dessus définis ? Voyons quelques exemples.
2.4.1 LA DIFFÉRENCE ENTRE BREVET ET DROIT D’AUTEUR : CONVENTION DE MUNICH ANTE
L’esprit de la Convention de Munich, avant que les européens ne
l’assassinent, plaçait les logiciels sous le régime du droit d’auteur,
par opposition aux brevets : les logiciels n’étaient pas brevetables «
en tant que tels ». Dans l’esprit, la Convention de Munich était, pour
la Propriété Intellectuelle, assez proche des principes exposés.
L’articulation avec la Propriété Industrielle, les brevets, restait
problématique.
Disons, pour aller vite, que le droit d’auteur interdisait de protéger
des idées, mais permet de protéger une concrétisation des idées (la
copie du livre, de l’exécutable du logiciel, etc.). Le brevet, c’est
l’inverse. Comme il ne devait s’appliquer qu’à des dispositifs
matériels (mettant en jeu des lois de la nature, par opposition à la
théorie et aux idées abstraites), qu’il s’agissait de décrire, il
fallait bien procéder à une description des principes de fonctionnement
sans exiger une description exhaustive de l’objet fini ; sinon, le
moindre copieur aurait changé la couleur de l’emballage pour s’en
affranchir. Mais, il y avait deux points : le premier, déjà indiqué,
était que cela ne concernait que des produits matériels ; le deuxième,
qu’on ne pouvait déposer un principe fumeux généraliste : je peux
breveter un certain modèle d’arrosoir, mais je ne peux pas breveter le
principe de l’arrosage.
L’Office européen des brevets (OEB), organisme à but strictement
lucratif, rémunéré au nombre de brevets déposés, devenu de facto
propriétaire de la nature et de la pensée, puisque c’est lui qui en
concède souverainement les droits d’exploitation, a violé l’esprit de la
convention, en s’appuyant sur les malheureux « en tant que tel » pour
ergoter qu’un logiciel, certes, ne peut être breveté en tant que tel,
mais que s’il pilote une machine (ce qui est assez exceptionnel : on a
rarement vu des logiciels fonctionnés sur ordinateur…), il met en jeu
des lois de la nature et est donc brevetable.
Résultat : en noyant l’inexistence d’un quelconque effort de recherche
dans des milliers de lignes de code ; en mettant hors de portée pratique
la simple mise en relief d’une innovation ; et en couplant le logiciel
avec un quelconque matériel, on brevète le logiciel, et on brevète donc
des principes, qui ne peuvent être que ceux de la Mathématique. On
obtient donc le viol de l’intégralité des principes énoncés.
2.4.2 LA GENERAL PUBLIC LICENCE DE GNU
La GPL introduit des notions extrêmement complexes quand on la confronte
à la législation. Et elle est au moins aussi intéressante pour les
questions qu’elle amène à se poser, que pour les réponses qu’elle peut
apporter.
La GPL facilite la diffusion de la connaissance, par la distribution et
la réutilisation du code des logiciels. Les principes énoncés sont donc
respectés, avec cet avantage supplémentaire que s’il n’y a pas de
brevets logiciels, n’importe qui, modulo un effort notable, pourrait
réimplémenter des alternatives à des logiciels propriétaires, mais, que
le codage prenant du temps, pouvoir améliorer du code existant permet
d’éviter le gaspillage. Il faut par contre noter que la GPL n’a
strictement aucun moyen de nous garantir contre les brevets en matière
informatique : on pourrait très bien observer un dépôt de brevet
concernant une réimplémentation d’un logiciel s’appuyant sur des
algorithmes en provenance d’applications sous GPL. La GPL protège le
code contre l’appropriation. Elle ne protège pas les idées.
La GPL ne trouve pas sa place sans questions dans la législation
actuelle (Cf. étude de Mélanie Clément-Fontaine). On peut par exemple
s’interroger sur son rapport à la notion de contrat. On parle de «
contrat de licence », or un contrat, en droit français, est
synallagmatique : fondé sur des obligations réciproques équilibrées. Si
deux co-contractants s’échangent exactement la même chose, il s’agit
d’un jeu d’écriture. Ils doivent donc s’échanger des choses de « même
valeur » mais distinctes. Or, si les développeurs ou les documentalistes
offrent quelque chose, en toute rigueur un utilisateur peut fort bien se
contenter de prendre. Y a-t-il contrat ? Par exemple, la Pologne
envisageait de taxer les utilisateurs de logiciels libres sous prétexte
qu’ayant reçu, sans rien payer, quelque chose qui avait de la valeur, il
s’agissait d’un don soumis à taxation…
Et dans le cas où, effectivement, des développeurs s’échangent du code
(pas le même : ils le modifient, l’améliorent), il y a commerce. Or nos
sociétés ne tolèrent pas naturellement des échanges non taxés (qu’on
pense à la TVA).
D’un point de vue économique, la GPL est sans doute plus naturelle dans
certains cas que dans d’autres. Par exemple, des
développeurs/administrateurs qui utiliseraient, dans des entreprises
différentes, le même logiciel, auraient tout intérêt, pour l’acquisition
des compétences, pour la possibilité de configurer au plus juste un
système qu’ils connaissent par coeur, à engager un processus de
développement distribué via la GPL. Mais ces entreprises ne vivraient
pas directement du code produit, mais plutôt de son utilisation. De
même, des individualités peuvent acquérir des compétences qu’elles
peuvent tenter de monnayer en service : ce n’est plus le code que l’on
vend, c’est le service autour. Mais si la documentation et l’entraide
fonctionnent, le service est peu demandé. Et si la documentation est
organisée de telle manière que l’on ne puisse pas se servir du logiciel
sans payer, il ne sera jamais utilisé…
D’une certaine manière, la GPL fait de l’activité de développement une
activité économiquement annexe : l’activité principale, au titre de
source de la rémunération, n’est plus le codage en lui-même.
La GPL stipule des exigences qui semblent la rendre acceptable d’un
point de vue légal en France. Mais elle porte aussi une logique qui
induit des schémas économiques inédits.
3. …et une absence totale de volonté
Et l’ordre des choses veut que, dès qu’un étranger puissant entre dans
un pays, tous ceux qui y sont les moins puissants se rallient à lui, mus
par l’envie qu’ils portent à qui les a dominés par sa puissance. De
sorte qu’en ce qui concerne ces puissances mineures, il n’a pas à se
donner la moindre peine pour les gagner, car aussitôt toutes à la fois,
d’elles-mêmes, elles font bloc avec la province qu’il a acquise dans ce
pays. Il a seulement à veiller à ce qu’elles n’acquièrent pas trop de
forces et trop d’autorité ; et il peut facilement, avec ses forces et
leur accord, abaisser ceux qui sont puissants pour demeurer seul arbitre
de ce pays (Nicolas Machiavel, op. cit.).
L’intelligence explicitée dans la Convention de Munich n’est plus.
L’assassinat a eu lieu en deux temps : premièrement, une dérive de la
jurisprudence, qui a progressivement violé l’esprit de la loi ;
deuxièmement, une légalisation de la dérive par les nullipotentiaires
européens.
La dérive s’est appuyée sur des arguties, c’est-à-dire des jeux de mots.
Dire qu’un logiciel n’était pas brevetable « en tant que tel » c’était
laisser la possibilité de le breveter en prétextant que ce n’était pas «
en tant que tel » qu’on le brevetait, même si finalement le résultat est
le même. Parce qu’on avait laissé la possibilité de déposer des brevets
pour des dispositifs physiques qui comprenaient des logiciels pour les
piloter, l’Office européen des brevets (OEB) a donc fini par considérer
qu’un logiciel pouvait être breveté puisque, finalement, il avait une
action physique. La belle découverte ! Un logiciel pilote ces machines
que sont les ordinateurs !
C’était violer la loi. Mais un viol, c’est un crime. Pour supprimer le
crime, on aurait pu tenter de supprimer le violeur. On a préféré
supprimer le viol… en modifiant la loi. Les pays de l’Europe
géographique, associés à Chypre et à la Turquie, ont signé un
blanc-seing à l’OEB à Munich, et ont fait glisser, au sein de l’UE, la
Propriété Intellectuelle des domaines régis à l’unanimité aux domaines
traités à la majorité qualifiée : la France a abandonné avec
empressement son droit de veto à Nice, qui aurait pu contraindre ses
gouvernants à avoir les moyens de défendre certaines positions jusqu’au
bout. Quelle est donc la situation aujourd’hui en Europe ? Grosse d’un
désastre, que les européens n’hésiteront pas à mener à son terme. Si,
compte tenu d’échéances électorales, les professionnels de la politique
ont simplement ajourné la mise en place de lois stupides, on ne tardera
pas trop à voir surgir le deus ex machina : l’OEB attend simplement
son heure. L’OEB est indépendante de l’Europe économique, et n’est qu’un
organisme à but strictement lucratif. On peut donc jauger de
l’objectivité de ses arrêts, quand on saura que les employés de l’OEB
sont rémunérés aux brevets déposés. On pourra jauger de l’égalité des
chances des inventeurs, quand tout se réglera par des procédures
judiciaires de plus en plus longues et de plus en plus coûteuses.
On pourra discerner le résultat quand on daignera se rendre compte que
les arguments de la Commission sont de permettre à l’Europe de
participer aux disputes de brevets. Ce qui signifie que les brevets
européens devront avoir une valeur « mondiale ». Ce qui signifie que les
brevets américains seront validés en Europe. Sachant que les USA ont
pris une avance considérable dans le domaine de l’industrie logicielle,
qu’ils ont breveté les principes (dont certains issus de cervelles
européennes), interdisant contre toute raison et contre toute morale à
quiconque de réfléchir, pourra-t-il exister une entreprise logicielle
européenne dont les produits n’enfreindraient pas, par le plus
malencontreux hasard, l’un des quelques dizaines ou centaines de
milliers de brevets américains ?
Qui a mangé les lentilles ?
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