Textes de référence

Sabotage et autovalorisation ouvrière

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Ce texte a été publié en 1978 aux Editions Feltrinelli dans l’Opuscule Il dominio e il sabotaggio. Sul metodo marxista della traformazione sociale. Constituant les points 6 et 7 du volume, il est inclus dans sa deuxième partie, intitulée “Il sabotaggio operaio”.
La traduction française de Yann Moulier Boutang a été publiée en 1980 aux Editions Maspero dans le recueil collectif Usines et ouvriers : Figures du nouvel ordre productif, coordonné par Jean -Paul de Gaudemar

La préface de la quatrième édition de ce livre est disponible (en français) à l’adresse suivante : art1783
I. Nous n’avons plus rien à voir…

L’autovalorisation est sabotage. [[Le texte italien de La Domination et le Sabotage volontairement ne comporte aucune note. Ce style lapidaire n’est d’ailleurs pas dans les habitudes de l’auteur, d’ordinaire peu avare de notes. Ce texte, nous apprend l’avertissement, est “ comme le cinquième chapitre ” de Crise de l’Etat-Plan, communisme et organisation révolutionnaire (1970), de Parti ouvrier contre le travail (1974), de Prolétaires et Etat (1976), et enfin d’“ Autovalorisation ouvrière et Hypothèse de parti ” dans La Forme Etat (1977). Seul le premier et le troisième chapitres sont accessibles au lecteur français (voir La Classe ouvrière contre l’Etat, Galilée, 1978). C’est pour cette raison que le traducteur s’est permis quelques renvois ou éclaircissements, d’autant qu’il ne s’agit là que d’un extrait (une douzaine de pages sur les soixante-dix).
Phrase incriminable par quelque procureur de cette République fondée sur le travail[[Allusion à l’article II de la Constitution italienne de 1948. Negri en adonné une interprétation d’ensemble dans La Forme Etat, chap. 1. Ajoutons que c’est non seulement cette phrase, mais bien cet ouvrage et quelques autres qui lui valent l’accusation d’« insurrection armée contre l’Etat »…
. Sans doute. Mais le problème mérite mieux. C’est celui de pouvoir renverser totalement et traduire l’un dans l’autre l’autovalorisation et la déstructuration. C’est la puissance négative du positif et sa réciproque qui sont ici en jeu.
Toutefois, avant d’entrer plus avant dans ce jeu, tout subjectif, je veux conclure la partie objective de l’analyse, celle qui regarde la forme de la domination. Je la terminerai en ajoutant simplement un adjectif à ce que j’ai été amené à dire sur l’eurocommunisme : le réformisme est infâme. Son infamie tient au rôle structurel qui lui est imparti par la forme (de l’)État[[La forme (de l’) Etat: la forma Stato : l’auteur emploie couramment l’expression. Vu son caractère surprenant en français, nous avons gardé entre parenthèses la formule classique. Ce problème est le même que celui de la traduction de Forza-lavoro par force de travail. L’expression « forme Etat » élimine les tentations dualistes de rechercher l’Etat « matériel » avant sa forme, tout comme la force (de) travail exclut dans l’horizon historiquement déterminé du capitalisme que le travail puisse être saisi comme activité indépendamment de sa détermination formelle de « force ».
. Cœur de la mystification, il est le centre moteur de l’organisation du consensus et, partant, de la répression de l’opposition réelle et possible. L’infamie est superfétatoire par rapport à sa fonction structurelle, comme une virgule, comme le charme de l’habitude; elle n’en est pas pour autant moins grave. Avec le caractère spectaculaire que lui confère le régime, sa projection effective acquiert une portée générale et originale. Elle est brutalité exposée à la tentation d’être arrogance; arrogance tentée de devenir terreur ; terreur enfin exposée à la possibilité de devenir comique. Ici surgit un paradoxe: la puissance négative du négatif ne parvient pas à être crédible. La répression n’est pas crédible. Son caractère spectaculaire est paradoxal et ridicule. Pourquoi, en effet, « ne pas échanger Pinochet contre Brejnev » ? Rire n’est pas se défendre mais se définir par rapport à la façon dont elle se présente. « II faut rire et philosopher » (EPICURE, sentence 41). Mais lorsque tu commences à philosopher tu t’aperçois que ce détachement est du mépris. La négation de l’autovalorisation est infâme. De cette infamie te sépare un espace incommensurable, imparcourable, infranchissable. L’infamie du réformisme est la mesure de ce détachement; le refus prolétaire de la répression, de ses organismes, de ses institutions ne peut plus être que total et radical.

Et pourtant il faut en rire et philosopher. Non sur cette infamie que je méprise, mais en approfondissant amicalement certains thèmes centraux de l’analyse, sur cette sensation qui est une connaissance et qui constitue la puissance négative du positif: le sabotage comme fonction de l’autovalorisation. Ils se trouvent donc au sein de cette séparation qui me relie au monde comme force de destruction. Ils se trouvent à l’intérieur, et je ressens l’intensité du saut, de la mutation à laquelle je suis soumis chaque fois que je me libère à travers la destruction. Le saut, la mutation, la discontinuité. Que viennent faire Sorel et l’anarcho-syndicalisme[[Entre autres reproches adressés couramment aux « ouvriéristes » en Italie, il y a cette « tare d’anarcho-syndicalisme ». L’épithète « infamante » (dans la bouche des auteurs du P.C.I.) de « sorélien » (on peut toujours suggérer ainsi au passage que Mussolini était aussi un sorélien !) a été dirigée surtout contre Negri.

? Il n’y a que des cons pour y penser. Ici il n’y a nulle organicité ou mythe; pas de généralité ou d’improvisation: il y a ici l’intensité du rapport entre misère et richesse qui n’entend pas se résoudre et qui se sent scandaleux en ce que tous les termes se trouvent désormais renversés. La richesse avant la misère, le désir avant le besoin. Il y a une séparation qui est voulue mais qui s’exprime dans une puissante volonté d’affrontement, une rupture qui lance continuellement les ponts d’une volonté destructrice contrc la réalité, un désir qui parvient à être désespoir. En somme une positivité qui commande le négatif. Qui l’impose. Et pourtant tu ne peux transformer en espérance cette irrépressible tension, sinon en la vivant. L’espérance est une projection, un continuum, elle postule l’analogie. Il n’y a ici nulle homologie d’aucune sorte. Ni utopie ni mythe. Ni Georges Sorel ni Ernst Bloch. Il y a une richesse qui s’éprouve, un désespoir qui l’emporte. Je regarde autour de moi ébahi. Est-ce là vraiment l’esprit du siècle ? Est-ce vraiment là le marxisme créateur dont nous vivons ? Rien ne révèle mieux à un pareil degré l’énorme positivité historique de l’autovalorisation ouvrière que le sabotage. Que cette activité continuelle de franc-tireur, de saboteur, d’absentéiste, de déviant, de criminel que je me trouve alors vivre[[ Ce passage et les dix lignes qui suivent, coupés naturellement de leur mouvement husserlien d’« épochè » phénoménologique, ont été transformés par la presse italienne après le 7 avril en « preuves », « confidence » ou « confession » du terrorisme de leur auteur. Question : les procureurs de la République chrétienne italienne auraient-ils vérifié sur le carnet de René Descartes ses rendez-vous avec le malin génie ?. Je ressens immédiatement la chaleur de la communauté ouvrière et prolétaire toutes les fois que j’enfile le passe-montagne. Cette solitude mienne est créatrice, cette séparation mienne est l’unique collectivité réelle que je connaisse. La joie du résultat ne m’échappe pas non plus: toute action de destruction et de sabotage ricoche sur moi comme le signe du lien de classe. Pas plus que ne me blesse le risque éventuel : il me remplit au contraire d’émotion fébrile comme l’attente de l’aimée. Pas plus que ne me touche la douleur de l’adversaire : la justice prolétaire a la force productive même de l’autovalorisation et le même pouvoir de conviction logique. Tout cela peut advenir parce que nous sommes la majorité. Non pas cette majorité triste que l’on mesure parfois tous les dix ans parmi les adultes qui se mettent le tablier réglementaire pour retourner à l’école, mais la majorité qualitative et quantitative du travail social.[[Allusion aux discussions théoriques en Italie sur la « centralité ouvrière » et la discussion sur les « deux classes ouvrières », ou les « deux sociétés ».

Pourtant tout cela ne suffit pas. La violence aurorale, l’intense émotion que révèle immédiatement la conscience de la composition de classe doivent se réarticuler pour vivre le système de leur réagencement. Elles sont bien réelles, mais elles ne suffisent pas face au désir qui les parcourt. Le passage, le bond en avant, la rupture ne sont pas le fruit d’une action externe mais de la tension qui promeut et investit mon être séparé.

Non, je ne veux pas un programme. Un beau menu dont la facilité des recettes permette à la cuisinière de gouverner. Un menu est toujours un menu, et jusqu’à preuve du contraire ce sont les patrons qui mangent le mieux. Ce qu’exige la tension de classe séparée c’est une indication, une voie, une méthode. Je ne veux pas l’autre, je veux au contraire le détruire ; mon existence est sa déstructuration; je veux en revanche posséder à fond une méthode pour approfondir ma séparation, pour conquérir le monde en m’appropriant les filets lancés par l’autovalorisation de classe. Chaque fois que je fais un pas en avant, j’élargis mon existence en la reflétant collectivement. Chaque fois que je romps les marges de la valorisation capitaliste, je prends possession d’un autre terrain de valorisation ouvrière. Il n’existe pas de vide pour le prolétariat. Tout terrain déserté par l’adversaire est couvert, rempli, occupé, approprié, pris d’assaut par une force expansive qui n’a pas de limites. Le rapport avec le capital ne présente pas de liens d’homologie: on le vainc pour le remplacer. Rien de tout ce que je dis là n’a d’autre signification que ce que je dis en termes de valorisation renversée, en termes de violence et d’action de masse. Le chatouillement, le fourmillement de la dispersion humaniste des besoins et des désirs, je ne sais, à vrai dire, ce que c’est. Ma façon de me mouvoir est constructive, matérielle. L’imagination chausse les bottes de sept lieues, le désir a la violence, l’invention l’organisation. La méthode de la transformation sociale ne peut qu’être celle de la dictature du prolétariat. Comprise au sens propre: lutte pour l’extinction de l’Etat, substitution totale du mode de production capitaliste par le biais de l’autovalorisation prolétaire et de son déroulement collectif. Que répondre aux professeurs d’histoire qui nous reprocheront, comme ils le font déjà, l’irréalité (passée) de notre volonté (future) ? Il est évident que nous parlons de choses différentes, que nous ne nous comprenons pas, parce que la constellation étoilée et l’animal sont différents, même si on les nomme tous deux « ourse ». Nous sommes cette réalité animale qui se développe, nous en avons la même force, le même caractère nécessaire, la même irréductibilité féroce. Notre existence est collective. La méthode de la transformation sociale est la méthode de la démocratie et de la liberté au sein du développement collectif de l’autovalorisation prolétaire. Elle est la méthode de la dictature et de l’exclusion de l’ennemi. Mais, après, n’y aurez-vous pas recours entre vous, à cette méthode de la dictature ? répliquent nos historiens porte-malheurs. Et pourquoi ne devrions-nous jamais commettre d’erreurs ? Ce qui est sûr, c’est qu’il est écœurant d’entendre ces conseils de la part des complices du capital. Nous ne pouvons répondre qu’une seule chose: qu’il y a, qu’il ne peut pas ne pas y avoir de dictature et que nous ferons tout – allant jusqu’à jouer notre propre vie comme nous le faisons aujourd’hui dans la révolution, et comme nous le ferons aussi dans la dictature – pour qu’il s’agisse d’un processus collectif innervé par la liberté et par l’autovalorisation ouvrière. Et pas de pitié pour l’ennemi (Sergio LEONE, Partition d’un nouveau film) ! De toutes façons, le sabotage en tant qu’autovalorisation n’est certes pas une loi qui cesse avec la dictature communiste que nous mettrons sur pied. Au contraire. Cette loi est une loi de liberté que nous marions dorénavant avec celle du communisme.

Revenons donc au problème essentiel. L’autovalorisation prolétaire est sabotage. Comment le projet se concrétise-t-il ? Le passage de cette existence séparée que nous avons relevé phénoménologiquement à la force expansive du procès d’autovalorisation s’organise à partir d’une méthode de transformation sociale qui est immédiatement méthode de connaissance. L’objectif déterminé du processus consiste dans l’exaltation de la valeur d’usage du travail contre sa soumission capitaliste, contre sa réduction à l’état de marchandise et de valeur d’usage du capital. Mais comment cette dernière s’opère-t-elle aujourd’hui ? Elle passe par le commandement, la hiérarchie, la rente. L’unité du travail social que la classe ouvrière a déterminée tendanciellement par sa lutte, le capital tente de la dominer et de la contrôler par la division. Le thème fondamental du projet communiste a toujours consisté en cette unité, en cette recomposition de la classe ouvrière. Aujourd’hui le thème de l’unité, on l’éprouve entièrement autour du problème de la recomposition du travail social productif. De ce point de vue il s’avère essentiel de détruire les mécanismes de la rente. Dans les années et les mois qui viennent, il ne faudra pas avoir peur d’entrer dans les usines, ces ateliers du travail productif social, pour imposer aux ouvriers d’usines, achetés, trompés, mystifiés par la pratique réformiste, qu’ils reconnaissent le caractère central du travail productif social. Eux aussi en font partie, ils ne sont ni au-dessus, ni au-dessous, ni à côtés: ils se trouvent à l’intérieur eux aussi, ils doivent le reconnaître. Il faut qu’ils reviennent faire partie de l’avant-garde du prolétariat dont le réformisme et l’eurocommunisme les ont exclus! L’autovalorisation ouvrière devient dans ce cas précis le sabotage spécifique des mécanismes de division ouvrière que revêt la forme ( de 1′)Etat dans sa constitution matérielle. D’autre part [comme nous l’avons vu c’est le développement capitaliste lui-même qui se charge désormais de supprimer les facteurs structurels de séparation entre les ouvriers et de leur conférer des motifs purement politiques, pris comme il l’est dans l’étau de la déstructuration. Voir l’exemple de la destruction de la coalition rooseveltienne aux Etats-Unis ! y compris dans ce cas c’est le problème de la valeur d’usage de la force ouvrière, de son indépendance antagonique, qui se trouve posé. La clé de voûte de la prise d’assaut de l’organisation corporatiste des ouvriers d’usine est sans doute la bataille pour imposer une réduction drastique de l’horaire de travail pour pouvoir réunifier dans un procès d’autovalorisation des moments d’innovation et des moments de force révolutionnaire. Sur ce terrain, allons plus loin encore une fois. Ce dont nous discutons, c’est de l’objectif général et non de ses déterminations concrètes.

Encore une fois, tout cela ne suffit pas. J’ai avancé sur la voie de l’autovalorisation; j’ai reconnu la force et les limites du caractère immédiat de son déroulement, j’ai fait l’hypothèse d’une première définition de la méthode qui voit dans la séparation la synthèse adéquate de la liberté et de la dictature; j’ai reconnu la détermination actuelle du processus dans un sabotage des mécanismes de division qui conduit à un niveau supérieur de recomposition sociale du travail productif. Cela ne suffit pas encore. Cette méthode doit produire sa propre substance, à la fois plus spécifique et plus générale, plus déterminée et en même temps capable de mieux orienter.

Que signifie alors déstructurer le capital ? Cela signifie le réduire à l’indifférence du commandement. Donc à l’absence de « mesure », de tout fragile rapport avec lui-même qui ne soit pas volonté indéterminée d’exploiter. Et que commence à signifier en revanche le procès de valorisation, une fois que l’on entend rigoureusement par ce terme le pouvoir de classe de créer un développement totalement alternatif par rapport à la valorisation capitaliste ? Il signifie tendre à organiser rationnellement ce processus. La rationalité la plus profonde de ce procès est sans doute inhérente à la liberté. Mais cette liberté est matérielle, elle est l’organisation d’un processus collectif. Quelle est la loi de ce procès collectif ? Quelle est la « mesure » de sa matérialité ? Il n’est pas de méthode qui ne comprenne une « mesure », quelle que soit la nature de cette mesure. Le problème de la « mesure » dans le procès d’autovalorisation ne fait qu’un avec le problème de la méthode de la transformation sociale. D’autre part, une mesure s’est déjà partiellement dégagée. Quand nous parlons de déstructuration, nous possédons une mesure que nous avons retirée négativement de la chute des taux de valeur et de contrôle du développement capitaliste. D’autre part, enfin, lorsque nous analysons concrètement les procès d’autovalorisation prolétaire nous découvrons une mesure cette fois-ci positive: c’est celle qui correspond aux terrains arrachés (et réoccupés) à la valeur d’échange dans les procès de reproduction du prolétariat. Plus grand est notre retard en revanche quand nous nous mettons à poser le problème de la mesure au sein de la méthode de transformation sociale. Ce n’est pas un problème nouveau dans sa formulation; ce qui compte c’est la spécification du thème de la transition si nous n’entendons pas que tout cela demeure une enfilade de phrases vides. C’est un problème totalement nouveau ( comme le souligne Alfred SOHN-RETHEL dans Travail intellectuel et Travail manuel, Feltrinelli, Milan, 1977, et c’est l’un des points les plus importants et les plus méconnus de son œuvre) si on le greffe derechef dans le potentiel communiste du mouvement actuel. Et prenons bien garde: même dans ce cas le capital révèle sa crise totale lorsqu’il ne sait plus structurer (il ne le peut ni ne le doit plus, à moins que la lutte ouvrière ne l’y contraigne) le rapport entre quantité de profit et quantité de valeur socialement utile. Aussi devons-nous faire un pas en avant: c’est à nous qu’il incombe entièrement de déterminer la mesure de la valeur collective dans les procès d’autovalorisation. Nous y reviendrons par la suite.

Pour l’instant achevons ce chapitre en insistant sur l’idée qui le traverse de part en part, à savoir que le lien autovalorisation/sabotage et son corollaire ne nous permet plus d’avoir à faire quoi que ce soit avec le « socialisme », avec sa tradition, et a fortiori avec le réformisme et l’eurocommunisme. En plaisantant nous dirions que c’est précisément le cas de dire que nous sommes d’une autre race. Rien de ce qui fait partie du projet tigre en papier du réformisme, de sa tradition, de son infâme illusion ne nous touche plus. Nous sommes au sein d’une réalité matérielle qui possède ses lois propres, découvertes dans la lutte où à redécouvrir dans la lutte, mais des lois autres. Le « nouveau mode d’exposition[[ La « Neue Darstellung » des Grundisse. Pour un prolongement de cette idée voir Marx au-delà de Marx. Cahier de travail sur les Grundisse (séminaire tenu à l’E.N.S. en 1977-1978), C. Bourgois, novembre 1979.
» de Marx est devenu nouveau mode d’existence de la classe. Nous sommes là, inébranlables, majoritaires. Nous avons une méthode de destruction du travail. Nous nous employons à chercher une mesure positive du non-travail. Pour nous libérer de cet ignoble esclavage dont vivent les patrons et que le mouvement officiel du socialisme nous a toujours imposé comme blason de noblesse. Non, à dire vrai, nous ne pouvons plus nous dire « socialistes », nous ne pouvons plus accepter votre infamie. « We are all bastards ; / And that most venerable man which I / Did calI my father, was know not where / When I was stamp’d » (Shakespeare). Pour finir !

II. Une parenthèse sur les forces productives

Lorsque, il y a de cela une dizaine d’années, nous avions prévu très clairement que la contre-attaque capitaliste contre les luttes ouvrières se concentrerait sur les questions d’automation et d’énergie, bien peu se rendirent compte de ce que cette phase de restructuration devrait signifier. Elle aura signifié – comme nous commençons à le voir aujourd’hui – un bond fondamental dans le rapport de la forme (de 1′)Etat et de la composition de classe. Grâce à un effort d’automation et de contrôle permis par l’automation, le capital s’est rendu capable d’organiser la force de travail sociale, de mettre en œuvre son projet de commandement: il a pu réagencer, hiérarchiser, briser ou bloquer la possibilité d’une recomposition de classe, fondement d’une organisation révolutionnaire. Avec l’automation l’Etat capitaliste se rend capable de jouer sur les mécanismes de ce que nous avons appelé la rente différentielle du commandement à l’échelle du tissu social du travail dans son ensemble. Mais c’est avant tout avec la politique énergétique que le capital dispose d’un atout maître : conférer à son pouvoir un caractère monstrueusement absolu, consolider irréversiblement à long terme le commandement capitaliste, le régime du profit. Par la politique énergétique l’Etat tente d’asseoir à nouveau la rente absolue du commandement.

Il n’y a pas lieu de répéter ici les analyses désormais courantes sur les conséquences qu’implique le recours fondamental à l’énergie nucléaire et son utilisation industrielle généralisée. Le péril de mort qui incombe toujours aux effets relatifs à la forme (de 1′)Etat : l’Etat nucléaire fait de l’énergie nucléaire le chantage fondamental à partir duquel il puisse légitimer la persistance du commandement le plus déstructuré qui soit. Ce n’est donc pas la reprise de cette analyse phénoménologique qui nous intéresse ici, mais plutôt le problème théorique soulevé par ce monstrueux développement chez les marxistes révolutionnaires (pour une analyse d’ensemble des mécanismes généraux de la « criminalité des entreprises » et de l’« illégalité de masse » du capital voir, quoi qu’il en soit, l’article d’Antonio Bevere dans le numéro 9 de Critica del Diritto ).[[Revue où Negri lui-même a écrit. L’équivalent français serait approximativement Actes.

Reprenons. Pour le socialisme, l’objectif fondamental est le développement des forces productives. La libération des forces productives des rapports de production et d’exploitation qui les organisent constitue un processus se déroulant à l’intérieur du développement des forces productives. Mais le socialisme a toujours interprété ce lien comme un lien fermé, nécessaire, inéluctable. Or aujourd’hui, face à l’Etat nucléaire et au caractère irréversible des effets de la nucléarisation du développement économique, comment peut-on encore voir un lien d’inhérence, ou simplement de compatibilité, entre ce potentiel de destruction anti-ouvrière et l’angoisse de la libération ? Il était beau, oui beau le temps où Lénine pouvait penser ensemble « les soviets et les locomotives », « les soviets et l’électrification » ! Non, ici il n’y a plus de cohérence et de compatibilité. Ici, la locomotive, le capital l’a lancée contre nous. Désormais le concept unitaire de développement capitaliste se disloque: d’un côté le développement du capital constant devient un développement destructeur, de l’autre, les forces productives doivent s’émanciper radicalement du rapport du capital. La soumission du travail vivant par le capitalisme dévoile à ce stade une limite interne insurmontable. La soumission devient une fonction terroriste, la synthèse du travail mort et du travail vivant, au lieu de déterminer une nouvelle valeur, produit un potentiel de destruction inévitable, générale et proche. Nous sommes bel et bien sur le terrain indiqué par Marx; toute l’analyse de ce dernier tendait en effet à cerner le moment où dans le développement les éléments de la synthèse du capital doivent nécessairement se scinder, se séparer. D’un côté il y a le système capitaliste, en proie à sa propre déstructuration – c’est-à-dire un pouvoir indifférent, un détachement total de la valeur, et partant la possibilité (la nécessité) de destruction -, de l’autre il y a les conditions pour le travail vivant de sa libération sous une forme collective. Nous sommes donc sur le terrain de Marx, mais le fait que cette tendance devienne actuelle, effective, nous remplit d’une très forte émotion.
De fait il est exact qu’aussi bien l’analyse de la forme (de 1′)Etat que la phénoménologie de la praxis collective (de la subjectivité prolétaire et du procès d’autovalorisation) nous ont introduit à la logique de la séparation. Mais ici l’imbrication de l’histoire immédiate et de la réalisation de la tendance marxienne renouvelle complètement le problème. La limite du capital n’est pas une dimension prospective, elle manifeste une transparence immédiate. Cette séparation que j’avais enregistrée comme une césure méthodologique, la voici corroborée par une pleine intensité historique et par une limite théorique définitive. Non pas tendanciellement mais actuellement: on ne pourra plus attribuer un rôle quelconque de force productive au développement capitaliste; seule la composition du prolétariat révèle, représente et peut constituer le développement des forces productives, de la force productive. La limite a une épaisseur historique qui ne pourra que se consolider ultérieurement. A ce stade du développement il s’opère une rupture matérielle de la dialectique du capital avec les forces productives et de celle du capital constant avec le capital variable. La force productive divorce d’avec le capital. Le marxisme lui-même, comme théorie du développement des forces productives, s’applique seulement à la composition de classe et au procès d’autovalorisation prolétaire. Le marxisme devient logique de la séparation.

Mais revenons au fait, à l’émergence de l’Etat nucléaire. De ce point de vue, comme nous l’avons dit, nous y trouvons confirmation de l’analyse des processus de déstructuration par rapport à la loi de la valeur et à sa crise – qui sont propres à l’Etat capitaliste. En quel sens ? Au sens où l’autonomie capitaliste du politique s’organise de façon irréversible. Cette dernière obtient du capital constant une base d’où se déploie un chantage à la destruction. La terreur atomique se transférant du niveau international à celui de l’organisation intérieure des Etats s’insinue dans les mécanismes de l’administration et de la gestion du consensus. La crise de la loi de la valeur, sa persistance sous la forme du commandement trouvent une base matérielle. Une fondation matérielle solide tant substantiellement que formellement. Formellement: la règle de la terreur possède en effet l’efficacité d’un ordre que le simple appel à l’intérêt général du développement, fût-il appuyé par la force, ne pouvait plus avoir. En outre, la terreur présente un autre trait positif dans une perspective de commandement: elle est indifférenciée, elle révèle la nécessité de l’ordre au lieu d’en spécifier les articulations, les motivations, les directions. En termes substantiels: fonder le commandement sur le recours au chantage nucléaire implique également des caractéristiques spécifiques. La terreur implique en effet une rigidité tant dans la centralisation du commandement que dans les articulations hiérarchiques et répressives de la société qui est pour ainsi dire « dans la nature des choses ». Le capital constant devient directement commandement – remplissant tout autant un rôle de centralisation et d’absorption du commandement que de développement et de reproduction de ce dernier. A l’inverse de ce que donnent à croire des théoriciens patentés de l’eurocommunisme[[Allusion aux théoriciens ouvriéristes ralliés au P.C.I. développant la thèse de l’autonomie du politique (Tronti, A. Asor Rosa, Cacciari). Saisissons ici l’occasion de préciser que bien loin d’être un théoricien de l’« autonomie du politique » (comme l’a élégamment prétendu M. Padovani dans Le Nouvel Observateur, démontrant non son « grand sens des nuances » mais sa profonde et inexcusable ignorance), Negri n’a cessé de batailler là, contre.
, la plus haute autonomie du politique est tout entière structurée par les mouvements terroristes du travail mort. Quant aux effets superstructurels de ce développement, il est facile de les déduire, et de toute façon les appareils idéologiques d’Etat ne tarderont pas longtemps à nous les servir sous les sauces les plus diverses; mais nous pouvons d’emblée comprendre que l’horizon du consensus sera repoussé suffisamment en arrière pour nous faire reconnaître dans l’ordre le seul succédané de la terreur. Ce n’est que dans une telle situation que le pouvoir déstructuré peut en arriver à présenter un visage aussi violent y compris dans son idéologie.

S’il en est qui se laissent aller au pessimisme, à première vue il semble presque que l’on doivepartagerleursentiment.Maislepessimismeneremplit-il pas une fonction qui va dans le sens de la volonté déstructurée de l’Etat capitaliste actuel ? Il semble difficile de le soutenir lorsque, par exemple, les « nouveaux philosophes » attaquent l’« orgie de progrès et de lumières » à laquelle s’abandonnait – et s’abandonne la vulgate socialiste pour chanter le destin magnifique du développement des forces productives subsumées par le capital. Dans l’iconoclastie, dans ce refus d’accepter l’ordre pacifié des grands modes de production, dans ces insinuations détruisant les valeurs de la technique capitaliste je lis une pars destruens essentielle. La haine pour le pouvoir despotique que le travail mort voudrait de plus en plus exercer contre le travail, même lorsqu’elle est traversée demoments de pessimisme, exerce indubitablement, à défaut d’un rôle créateur, une fonctionmaïeutique. C’est un point de départ, c’est l’« interruption » capitale de l’« épaisseur de l’Histoire, des alluvions des Institutions ou de l’artifice de la Loi » (voyez Glucksmann, Lévy, Legendre, Holter ou autre). Il ne fait aucun doute que ce pessimisme évangélique soit important. Il n’empêche que cet aspect de la polémique est le moins important. La figure du pessimisme tombe dans la philosophie qui convient au pouvoir déstructuré du capital lorsqu’elle fait des catégories un usage absolu qui n’est ni dialectique ni révolutionnaire. Non dialectique quand elle considère le pouvoir « sans adjectif », ni révolutionnaire parce que du même coup elle est incapable de développer une logique de la séparation. Pour les « belles âmes » le capital constant ne peut représenter que de la souffrance! Certes, pour les vilaines âmes aussi le capital constant est souffrance. En dehors de la praxis collective, comme le souligne Foucault (interview in Les Révoltes logiques, n° 4), notre résistance individuelle (non « la plèbe, mais DE la plèbe. »[[ En français dans le texte.

qu’il y a dans chacun d’entre nous) ne peut être dialectique qu’au départ, tel un produit résiduel de la dialectique du capital, telle la mystification efficace de son pouvoir. Mais, là, voilà la pratique collective qui se dresse dans ses aspects théoriques et pratiques. Tous deux conduisent à une logique de la séparation dont l’autovalorisation et le sabotage représentent le moment novateur. Au moment précisément où la monstrueuse autonomie du pouvoir capitaliste affronte le pouvoir autonome du prolétariat – mais déjà elle y puisait ses origines et son explication.

La force productive, toute la force productive se trouve désormais entre les mains du travail vivant et dans sa tête. Si la séparation et la déstructuration de l’Etat du capital se sont produites, si elles ont atteint leur ignoble perfection, tout cela est inexplicable en dehors du résultat explosif de la dialectique du développement. C’est à son terme que se vérifie la limite à partir de laquelle, de par sa réalisation, les deux chemins se développent indépendamment l’un de l’autre. Là où cette indépendance réciproque, cette absence de continuité, d’analogie, d’homologie, de spécificité des mécanismes et des modalités n’empêche pas, quoi qu’il en soit, les deux développements de déterminer des effets sur l’ensemble du réseau dans lequel ils sont inscrits (je paraphrase M. FOUCAULT, Surveiller et Punir, Turin, 1976, p. 30-31, Gallimard, p. 32). Mais cette imbrication n’est pas indéterminée; son caractère déterminé réside dans le résultat de la lutte qui met aux prises les sujets qui président à la séparation. C’est ici que je lis la totalité du pouvoir du travail vivant, son émancipation activement actuelle, sa nature créatrice. C’est alors qu’il n’est certes pas permis d’être pessimiste !

Au contraire. Cette imbrication, cette séparation, cette consolidation extrême de la force productive dans le prolétariat face au durcissement terrible mais déstructuré de la puissance ennemie sont marquées par une série d’effets subversifs bien déterminés. Plus le capital constant sous les traits terroristes et irréversibles que l’Etat nucléaire lui confère tend au totalitarisme, plus l’existence séparée du prolétariat devient compacte socialement et tend à s’annexer la totalité du travail social dans son propre mécanisme d’autovalorisation. Plus l’Etat nucléaire est déstructuré, plus il est condamné à l’indifférence obstinée de sa propre volonté, plus la force de travail, socialement unifiée par son propre procès d’autovalorisation, est dotée d’une extraordinaire vigueur innovatrice. Ce n’est pas une contradiction, ni une opposition bien balancée dans son équilibre: c’est l’antagonisme de ce siècle, et l’issue sera le fruit de la lutte présente.
Prêter attention à la socialisation du procès d’autovalorisation prolétaire c’est en saisir le saut qualitatif. Toutes les catégories qui se rapportent subjectivement ou objectivement à celle du travail productif sont en train de se socialiser. C’est un changement qui préside à la transformation de la force productive en possession exclusive du prolétariat. La force productive est désormais totalement et exclusivement sociale. Le « nouveau mode d’exposition » [[Cf. note 7.
de Marx concerne le nouveau mode d’existence du prolétariat unifié dans son indépendance et socialisé dans sa force productive. Un saut qualitatif : par conséquent, si pareille transformation des catégories s’est produite, c’est à une nouvelle réalité que nous sommes confrontés, nouvelle du point de vue de son contenu social, mais nouvelle également dans sa dynamique. C’est une force productive sociale, une force qui surgit qualitativement du tissu à partir duquel elle a été tramée, et s’est reformée dynamiquement. Il en résulte une tension originairement nouvelle, une force commune, collective. Le résultat de la synthèse qui s’est opérée est l’amorce d’une phase plus avancée de la transformation sociale. Jusqu’ici nous avions examiné de manière plutôt statique le concept de composition politique de la classe. Les conditions du mouvement que nous avons été amenés à définir jusqu’ici nous offrent en revanche une perspective dynamique, et nous permettent de faire un nouveau pas en avant. La réappropriation de la force productive transforme la composition de classe, en faisant d’un résultat un moteur, d’une résultante une action, d’un effet une cause.

On définira matériellement cette transformation comme le passage de la « force de travail » à la « force d’invention » .[[ Cf. sur ce thème La Classe ouvrière contre l’Etat, et plus spécifiquement Prolétaires et Etat. Pour force d’invention (forza-invenzione), le problème de traduction est le même que pour forza-lavoro.
C’est la seconde spécification qui amène la classe ouvrière et le prolétariat à la conquête de leur propre indépendance. Essence dynamique, tension interne, projection active d’un côté; de l’autre expression matérielle de tout cela, capacité de répondre comme il convient aux besoins prolétaires en les insérant dans la trame productive de l’autovalorisation. Ce moment est essentiel. Nous définissons la force d’invention comme la capacité pour la classe de nourrir le procès d’autovalorisation prolétaire dans la plus complète indépendance antagoniste, de fonder cette indépendance innovatrice sur l’énergie intellectuelle comme force productive spécifique ( de façon de plus en plus exclusive ). Les prolétaires en ont assez de produire par leur lutte le machinisme des patrons : ils produisent pour leur propre compte selon la mesure du non-travail par la méthode de transformation sociale. Le caractère matériel de la force d’invention prolétaire renvoie aux besoins qui satisfont, aux désirs qui articulent, au caractère déterminé du procès de reproduction; la spécificité innovatrice renvoie, elle, à la confluence de la multiplicité des projets, dans un projet novateur dans son ensemble, pertinent socialement, central pour le prolétariat qui le met en œuvre. Les patrons tremblent, leurs experts travaillent à emprisonner ce qu’ils appellent la « qualité de la vie », l’« allocation du temps non travaillé », et puis l’innovation au sens strict ( pour de splendides exemples d’imbécillités académiques, voir dans Towards Balanced Growth, sous la direction du National Goals Research Staff, Washington D.C., U.S. Government Printing Office, 1970; G. BECKER, « A Theory of the Allocation of Time », in The Economic Journal, 75, septembre 1965; J. SCHMOOKER, Invention and Economic Growth, Cambridge Mass, Harvard, Oxford G.B., 1966). Bon travail! En réalité ils ne comprendront jamais, même lorsque nous leur lançons dans les gencives le sabotage, la force antagoniste subversive du projet d’autovalorisation ouvrière.

On n’oubliera pas non plus les effets « superstructurels » ( s’il est encore permis de recourir à ce terme impropre et galvaudé) de cette réappropriation prolétaire de la force productive sociale et de sa transformation en force d’invention indépendante. C’est ce sentiment orgueilleux d’être majoritaire, dans ses propositions, qui parcourt toute action prolétaire. C’est surtout ce caractère irréductible qui accompagne la vie politique du prolétariat. Ce n’est que dans la réappropriation de la force d’invention que ce qui est personnel et ce qui est politique ne font plus qu’un effectivement, une unité positive, ouverte, victorieuse. Nous n’oublions pas de la sorte la lourdeur de la tâche. Le seul fait que la séparation soit condition de la libération des forces productives nous fait toucher du doigt une série de difficultés. Mais d’un autre côté y avait-il une autre voie ? Et cette voie de l’approfondissement victorieux de sa propre séparation, de l’intensification de sa propre indépendance, de cet effort (prométhéen ?) pour se dresser tout seul, n’est-elle pas peut-être tout compte fait la plus désirable des situations ? Oui, répétons avec le poète : « Poor dead flower ! when did you forget you were a flower ? / when did you look at your skin and decide you where an impotent dirty old locomotive ? the ghost of a locomotive ? the specter and shade of an once powerful mad American locomotive ? / You were never no locomotive, Sunflower , you were a sunflower ! » (A. GINSBERG, Howl, 1956.)

Traduction de Yann Moulier