Articles

Une remarque à propos de la “liberté” subjective, du point de vue d’un psychanalyste

Partagez —> /

Qu’il s’agisse de la formation de légendes efficaces, d’idéaux, de religions, ou de la mise en forme d’une certaine structure de la jouissance plutôt rigide, le concept d’idéologie reste le plus pratique à qui voudrait subsumer sous un terme unique les appareillages de pensées où une culture particulière se reconnaît. Si l’on enquêtait pour reconnaître parmi les idéaux ainsi recollectés celui dont tout un chacun se réclame ou s’est réclamé, sans doute est-ce celui de liberté qui se montrerait le plus insistant. Selon des voies diverses, le libéralisme et le marxisme s’en sont réclamés et la psychanalyse aussi. Pourtant, le terme de liberté, s’il devait qualifier le bénéfice d’une cure, réclamerait quelques précautions.
Ce n’est pas la découverte d’un déterminisme particulier (réductible à une explication rationnelle) qui aura permis à un analysant de se débarrasser de l’un de ses symptômes. L’analyste qui déclarerait tout de go à une migraineuse qu’elle souffre de la tête à chaque fois qu’elle rencontre tel homme parce qu’il serait si semblable à son père, peut être certain qu’une telle mantique n’entraînera aucune sédation de la douleur (alors même que le symptôme se déclenche en effet dans cet ordre). Au contraire, il existera une bonne chance pour que la céphalée se renforce, embellisse, se déclenche à l’heure même des séances, suite à l’intervention d’un aussi paternel analyste.
C’est que le propre du sujet tel qu’il se découvre en analyse est de nier ses déterminismes grâce au symptôme, signant ainsi avec obstination, du blanc-seing de sa souffrance, une mise en liberté précaire. Liberté bizarre que celle ainsi dénotée par la douleur d’un symptôme impossible à concevoir autrement que comme pure négation des déterminismes, n’en déplaise à Heidegger (Cf. Vom Wesen der menschlichen Freiheit) pour qui elle est simple appropriation d’un espace subjectif. (?)
L’un des apports majeurs de la psychanalyse, qu’elle démontre dans toute sa pratique, est non seulement de distinguer avec force la causalité et les déterminismes, mais de plus de montrer que la négativité du symptôme articule ces deux registres. Comme ceux-ci le sont également dans le discours, la talking cure a un effet, qui consiste moins à libérer le sujet de son symptôme qu’à lui permettre de s’en servir, qu’à l’activer avec style. La « liberté » reste donc ainsi toujours rétroactive à son procès dénégatif, conditionnelle plutôt que conditionnée, fiction aussi effective que celle de ce sujet qui s’affirme en niant. Une telle fiction de la liberté subjective ne se résume en rien à un exercice solitaire, comparable à celui d’une découverte esthétique, ou d’une élation mystique, puisque le lien social ne manque pas de cadrer les formes du symptôme.
La liberté ainsi disposée, parfaitement symptomatique, n’est pas le résultat contingent de différents déterminismes. surdéterminés comme l’écrivit Freud, ou encore déterminés en dernière instance selon Marx, mais l’effet d’une causalité que l’on peut franchement aujourd’hui distinguer du déterminisme. Que causalité et déterminisme s’opposent ne définit donc pas une abstraction du sujet. Ce dernier n’échappe pas à ses déterminismes, mais il en répond symptomatiquement. De plus, que le symptôme ne puisse se résoudre dans aucune signification particulière (déterminée) ne veut pas dire que ce sujet symptomatique soit sans cause dans son action, même s’il ne peut par définition rien en dire. Pour prendre un exemple que l’on développera plus loin, il est possible que les étudiants de la Place Tien An-Men n’aient mis en avant que des mots d’ordre vagues, contradictoires, ou peu consistants. Mais une telle indétermination relative permet-elle de définir un Sujet prêt à se révolter contre la puissance de l’État dès que l’occasion s’en présente ?
Cette disposition de la liberté interroge aussitôt d’autres registres : si la conception marxiste devait avoir réduit la question de la liberté à la conscience de la socialité, ou encore à une analogie sans distance entre le sujet de l’histoire et l’individu social, elle aurait non seulement confondu causalité et déterminisme, ramenant la première aux seconds, mais elle aurait méconnu l’un des ressorts les plus révolutionnaires de l’action, celui que personne n’asservira jamais, pris comme il l’est dans une dialectique de la contradiction dont il est certain que rien ne la résoudra.
Que ce qui cause l’action d’un sujet renie symptomatiquement ses déterminismes (qu’il reconnaît donc dans cette mesure) définit pratiquement l’inconscient selon un choix forcé : ou bien le savoir (déterminé) ou bien la vérité du symptôme (qui ne veut rien savoir). Et comme l’agir humain se situe par rapport au symptôme, il s’ensuit qu’il n’y a pas de savoir de l’acte (comme le disait Lacan), bien que cette constatation impose une limitation aux prétentions éventuelles de la psychanalyse. A quelle efficacité, en effet, peut prétendre une compréhension qui se révèle inefficace, non seulement quant à l’objet auquel elle prétend s’appliquer, mais aussi pour celui qui la comprend effectivement ? Les psychanalystes, par exemple, peuvent bien en savoir beaucoup sur les fonctions vides qui régissent la structure des groupes, cela ne les empêche nullement de se livrer à des facéties toutes plus désopilantes les unes que les autres dans leurs associations professionnelles. Ce qui guide l’efficacité de la cure elle-même, essentiellement articulée par le déplacement discursif du symptôme, s’oublie au fur et à mesure qu’elle se réalise. Et il en va de même du côté de l’analyste : la recommandation de Freud d’aborder tout nouveau cas comme si c’était le premier, ou celle de Lacan de ne pas chercher à comprendre trop vite, sont des conseils en un sens inutiles, car chaque fois qu’il agira auprès de son patient, l’analyste sera dépassé par son acte, comme tout un chacun.
Tenir les deux bouts de la chaîne, entre causalité et déterminisme, entre religion et science, entre obscurantisme et mathème, est un art qui laisse plus d’un analyste muet, même lorsqu’il ne se trouve pas dans son fauteuil. Si bien que l’exercice à l’aveugle de l’analyse (dans le défaut du savoir) pourrait donner finalement ce sentiment que le terme idéal de la cure serait la découverte d’un sujet épuré, en liberté inconditionnelle là où c’est au contraire le conditionnel de la fiction qui s’éprouve. Bref, la psychanalyse ne serait-elle pas un des plus merveilleux instruments idéologiques des temps actuels (du moment d’agir sans savoir ce que l’on fait, tout naturellement) ?
Au milieu de la déconfiture des idéaux d’émancipation, la psychanalyse semble tenir bon. Plaident en faveur de cette thèse l’utilisation fétichiste des concepts freudiens que ce soit au sens du fétichisme de la marchandise (lorsqu’elle est commercialement réduite à son marché) ou que ce soit au sens pervers du terme, lorsque sa doctrine est utilisée comme un nouveau petit livre rouge par les nostalgiques des petits pères des peuples.
Que la psychanalyse ait tout pour être partie prenante de l’idéologie actuelle est un euphémisme. Elle semble si bien fondue dans le décor que la fonction qu’elle occupe n’apparaît même plus. Ce n’est pas tant qu’elle composerait avec le néo-libéralisme comme elle pourrait le faire avec d’autres modes de production, c’est plutôt que son corpus théorique, en explicitant une irréductibilité subjective, paraît convenir parfaitement à l’idéologie de la libre entreprise. Lorsque Machiavel (auteur moderne) soutient qu’« il faut être seul pour fonder un état », cette solitude dans l’acte ne manquera pas d’émouvoir l’épigone d’un sujet sans détermination.
En son temps, le freudo-marxisme a beaucoup fait rire les spécialistes. Cependant la critique d’un freudo-libéralisme effectif n’a pour ainsi dire jamais existé, tant l’idéologie a escamoté jusqu’à son existence. Il est vrai que la psychanalyse possède cette amusante particularité d’avoir une pratique qui contredit sa théorie (et à dire vrai n’importe quelle théorie, dès qu’elle propose une vision du monde). La découverte de Freud ne constitue par une « praxis » parce que n’importe quelle production symptomatique d’un analysant est originale et résiste à la totalisation (résultant d’une contradiction, elle ne saurait tomber sous un concept). Une défense pudibonde de la psychanalyse pourrait donc toujours prétendre que la récupération idéologique de la liberté irréductible du sujet par la « libre entreprise » est un avatar contingent qu’elle récuse.
Afin d’essayer de démarquer notre liberté et la leur, encore faudrait-il préciser l’identité de celui qu’elle concerne. Les différents procédés qui permettent de « faire corps » : la fraternité de l’Ethnie, de la nation, des institutions, de la langue, d’une histoire, voilà autant de traits qui ont pu passer pour de fallacieux subterfuges destinés à assurer à chacun une identité idéale, en dépit de la réalité d’un monde hostile, avant tout celui de la lutte des classes. Selon un tel schématisme, la réalité des luttes d’intérêt serait occultée par l’appartenance à un même ensemble, aussi varié que l’on voudra, la tenue de cet ensemble réclamant une idéologie, religion, dogme scientifique, mythe, qui la justifie. Dans ces conditions, on se demande ce qui a bien pu faire le sujet de l’histoire assez bête pour adhérer à de pareilles balivernes, et de plus pour persévérer dans cette voie. Son ignorance peut-être ? Mais la production et la reproduction idéologique n’ont jamais été spécialement le fait des plus ignorants. On voit ici tout l’intérêt de ne pas confondre causalité et déterminismes, si l’on veut caractériser les mécanismes d’identification de masse autrement que comme le résultat de manipulations calculées (ce qu’elles sont rarement).
Ce qui cause l’action du sujet résulte des déterminismes qu’il subit et contre lesquels il lutte : par conséquent, la cause elle-même est vide, car elle veut autre chose que la négativité qui la pousse ; elle semble donc absurde si l’on veut: autant qu’un lendemain dont on sait à l’avance qu’il ne chantera pas. Et c’est ce vide de la causalité qui appelle l’identification, qu’elle soit éventuellement réactionnaire (comme celles qui viennent d’être mentionnées), ou bien qu’elle soit réputée progressiste (même lorsqu’en identifiant le sujet à sa force de travail et en lui confiant une mission rédemptrice, la thèse soutenue ne disconviendrait pas à saint Paul). Dès qu’il sera identifié selon l’un de ses modes, le sujet méconnaîtra ce qui le cause, selon l’occultation propre à l’idéologie de cette identification.
Loin de faire prévaloir l’indécidable et la pensée trouée, l’idéologie moderne est toujours aussi implacablement active, masquée qu’elle est derrière nombre d’évidences, parmi lesquelles on peut compter les règles du marché, l’état de droit, différents mythes « scientifiques », la démocratie, et l’on peut parier que le sujet de la psychanalyse (aussi subversif et lacanien que l’on voudra) participe pour sa part de cette idéologie.
Cependant, que cette idéologie soit masquée derrière ces diverses évidences, veut-il dire qu’elle serait inconsciente, et si c’est le cas, cette inconscience a-t-elle un rapport avec la découverte de Freud ? Si l’angoisse de castration forme le motif du refoulement, alors tout ce qui permet de lutter contre elle fera partie de ce qu’il y a d’inconscient. Il en ira ainsi par exemple du racisme ou de ses formes dérivées (dont la pureté écologique n’est pas la moins surprenante) ou encore de l’appel au Maître ; ou encore de la prétention au «non savoir », (pas si moderne, si l’on pense à Socrate, et dont l’une des formes actuelles est aussi la revendication d’une pensée non-totalisante). Loin de résulter du machiavélisme de l’appareil d’État, il existe donc un point commun entre les mécanismes d’occultation de l’idéologie et l’inconscient freudien.
Pour la plupart nous ignorons le pourquoi de nos goûts, et ce qui nous amène à les partager avec d’autres. Nous serons de gauche, de droite, raciste, non fumeur militant, spontanément et avant tout raisonnement, au même titre que nous ignorons ce qui préside à la formation de nos symptômes ou de nos penchants sexuels. C’est parce que de tels choix sont aussi inconscients qu’un homme politique aura à peine besoin de s’expliquer et d’argumenter, et qu’il lui suffit d’être représentatif de la position inconsciente concernée par une classe pour recueillir aussitôt les suffrages de ceux qui se reconnaissent en lui. Il joue sur l’identification plutôt que sur l’idée. Qu’y a-t-il jamais eu de « rationnel » au sens qu’a couramment ce terme, dans les positions politiques soutenues de la sorte ? La division entre la gauche et la droite, par exemple, largement « idéologique » à cet égard, reste jusqu’à ce jour inexplicitée, et son historique, à partir de la fin de la théocratie en France, demande encore à être approfondie.
Nous n’aurons pas dit par là qu’un choix politique particulier aura un motif inconscient (selon un remake tardif du freudo-marxisme) car le même motif inconscient pourra avoir comme conséquence deux choix politiques opposés (un amateur du feu a toujours le choix entre la profession de pompier et la pyromanie). La décomplétude de l’idéal, si elle se produisait, en analyse ou ailleurs, n’aurait pas d’implication « politique » particulière : en effet, rien ne prouve que l’action politique soit motivée par l’idéal que le sujet se fixe en avant de sa carrière. Bien plutôt elle est motivée par son vide d’identité, qu’il méconnaît par principe et qui est déjà la fameuse décomplétude, cette fin de la pensée totalitaire qui serait l’acquis si important de notre modernité. En ce sens, de même que la psychanalyse ne saurait tenir un discours cohérent sur le résultat de la sublimation (sur l’art) – alors qu’elle peut en apporter sur son mécanisme – de même reste-t-elle balbutiante sur le déroulement de l’histoire effective – alors qu’elle peut en dire beaucoup sur la formation des groupes sociaux.
Il n’arrive presque jamais qu’un sujet change radicalement ses options politiques grâce à son analyse. Il pourra assouplir quelque peu la radicalité de ses positions, mais son orientation de toujours demeurera. Lorsqu’il changera d’idéal il se comportera par rapport au nouveau mode de penser comme il le faisait par rapport à l’ancien, qu’il croira avoir répudié. Tel qui fut hier maoïste sera aujourd’hui lacanien selon une stratégie identique, trop heureux d’avoir un maître dont la parole lui assure un pouvoir. Et tel, qui se félicite de ne plus avoir d’idéal grâce à son analyse, ignore le plus souvent que la psychanalyse elle-même est ce nouvel idéal, dont la sauce lui permet de dévorer allègrement l’univers.
Ce n’est donc pas superficiellement que la psychanalyse se noue au politique (par exemple au sens où un dictateur devrait être considéré comme un dangereux paranoïaque). Ce n’est pas non plus au sens où la découverte freudienne apprendrait à supporter la contradiction et l’incomplétude du symbolique, puisque la psychanalyse elle-même se démontre capable d’une pensée totalitaire : presque n’importe qu’elle activité humaine peut être regardée à travers sa grille, que ce soit l’art, la cuisine, la poésie, la politique, etc… (ce qui ne manque pas de susciter un certain agacement, souvent justifié). C’est bien plutôt au niveau où elle découvre ce qu’il y a d’inconscient dans des processus d’identification, finalement idéologiques.
Prenons un exemple qui permette d’interroger l’idéologie en son point de méconnaissance le plus aigu : le motif de la sécularisation de l’ordre sacré dans la sphère politique demandera sans doute encore beaucoup de soins avant d’être complètement analysé, car rien n’est plus surprenant que de retrouver dans l’ordre «démocratique» des principes dont les théocraties pouvaient se réclamer à un autre niveau. A chaque fois, ce sont sans doute des modes d’organisation de la jouissance – établis entre accumulation des biens et l’interdit d’en jouir – qui se sont pérennisés presqu’inchangés dans les différents systèmes démocratiques. Les fondements théologiques de la théorie politique moderne sont désormais largement reconnus. Après les travaux de Max Weber, nombre de chercheurs ont montré comment les dogmes de la religion chrétienne se sont sécularisés différemment selon l’aire d’influence du protestantisme ou du catholicisme.
Dans l’ère protestante, les auteurs de la constitution américaine, fidèles à l’éthique de la prédestination, se sont gardés d’en appeler à la vertu ou à la raison. Par conséquent, dans le défaut de tels principes, mieux valait ne pas espérer l’émergence d’une volonté unitaire, mais plutôt celle des divergences d’intérêts et la désunion, seul bien commun reconnu. Dans l’ordre libéral américain, l’hypothèse est peu optimiste quant aux qualités morales des citoyens. Il est seulement question de neutraliser un mal inévitable et par conséquent le gouvernement démocratique ne saurait être associé à l’idée d’un bien commun. C’est tout le contraire dans la tradition française où les citoyens sont voués à la réalisation du bien commun et du progrès.
En effet, la Révolution française n’a pas manqué, fort catholiquement et sur la base d’une rédemption toujours possible des pécheurs, de prôner une émancipation collective grâce à une action sociale, sur cet arrière-fond que toutes les âmes sont égales. C’est un modèle de l’idée démocratique qui prévaut dans l’aire romaine (et sans doute orthodoxe). La volonté unanime du peuple est ainsi supposée faire la loi, selon la conception qui fut celle de Rousseau dans Le Contrat Social : «La volonté générale est toujours bonne et vise toujours le bien commun ». Non que la multitude aurait par nature l’intuition de ce qui est moral, mais elle légifère raisonnablement dans la mesure où « le peuple qui est soumis à la loi doit également en être l’auteur ».
Entre la solution libérale américaine et la solution républicaine française, il y a une opposition : des droits égaux n’étant pas accompagnés par une distribution égale des biens, le projet républicain doit donc aller vers une transformation révolutionnaire. Le modèle romain est donc plus révolutionnaire que le protestant (il le reste, et nous communierons donc encore ensemble, un jour prochain).
La sécularisation du sacré, ou plutôt le fait que loin de passer à un apparent athéisme matérialiste, le sacré tout en gardant son efficace, se méconnaisse lui-même, a entraîné une interruption de la réflexion sur ses fondements. Jamais l’interdit monothéiste de la représentation des images n’aura été à ce point méconnu dans ses causes comme dans ses effets ; qui, par exemple, reconnaîtrait l’un de ses avatars modernes dans les critiques de la « Société du Spectacle » ? Et pourtant, ce sont sans doute les mêmes questions (d’abord évoquées par un certain Moïse) qui se posent à nouveau, sous un jour considérablement obscurci par la sécularisation : celles de l’interdit de la représentation d’un corps de jouissance, de sa castration. Apprécions en la modernité au travers de ce petit dialogue exotique et spectaculaire, entendu au bord de la piscine d’un grand hôtel international, en plein coeur de la jungle amazonienne : « Mademoiselle, s’il vous plaît, mon ami souhaiterait être pris en photo à vos côtés, au titre d’un souvenir de vacances… y objecteriez-vous ? – Mais non, mais non ». Clic, clac, c’est fait. Voici donc uni pour toujours sur le papier couleur, ce couple souriant dont les protagonistes ne se connaissaient pas auparavant. De retour au pays, les amis assemblés s’émerveilleront de cet instant idyllique. Sur place, le globe-trotter s’ennuyait ferme, rongé comme de coutume par la privation sexuelle qui lui avait fait parcourir plusieurs milliers de kilomètres, dans l’espoir de découvrir enfin un paradis érotique. Mais, prenant sa photo, n’est-il pas déjà à Paris au milieu de ses amis, réconcilié avec sa privation ? Le voleur d’images est à la fois ici et là-bas, comblant son manque actuel par son plaisir futur, initiant la « Société du Spectacle » à un échelon plus modeste que celui des manipulations du pouvoir politique. Sortie subrepticement de la sphère du sacré, rien n’arrêtera plus la puissance de l’image. Imaginerait-on demain le Pape interdisant à ses ouailles l’usage de la télévision (ou pour le moins son utilisation sans contraceptifs) ? Et seuls les plus sauvages des monothéistes craignent encore la photo comme ce procédé diabolique capable de leur voler leur âme, leur bien le plus vide, détruit s’ils se soumettaient à sa capture.
Lorsque je vois mon image, je sais sans doute qui je suis, mais si je peux jubiler de me reconnaître ainsi, comme je le fis lors de ma première rencontre avec un miroir, je perds cependant ma vraie demeure, qui est mon exil de l’image, perte de tout savoir sur mon corps m’obligeant à chercher auprès de mon prochain la preuve renouvelée de mon existence : – Ami, mon lien à toi s’arrête à l’image, et je t’ai perdu en m’y trouvant. Le spectacle, pour universel qu’il soit, est la limite interne du communisme auquel il m’est arrivé de rêver. Et lorsque je verrai d’autres images, à dire vrai presque n’importe lesquelles, je serai aussitôt plongé dans une torpeur identique ; semblablement. Le média qui prétend faciliter la communication interdit la communication. L’image n’est pas du même ordre que la parole. Elle dispense de sa question : le trou d’être que creuse le parler, l’image l’obture, lui opposant sa plénitude muette. Celui qu’elle hypnotise reste isolé dans sa représentation. En me disant qui je suis, la plénitude de l’image s’oppose à l’inquiétude qui m’amène à te parler pour savoir qui je suis. Comme le fait remarquer Georgio Agamben « … ce qui pousse les nations de la terre vers un unique destin commun, c’est l’aliénation de l’être linguistique, le déracinement de chaque peuple de sa demeure vitale dans la langue[[G. A. Gamben Futur Antérieur N° 2 Glose marginale aux commentaires sur la Société du Spectacle. ».
Est-ce seulement à titre de conséquence que l’image fait vendre, par exemple grâce à la publicité, en me montrant l’image du bonheur auquel je pourrais prétendre en achetant une certaine marchandise ? N’est-ce pas au contraire dès son origine que l’image participe du fétichisme de l’échange? Marchandise universelle, image avant d’être marchandise, l’occultation de la division du sujet peut alors s’écrire $ -> S. La « Société du Spectacle » va contre la division du sujet. Le sujet barré est barré une deuxième fois par le fétichisme de l’image et par tout ce qui, de la marchandise s’anthropomorphise. L’image vide l’homme de son vide, c’est-à-dire de sa présence, de ce qui peut faire sa parole pleine, parce que c’est ce vide qui non seulement a une valeur d’échange, mais pousse à l’échange.
Nul ne songerait sérieusement à critiquer l’accroissement de la production des biens et de leur consommation. Cependant, il existe un motif d’aliénation dans le lien entre marchandise, image et fétiche, dont aucun domaine n’est désormais abrité, (pas même celui de l’art). Aliénation profonde dans la circulation actuelle des biens, parce que cette dépense occulte par principe toute réflexion sur ses propres conditions d’effectuation. Si bien que tout un chacun post-modernise un peu vite, comme si table rase était faite de toute idéologie (ce qui n’est pas le cas) ou comme si l’on pouvait imaginer que, grâce à une critique de la Société du Spectacle, ou encore, grâce à la mise en question des identifications imaginaires de groupe, toute idéologie s’en trouverait heureusement décomplétée, marquant la fin des pensées totalitaires : « nous avons le plaisir de vous annoncer la fin des conceptions du monde en même temps que celle des totalitarismes qu’elles engendrent. Maintenant, nous savons qu’il y a irréductiblement de l’indécidable » (et ceci n’est pas une nouvelle pensée totalitaire).
Une version primaire du postmodernisme annonce la fin des idéologies, alors qu’elles sont toujours aussi puissantes et qu’un remaniement de leur agencement ne les empêche pas de nous mener dans une relative ignorance de ce que nous faisons.
Un certain « déficit du politique » semble aisément compréhensible : le socialisme réel connaissant un funeste destin, ce n’est pas seulement au niveau des grands enjeux de la politique mondiale qu’une bi-polarité s’effondre, mais dans la tête de chacun, et l’on tremble devant ce vide de la pensée. Dans son défaut, le racisme et le fascisme ne risquent-ils pas de resurgir plus violemment que jamais ? On nous rassure tout aussitôt : les luttes nationales, si elles existent, resteront toujours localisées, et, par conséquent, elles ne risquent pas de former une nouvelle valeur universelle. Pourtant, bien qu’il ait été localisé à des nations particulières, le fascisme n’en a pas moins déjà été, et il est encore, une valeur universelle. On nous rassure encore une fois : ne voyez-vous donc pas que c’en est fini des systèmes de pensée globalisants, des lendemains qui chantent, des visions du monde anti-humanistes et que, pour le dire en un mot, la fin de l’histoire[[Avec le retentissement que l’on sait, l’article de Francis Fukuyama The End of History (The national interest, summer 1989, p. 4) cherche à démontrer que nous en serions arrivés « au point final de l’évolution idéologique de l’homme et cjue notre avenir se résumerait à l’universalisation de l’« American way of life » et de la démocratie libérale occidentale comme la forme finale du gouvernement humain». L’auteur semble compter pour peu de chose que la démocratie américaine libérale soit fort éloignée du modèle français, toujours porteur structurellement, d’une tension révolutionnaire. Considérons la thèse de Fukuyama selon laquelle « l’égalitarisme de l’Amérique moderne représente l’accomplissement essentiel de la société sans classes envisagée par Marx ». Nous voici donc à la fin de l’histoire au sens politique du terme: «il n’y a plus de lutte ou conflit autour des grandes questions et donc il n’y a besoin ni de généraux ni d’hommes politiques ; ce qui demeure c’est principalement l’activité économique ». Nous n’aurions donc plus besoin que de juges pour appliquerr les lois et d’une police pour les faire respecter. C’est selon ce schéma que le libéralisme a fait respecter son ordre au Panama, et qu’il tente actuellement de le faire au Koweït. est arrivée ?
Dans l’un de ses derniers livres, Nombre, Alain Badiou démontre que « … le domaine de tous les objets possibles de ma pensée n’est pas un ensemble». Il va de soi qu’une telle caractéristique de la pensée n’est pas une invention moderne, même si elle portait d’autres noms dans le passé. (Dieu ou l’infini, par exemple, sont des noms efficaces, parmi d’autres, de l’incomplétude de la pensée). Ce n’est donc pas une découverte contemporaine de l’incomplétude qui nous permettrait d’espérer la fin des totalitarismes. Et cela d’autant plus que la puissance totalitaire trouve sa source la plus puissante dans l’incomplétude de la pensée : la où je ne pense pas, je suis, ou plutôt, je voudrais être, et c’est ce défaut d’identification qui fonde la violence d’un totalitarisme qui n’a nul besoin d’être conscient pour être efficace.
Aussi la notion de fin de l’histoire, qui n’est après tout qu’une version particulière du post-modernisme, témoignet-elle d’abord d’un manque d’imagination qui a sans doute eu à toutes époques ses représentants (dont la cécité n’a d’ailleurs jamais empêché une histoire de s’écrire, à l’aveugle selon la coutume). Selon cette conception, on le sait, le libéralisme serait son dernier stade et il nous faudrait maintenant aménager la maison, organiser tranquillement et avec méthode les rapports toujours conflictuels qui existent entre l’individu et un État qui, puisque c’est la fin de l’histoire, se dissoudra peu à peu dans une fonction purement administrative. Comme le fait remarquer Toni Negri, n’est-ce pas la perspective qui est ouverte lorsque « la police ne doit pas faire front à l’émergence d’antagonisme, qu’elle peut se dissoudre dans l’administration publique » ? (Polizeiwissenschaft). Que doit gérer désormais la polizeiwissenschaft, débarrassée qu’elle serait du souci des luttes de classes, sinon l’antagonisme entre le néant ontologique du sujet et l’identité dans laquelle l’État l’enferme?
Dans Futur Antérieur n° 2, Toni Negri soutient une thèse sans doute incontournable, selon laquelle: « seul le vide de détermination, le manque absolu du lien social peuvent déterminer une alternative ». Il conviendrait d’examiner en quelle occasion un tel événement peut se produire. En dehors de la sphère politique, c’est le cas, assez rarement, pendant une analyse, bien que l’on ne puisse l’attester absolument puisque par définition rien ne peut s’en dire. C’est plutôt un moment d’impersonnalisation qui en témoignera. Encore faut-il ajouter qu’il ne s’agit pourtant pas d’une inconsistance du lien social puisque le lien à l’analyste en est un. De même sans doute pour le moment impersonnel de l’émotion esthétique ou encore pour l’instant d’élation mystique (événements qui restent eux aussi dans le cadre d’un lien social). Pour évoquer un « manque absolu du lien social », faut-il prendre l’exemple des foules de Berlin ou de Tien-An-Men, considérées comme des puissances vides de détermination n’ayant rien d’autre à dire que « ça suffit » ?
La fiction (finalement idéaliste) d’une liberté infinie et des limites qui lui seraient imposées de l’extérieur par les rapports sociaux ne risque-t-elle pas d’obscurcir la compréhension de la dialectique subjective (non idéaliste) du lien social ? Existe-t-il un sujet socialement inconsistant, qui résisterait à former quelque « societas » que ce soit’? Il faudrait alors situer la contradiction principale entre ce sujet toujours prêt à la révolte et un Etat démiurge, avec lequel il ne se serait jamais compromis. Imaginons un instant qu’il existe bien cette potentialité d’un sujet, non seulement sans détermination, mais dont la causalité ne se définirait pas non plus par la négation de ses déterminations. Ce libre sujet, que rien ne définit, peut malgré tout être rangé dans un ensemble, celui de ceux qui ne font partie d’aucun ensemble. Par exemple, celui d’une communauté qui, pour être idéale, à venir, est aussi déjà présente, puisque de tels sujets ne sont concernés par les tribulations de l’histoire que dans la mesure où elle les embarrasse.
Cependant, s’il existait un tel sujet sans détermination, il serait par définition « non identique à soi » (én effet, d’être identique, il serait déterminé). Rien ne devrait donc le caractériser, dans l’ordre de la pensée ou dans celui de la représentation. On pensera alors tout aussitôt à la définition canonique du zéro proposée par Frege : «zéro est le nombre qui appartient au concept “non identique à soi “, puisque tout objet est identique à soi, l’extension du concept ” non identique à soi ” est vide ». De même pour Frege, le Un s’engendrera à partir du zéro, qui est le seul nombre à n’être « subordonné à aucune constatation». On en déduira que, si tout sujet est «non identique à soi », il ne s’engendrera comme Un qu’à partir du zéro. Pour se situer, un tel sujet réclame donc dès le départ la communauté virtuelle, déjà présente, de ceux qui ne font partie d’aucun ensemble (un concept d’humanité si l’on veut, dans le cas exactement vide). Si l’ensemble de ces uns est engendré à partir du zéro, pour qu’il y ait de l’un, il faut l’autre, qui est d’ailleurs dans le même cas embarrassant. L’analogie faite avec la conception de Frege implique l’extension des Uns à l’infini, extension nécessaire pour pouvoir se compter sans être déterminée. Ainsi, dans la psychologie des foules, le sentiment de liberté, parfois si puissant (alors que pour un observateur extérieur, rien ne peut sembler plus manipulé qu’une foule) tient à la délégation que chacun fait à son voisin, qui ne manque pas de faire de même, atteignant ainsi à l’ivresse du non identique à soi (habité qu’il est par l’infini).
Remarquons également que le nombre des Uns en jeu dans une telle opération est en droit illimité, exprimant ainsi le totalitarisme exigé par le sujet qui se veut « sans détermination». Sa liberté réclamera tout aussitôt une extension à la terre entière. En un sens, communisme authentique, elle ne peut en un autre sens souffrir que quiconque puisse manquer à l’appel, sans qu’un trouble ne soit jeté dans l’ordonnancement des nombres. Du point de vue de la psychologie élémentaire des foules, l’infini est plus simple à comprendre que le fini (ce qu’est un sujet). De même que, pour Dedekind, l’infini est plus simple à formaliser que le fini (le nombre infini – la totalité des entiers par exemple – précède dans sa construction le nombre fini)[[Cf. Le Nombre et les nombres d’Alain Badiou.. Une telle extension à l’infini (par exemple un communisme idéal, ou moins abstraitement, le christianisme « catholicos ») peut connaître, et d’ailleurs connaît presque toujours un arrêt sur image, celle du chef par exemple, qui délimite l’ensemble infini potentiel (exténuant) à un sousensemble particulier, qui n’en perdra pas pour autant son aspiration totalitaire. Ce communisme anéanti qui en appelle à l’universalité des hommes peut trouver sa limite dans l’élection du chef, aspiré à cette place moins par son machiavélisme, ou par son goût du pouvoir, que par cette convocation du vide d’identité. Le désespoir du sujet non déterminé. étreint par le néant fraternel d’être un, est peut-être ce qu’il a de plus précieux, mais aussi ce qui l’ouvre au pire (ainsi du romantique nihiliste, qui après avoir écouté un concert wagnérien en passe au pogrom).
Une telle définition de l’infini – du totalitarisme – qui régit un ensemble, à commencer par l’ensemble des sujets libres de détermination, ne tient nullement au comptage lui-même, mais à la fonction du comptage. Cet infini n’est pas l’infini numérique. En effet, dans le groupe élémentaire, un manque d’identité s’appuie sur un manque d’identité. Ainsi, c’est du rapport du un au un (dans une foule de deux personnes par exemple) que s’engendre l’infini. En extension, l’ensemble qui s’appuie sur un tel engendrement peut être dit infini, même lorsque son nombre est limité (un groupe fasciste, même s’il est restreint, pourra ainsi menacer toute une société, parce que son mode de cohésion réclame dès le départ une hégémonie totale).
Cette extension de l’infini peut se déduire de la définition que Dedekind a empruntée à Galilée. Galilée avait remarqué qu’il existe « une correspondance bi-univoque entre les nombres entiers et les nombres qui en sont les carrés. Cependant, les nombres carrés constituent une partie propre des nombres entiers ». Deux infinis sont donc (étrangement) dans une correspondance bi-univoque (entre un ensemble et l’une de ses parties). Galilée n’en tira pas la conclusion audacieuse de Dedekind : « un système S est dit infini quand il est semblable à l’une de ses parties propres ». De même, dans la formation du groupe, chacune de ses parties est semblable à l’ensemble qu’elles constituent. Et cet ensemble lui-même peut être dit infini, au regard de l’infinité à l’égard de laquelle il est dans une relation bi-univoque (une idée de l’humanité, si l’on veut, qu’il représente infiniment. Ce qu’il y a d’infiniment tragique dans le fascisme, c’est l’humanité de l’aspiration au néant). Ami, je t’identique comme je peux, et du coup moi de même. C’est délicieux : nous sommes perdus. Existe-t-il signe plus certain d’un procès d’identification anéantie que la sorte d’appel à la mort mystique, le goût puissant du sacrifice pour la cause commune que l’on voit à l’œuvre dans presque tous les ensembles constitués?
On aperçoit donc le problème qui est posé, si l’on veut soutenir qu’il existe des instants de grâce où l’identité serait en quelque sorte suspendue, et où un pur sujet se trouverait dégagé, en même temps que de ses déterminismes, de la place aliénante qui lui a été impartie par l’histoire. Est-ce en ce moment le plus exaltant de l’activité révolutionnaire de masse, celui où la foule fait reconnaître sa puissance la plus vide, que l’on pourrait reconnaître le sujet qui vient, se manifestant alors dans sa pure négation ? Pourtant, on l’a rappelé, ce moment est aussi celui où de puissants liens identificatoires se tissent entre les révoltés, qui ne sont jamais autant « Un » que lorsqu’ils font foule. Dans mon vide d’identité, qui suis-je en effet si je ne suis que grâce à celui qui est à mes côtés
S’il s’agissait de l’avènement d’une libre subjectivité, l’action politique aurait comme perspective une traversée du plan des identifications et la fin des déterminismes aliénants. La psychanalyse n’a-t-elle pas la même ambition ? L’analysant et l’analyste constituent déjà une foule élémentaire où un certain pouvoir est conféré à l’analyste selon des degrés qui permettent la chute progressive d’identifications imaginaires aliénantes, articulées à des symptômes qui permettent au sujet de se garder en dépit et grâce à la souffrance (grâce à cette procédure, une partie non négligeable des analysants guérit non seulement de symptômes, mais aussi de la psychanalyse. Il reste une frange d’incurables, parmi lesquels se recrutent les psychanalystes).
Pourtant, ce n’est que fort épisodiquement et pour peu de temps qu’un pur sujet se dégage, retombant l’instant d’après dans des identités dont il ne saurait se passer. Un sujet de l’histoire réalisera-t-il un jour ce que la psychanalyse sait déjà qu’elle ne fera jamais naître, sinon comme ce sporadique veilleur, maître du rêve et de l’acte inconsidéré ? La maison est-elle close et ne connaîtrons-nous plus que des retours ? Pourtant n’y a-t-il pas déjà eu dans le passé avènement de sujets vraiment nouveaux dans leur rapport à la jouissance ? (C’est le cas, par exemple, du sujet qui a succédé à l’invention du christianisme ; son érotique n’existait pas auparavant, comme l’a montré Kierkegaard, et avant lui il n’y avait pas davantage séparation du spirituel et du temporel). L’effort d’analyse qu’il faudrait tenter est-il seulement pensable tant que nous sommes à l’intérieur du système et qu’un événement que l’on ne peut pas encore prévoir ne se sera pas produit ?