A Chaud 54

La première révolte de la multitude du travail métropolitain

Partagez —> /

Des manifestations massives de mécontentement tant à l’égard de la politique que de la politique économique se sont produites au Moyen-Orient, en Espagne, à Wall Street. Elles touchent désormais le Brésil. Pour quelles raisons ? Que représentent ces mouvements sociaux actuels ?

Giuseppe Cocco : Disons tout de suite que ce qui caractérise ces manifestations, c’est qu’elles ne représentent justement rien, alors que durant une période plus ou moins longue, elles ont exprimé et constitué tout. C’est là le premier élément. Leur dynamique est inattendue ; elles échappent à tout modèle d’organisation politique (pas seulement des vieux partis politiques ou des syndicats, mais aussi du tiers secteur, des ONG). Elles affirment une démocratie radicale entre les réseaux et la rue caractérisée par l’auto-convocation à des événements et à des débats au sein des réseaux sociaux, par la participation massive à des manifestations dans la rue, par la capacité et la détermination d’affronter la répression, voire de construire et d’autogérer des espaces urbains comme ce fut le cas place Tahrir, dans les campements espagnols ou les tentatives d’Occupy Wall Street et enfin la place Taksim à Istanbul en Turquie.
Dans chacun de ces soulèvements et de ce qui s’est appelé un « printemps », il y a eu une amorce spécifique, mais tous ont disposé d’une base sociale identique (quelles que soient les différentes de trajectoires socio-économiques de chacun des pays) et développé les mêmes processus de subjectivation. Dans le cas du Brésil, on sait que le déclencheur fut la protestation contre l’augmentation du prix des transports publics. Comme cela arriva pour d’autres marches, la manifestation de São Paulo fut violemment réprimée par la Police Militaire. Sauf que cette fois, l’étincelle ne vint pas s’éteindre dans une « marche pour la liberté », mais qu’elle mit le feu à São Paulo et à tout le pays. En même temps, savoir que le déclencheur fut de ce type ne permet pas d’avancer dans l’analyse.
Pourquoi maintenant ? Il est difficile de répondre. Souvent la caractéristique propre de ce genre de mouvement est que personne n’est capable d’en proposer des raisons indiscutables. Néanmoins nous pouvons avancer trois explications : la première a revêtu la forme d’une seconde « amorce », à savoir la quasi-coïncidence de la répression contre la marche pour les transports gratuits (passe livre) à São Paulo avec un retour des printemps arabes et du 15 Mai Espagnol et des combats violents de la multitude turque place Taksim à Istanbul. Ce n’est pas un hasard si dans la seconde manifestation à Rio, qui réunissait déjà 10 000 personnes, l’un des slogans était : « Fini le confort, Rio va se transformer en Turquie ».
La seconde explication tient au fait que ce cycle de « révolutions 2.0 » qui commence à avoir une durée consistante (plus de trois ans) est entré dans l’imaginaire, dans le langage de jeunes générations qui ne forment pas leur opinion dans la presse mais directement dans les réseaux sociaux.
La troisième explication, la plus solide et la plus importante, tient au fait que ces jeunes générations dans le Brésil actuel n’ont jamais connu que le Brésil de Lula. Ce qui est incroyable, voire ironique, c’est que le Parti des Travailleurs (PT) n’ait rien vu venir et qu’il soit incapable aujourd’hui encore de voir clairement cette donnée fondamentale.

Quelles sont à peu près les différences que vous voyez entre les manifestations brésiliennes et celles qui se produisent dans les autres pays du monde ?

G. C. : Comme nous le disions les proximités qui existent sont plus importantes que les différences qui se bornent à mettre l’accent sur la nature spécifique de chaque événement.
À un premier niveau, il y a en commun une articulation entre les réseaux et la rue pour aboutir au processus d’auto-convocation des marches et des manifestations que personne, même pas les organisations qui se trouvaient dans le noyau initial de l’appel, n’arrive à représenter : la tentative de conférer une capacité de peser aux jeunes du Mouvement pour un titre de transport gratuit à São Paulo, en les faisant participer officiellement autour de table des négociations avec la municipalité et l’État, a démontré qu’ils ne contrôlent ni ne dirigent un mouvement qui s’auto-reproduit à la façon d’un rhizome : les manifestations se produisent en même temps sans respecter quelque trêve que ce soit.
À un second niveau, on observe le même épuisement de la représentation politique. Au Brésil, ce phénomène fut totalement sous-estimé par la « gauche », surtout par le PT (Parti des Travailleurs), car ils ne l’ont pas compris et ne le comprennent toujours pas. Au départ, ils pensèrent que c’était le problème des régimes autoritaires de l’Afrique du Nord (Tunisie, Égypte) ; après qu’il s’agissait de l’incapacité des socialistes espagnols (du PSOE) de répondre de façon souveraine aux injonctions des agences internationales de notation ou de la Banque Centrale Européenne. Puis ils pensèrent que le mouvement du 15 Mai n’était pas parvenu à déboucher sur une nouvelle dynamique électorale, comme ce que montra le parti de Beppe Grillo en Italie : un phénomène électoral totalement nouveau et ingouvernable. Ensuite, ils crurent que la situation en Égypte et en Tunisie avait été normalisée dans les urnes par un islamisme conservateur, et voici un soulèvement en Turquie et un mouvement contre le gouvernement islamique à nouveau en Égypte. Au Brésil, le PT et son gouvernement (avec sa coalition) pensaient être blindés par leurs récents succès électoraux (l’élection de Fernando Haddad à la Mairie de São Paulo, et la réélection quasi plébiscitaire d’Edouardo Paes à la mairie de droite de Rio de Janeiro qui est allié du PT), par la situation économique favorable et pour avoir enfin trouvé le Saint Graal du « nouveau modèle » économique dans une réédition du vieux développementisme national, rebaptisé « nouveau développement ». Ce que la gauche dans son ensemble et le PT n’ont pas compris au Brésil, c’est que la crise de la représentation est générale (même si ses symptômes et ses manifestations sont diverses) et que les soulèvements de la multitude en Égypte, en Tunisie, en Espagne, en Turquie et maintenant au Brésil sont l’expression, entre autres choses, d’un rejet radical de cette façon qu’ont les gouvernements et les partis politiques de ne penser qu’en se référant à eux-mêmes.
À un troisième niveau, il existe une ressemblance essentielle entre tous ces mouvements : la base sociale de cette production de subjectivité est faite du nouveau type de travail qui caractérise le capitalisme cognitif. Les réseaux qui protestent et se forment dans les rues de Madrid, Lisbonne, Rome, Athènes, Istanbul, New York et maintenant de toutes les villes brésiliennes sont constitués de travail immatériel : étudiants, universitaires, jeunes précaires, immigrants, pauvres, amérindiens,…bref la composition hétérogène du travail des métropoles. Ce n’est pas un hasard si d’un côté, l’une de ses principales formes de lutte fut le camping et l’occupation et de l’autre, si les soulèvements turc et brésilien eurent pour amorce la défense des formes de vie de la multitude humaine des métropoles : la défense d’un parc contre la spéculation immobilière (construction d’un centre commercial) à Istanbul et la lutte contre l’augmentation du coût des transports dans le cas du Brésil.
En face de ces rapprochements, les différences sont bien minimes, mêmes si elles existent, voire sont évidentes. Nous pouvons appréhender ces différences du point de vue des conditions objectives dans chacun des pays et du point de vue de la transformation ou non de chacun de ces mouvements de leur caractère destituant en un moment constituant. Ainsi le mouvement du 15 mai espagnol se présente comme l’expérience qui est parvenue à durer le maximum de temps, même s’il n’a pas réussi à retourner le cours des politiques économiques d’austérité. Les révolutions arabes ont été normalisées par les victoires électorales des conservateurs, mais les soulèvements y deviennent endémiques. En Turquie et désormais au Brésil, nous ne savons pas – au sens littéral du terme – ce qui va arriver. C’est sur le plan des conditions objectives que l’on rencontre la différence la plus forte. En Espagne et dans le bassin méditerranéen en général, les révolutions sont marquées par un processus de « déclassement » des classes moyennes. Au Brésil, c’est exactement le contraire : ces événements se produisent dans le cadre et au moment de l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne ». Seulement, cette nouvelle composition de classe correspond en réalité à la nouvelle composition des travailleurs métropolitains qui luttent pour les parcs urbains et les transports publics. Dans leur ascension sociale, les pauvres brésiliens deviennent ce que les classes moyennes européennes sont en train de devenir dans leur déclassement : la nouvelle composition technique du travail immatériel des métropoles.

Au-delà de l’augmentation du prix des transports, quels sont les autres motifs qui ont déclenché les manifestations au Brésil ?

G. C. : Nous pouvons avancer deux réponses.
La première est la suivante : en y repensant bien, cette question trouve sa réponse simplement en la reformulant : « Pourquoi dans les villes et les métropoles brésiliennes il n’y a pas davantage de luttes et de soulèvements devant la foule de motifs qui les justifieraient ? » Au Brésil ce ne sont pas les raisons qui manquent ! Une fois qu’un mouvement « a pris », la liste est infinie. Donnons juste un exemple en racontant une anecdote : j’ai été un jour assister à un Forum de débat des Unités de Police Pacificatrices « sociales » (programme d’intégration urbaine sociale et économique des favelas mis en place par la Mairie de Rio qui n’existe plus aujourd’hui) dans des petites favelas très précaires de la zone Nord. Tout le ban et l’arrière-ban du gouvernement de l’État de Rio de Janeiro, toute la municipalité s’étaient mobilisés avec leurs voitures de fonction, pour conférer tout son sens à cette pacification. Le peu d’habitants qui eurent la parole mirent sur la table deux problèmes essentiels : tout d’abord, expliquèrent-ils, nous vivons au milieu d’un égout ; ensuite, la police se conduit de façon violente et arbitraire. Les dizaines de responsables et autres fonctionnaires présents ne parvinrent pas à articuler un mot sur le moyen de résoudre le problème élémentaire de l’assainissement. En sortant de la petite favela, je croisai une centaine d’adolescents qui étaient là à ne rien faire et sur le chemin du retour chez moi, à cinq minutes de là, en plein centre de Rio, je passai devant un chantier gigantesque, pharaonique, celui du nouveau Maracanâ !
À la question que vous posez, on peut donner la même réponse que celle que faisait Keynes en 1919 : « les gens n’acceptent pas toujours de mourir en silence ». Il y avait déjà à Rio de Janeiro et au Brésil (il y a toujours) d’innombrables mouvements de protestation et de résistance, en particulier en raison des deux grands événements (Coupe du Monde de Foot et Jeux Olympiques). Désormais ces mouvements opèrent leur jonction avec le cours de la multitude composée du travail des métropoles. À Rio, les manifestants convergent pour adresser leurs lourdes invectives contre le gouverneur de l’État, Sergio Cabral et contre le Maire, Edouardo Paes.
Nous arrivons ainsi à la seconde réponse à la question. Ce mouvement se déclencha pour une broutille : une augmentation de 20 centimes du prix du ticket de transport. Sauf que cette « broutille » représente en réalité « beaucoup ». Pourquoi ?
Parce que la question des transports et des services en général est stratégique pour le travailleur des métropoles. Les ouvriers de l’époque fordiste luttaient pour des meilleurs salaires et moins d’heures de travail. L’usine des travailleurs de l’immatériel, c’est la métropole, aussi luttent-ils pour une meilleure qualité de vie dont dépendra leur insertion dans un travail qui n’est plus un emploi, mais une « employabilité ». Les ouvriers fordistes luttaient pour réduire la part du temps qui était incorporée comme du profit dans les voitures qu’ils produisaient ; les travailleurs de l’immatériel détournent dans les métropoles la vidéo publicitaire du constructeur Fiat (Vem Pra Rua = Viens dans la rue) pour surdéterminer la signification des agencements productifs qui s’opèrent dans la circulation. Les ouvriers fordistes luttaient contre le travail. Les travailleurs de l’immatériel luttent sur le terrain de la production de la subjectivité. Et c’est dans la circulation que la subjectivité se produit et produit la valeur économique et la rente.

Les manifestants montrent clairement qu’ils sont sans parti, qu’ils ne veulent pas de violence et qu’ils n’ont pas de chefs. Comment interpréter ce message ? Comment penser un nouveau modèle politique à partir de telles caractéristiques ?

G. C. : Il est certain que l’une des dimensions constitutives de la Révolution 2.0 est la crise de la représentation et qu’il s’agit là d’une question centrale. Souvenons-nous que les prémices de la révolution 2.0 en tant que critique radicale de la représentation sont sud-américaines. Le « Que se vayan todos ! » (Qu’ils dégagent tous !) argentin devance de dix ans le « No nos representan ! » (Ils ne nous représentent pas !) espagnol. La différence, c’est que les dimensions de la crise actuelle sont traitées à l’envers par le discours officiel — celui des partis. Cette inversion n’est pas le fruit du hasard. Les ultimes développements du mouvement (les attaques contre les porteurs de drapeaux des partis de gauche dans les manifestations du 20 juin) nous montrent bien comment fonctionne cette inversion. Les partis (avant tout, ceux qui sont au gouvernement) prétendent que ces mouvements sont limités parce qu’ils récusent les partis, qu’ils ne sont pas « organiques » parce qu’ils ont une « idéologie » qui les refusent, et par conséquent qu’ils sont potentiellement antidémocratiques. C’est vrai, naturellement. Sauf que cette affirmation « correcte » cache deux beaux mensonges. Le premier est évident lui aussi : les « groupes » qui entonnent une critique fondamentaliste de la représentation ont peu de consistance sociale et aucune capacité de déterminer, ou d’influencer des mouvements de cette ampleur.
Le deuxième mensonge est une conséquence du premier : les partis attribuent la crise de la représentation à un processus de critique qui viendrait de l’extérieur, alors que les principaux et seuls responsables de cette crise, ce sont eux ! Et cette responsabilité tient au brouillage complet des clivages droite/gauche : les gouvernements ont beau changer, ils continuent à faire les mêmes choses, y compris à recycler le même personnel politique. Ainsi le PSOE a attribué sa défaite électorale au Mouvement du 15 Mai, alors que le 15 Mai n’est que la conséquence du fait que les socialistes espagnols faisaient la même politique économique que la droite.
C’est exactement ce qui a fini par se produire dans le Brésil de Lula et surtout dans celui de Dilma. Le mouvement qui est né dans la lutte contre l’augmentation du prix des transports refuse la dimension autoritaire et arrogante des coalitions et des consensus qui réunissent droite et gauche dans la reconduction des intérêts de toujours. Fernando Haddad, le maire (de gauche), devait représenter le renouveau à Sao Paolo et voilà qu’il se présente en compagnie de Gerardo Alkimin, le gouverneur (de droite) de l’État, pour raconter la même chose que ce dernier : que la réduction du tarif des transports aura un coût (sic !). C’est une coalition conservatrice qui gouverne l’État et la Mairie de Rio de Janeiro, et le PT programme et exécute des expulsions de pauvres au mépris de la Loi Organique des Municipalités (LOM). Ce sont les alliances fallacieuses d’un ministre de gauche avec des partis ruraux. Cest la direction autoritaire de gigantesques travaux et de méga-événements. C’est d’avoir livré la Commission des Droits de l’Homme de la Chambre des députés à un intégriste qui, le lendemain exactement du jour de la grande manifestation du lundi 17 juin, a fait voter un projet de loi qui définit l’homosexualité comme une maladie.
L’extrême gauche et la gauche radicale se trompent en pensant « échapper » à cette situation. Les partis de gauche sont incapables de comprendre que ce mouvement se forge dans le refus – confus, indécis, ambigu, voire même dangereux – d’une organisation, d’un parti, d’un drapeau distincts de ceux qui existent. La raison en est que ce refus est global, il ne fait pas de détail et il opère comme le rejet de plateforme idéologique préparée et inspirée par des logiques d’appareils séparés, comme s’il y avait le sentiment que l’un des problèmes de la politique, c’est la construction d’appareils qui tendent avant tout à se reproduire tout seuls.
L’agression par un groupe organisé d’une série de banderoles du PSTU (Parti Socialiste des Travailleurs Unifiés, une scission de gauche Du PT), du PSOL (Parti Socialisme et Liberté, fondé en 2004) et du PCB (Parti Communiste Brésilien) dans la marche du jeudi 20 juin a mis fin à l’illusion que la crise ne serait que celle du PT et a effrayé tout le monde. De plus, on trouve dans cet épisode lamentable un exemple de plus du fonctionnement pervers de la logique de la représentation. Les groupes qui ont mené cette agression étaient nettement organisés et ils avaient des buts d’autant plus clairs que leur façon de s’organiser ressemble aux manipulations les plus infectes. Toutes les analyses et les dénonciations qui furent produites immédiatement identifièrent ces groupes (qui agissaient clairement avec le mandat de provoquer cet incident) à la manifestation en général. En réalité, le mot d’ordre « sans parti » n’a aucune signification « fasciste ».
Paradoxalement, le refus des partis, y compris des partis radicaux et de leurs drapeaux, traduit le refus, clair, mais pourtant confus et contradictoire, d’une confusion de la droite avec la gauche et la demande d’une « véritable gauche ». Cette exigence n’est pas idéaliste et ne peut pas être muselée par des mots d’ordre et des symboles désuets (comme les drapeaux rouges). Pour reconstruire les drapeaux rouges, il faudra les laisser à la maison pour un bon moment. Le drapeau rouge devra perdre sa dimension idéale ou transcendante (ou vide) et redevenir interne (immanente) au langage des luttes telles qu’elles sont. C’est sur ce terrain qu’il est possible et nécessaire de construire une autre représentation et avant tout de renforcer la démocratie.

Vous avez twitté récemment que « les luttes de la multitude à São Paulo et à Rio sont le meilleur bilan des gouvernements Lula. Si bon que personne dans le PT n’a été capable de les prévoir ». Pouvez-vous nous expliquer cette idée ? S’agit-il d’un échec de la politique ?

G. C. : Commençons par la fin de votre question : nous ne nous trouvons pas devant un « échec de la politique ». Au contraire, il s’agit de la persistance de la politique ! Face à tout ce que font les partis de gauche pour fournir des munitions au vieux discours antidémocratique et moraliste des élites, ces mouvements montrent que la politique n’est pas morte, malgré les Marco Feliciano (député fédéral de l’État de São Paulo, pasteur et homophobe promu à la présidence de la commission des droits de l’homme et des minorités de la Chambre) et les Aldos, technocrates du nouveau développement et de la corruption. Être contre le moralisme de droite ne signifie pas être amusé par les comportements immoraux de la gauche au pouvoir. Il s’agit juste de ne pas tomber dans les pièges de la droite, mais en s’efforçant de conjuguer une éthique de la fin et des moyens.
Ce mouvement, quel que soit son dénouement, est le mouvement de la multitude du travail des métropoles, le plus pur produit d’une décennie de gouvernement du PT. Clarifions et approfondissons cette idée en deux points. Le premier, c’est qu’il s’agit ainsi d’évaluer positivement les gouvernements Lula et Dilma. Non parce qu’ils auraient été de « gauche » ou socialistes, mais parce qu’ils se sont laissés pénétrer, sans le vouloir, par une série de lignes de transformation : politique de l’accès, quotas pour les personnes de couleur, politiques sociales, création d’emplois, valorisation du salaire minimum, développement du crédit. La gauche radicale jugeait ces politiques exactement de la même façon que ce qu’elle-même, et dans ce cas jusqu’aux PT et au gouvernement, fait à propos des drapeaux dans les manifestations : en restant sur le plan des idées. « Lula est-il en train de suivre un autre modèle de société, de société socialiste ? » Personne ne met en œuvre de modèle alternatif, même quand il est au gouvernement. Tout juste peut-on avoir la sensibilité de comprendre les dynamiques réelles qui, dans la société, pourront se développer et produire quelque chose de nouveau. Les gouvernements de Lula et Dilma auront associé la gestion des interdépendances dans la mondialisation à la production, timide mais réelle, d’une nouvelle génération de droits et d’inclusion productive. Dans la statistique, cela s’est traduit par la mobilité ascendante en termes de revenus de 50 millions de Brésiliens et par l’entrée de nouvelles générations dans les écoles techniques et dans les universités. Lula ne voulait rien savoir des drapeaux des uns et des autres et il est même allé jusqu’à déclarer « qu’il n’avait jamais été socialiste ». Il demeura au sein de la société, traversant les langages, les symboles et les politiques qu’il comprenait.
Dans le tournant de 2010, ce processus se cristallisa en deux phénomènes de première importance : le premier, de nature électorale a pris le nom de « lullisme », à savoir la capacité qu’avait Lula de gagner ou de faire gagner les élections à la majorité : à commencer par la présidente Dilma, pour finir par le Maire de São Paulo, Haddad. Le second est le régime discursif d’émergence d’une « nouvelle classe moyenne », ainsi que l’assoient les travaux de l’économiste Marcelo Neri. Avec la crise du capitalisme global (2007-2008) et l’arrivée de Dilma au pouvoir, le discours sur la « Nouvelle Classe Moyenne » est allé au-delà des préoccupations de marketing électoral, pour devenir la base sociale d’un virage qui voit dans le rôle de l’État et des grandes entreprises l’alpha et l’oméga d’un nouveau modèle de développement (le nouveau développementisme). L’objectif sociologique du nouveau développementisme est de transformer les pauvres en « classe moyenne », et pour cela, il faut sur le plan économique, un Brésil Plus Grand (Brasil Maior), capable de se réindustrialiser. Le gouvernement de Dilma Roussef est parvenu à baisser les taux d’intérêt et a multiplié les aides aux industries productrices de biens de consommation durable, en particulier l’industrie automobile, ainsi qu’au BTP.
Ce que le mouvement a affirmé et démontré, c’est le caractère illusoire de ce prétendu modèle. Cela ne signifie pas que ce modèle ne sera pas mis en œuvre, il aura simplement perdu son vernis consensuel, qui le légitimait, et il devra assumer de plus en plus un caractère autoritaire. Sur le plan macroéconomique, ce tournant technocratique n’a pas fonctionné correctement, car la tentative d’intervenir sur les taux d’intérêt a eu pour résultat de relancer l’inflation par les prix (ce qui est à la base de la révolte). La hausse des taux d’intérêt et celle des prix traduisent les deux aspects de la réapparition de l’impasse que seule une mobilisation productive (dont on ne voit nul signe) pourrait résoudre. Sur le plan sociologique, il n’existe pas de « nouvelle classe moyenne », car ce qui s’est formé, c’est une nouvelle composition sociale dont les caractéristiques techniques sont qu’elle travaille directement dans les réseaux de circulation et de service des métropoles. L’aspect économique de cette prétendue « classe moyenne » (fournie par le revenu moyen de cette couche) cache son contenu sociologique, c’est-à-dire une inclusion productive qui ne passe plus, comme auparavant, par l’immersion dans la relation salariale.
Ce travail des inclus pour autant qu’ils sont exclus constitue un travail de nature différente : il est précarisé dans la relation d’emploi ; il est immatériel du point de vue de sa dépendance de la recomposition subjective et communicationnelle du travail manuel et intellectuel ; il est de type tertiaire du point de vue de la chaîne productive qui est celle des services. La qualité de l’insertion productive de ce travail dépend directement des droits préalables auxquels il a accès et qu’en même temps il produit : par exemple le droit de circuler dans la métropole ! C’est exactement cette composition technique et sociale du travail métropolitain qui constitue l’autre face de la « nouvelle classe moyenne » qui est apparue au cours de la période Lula. De la même façon qu’elle a constitué la base électorale des défaites successives du néolibéralisme, elle se dresse aujourd’hui, dans sa recomposition politique, contre le nouveau développementisme : pour elle, la question de la mobilité urbaine revêt la même dimension que ce que représentait le salaire pour les ouvriers, désormais dans son secteur stratégique, celui des services. Ce sont les villes et les métropoles brésiliennes qui constituent le véritable goulot d’étranglement, aussi bien social et politique qu’économique, et non pas la ré-industrialisation. L’idéologie et la coalition d’intérêt cristallisées autour de Dilma n’ont pas montré à ce jour la moindre capacité de s’en apercevoir. Il y a plus, cette nouvelle composition du travail immatériel et métropolitain à partir de ses formes de vie est en train d’en produire d’autres formes.
C’est la raison pour laquelle le mouvement pour un titre de transport gratuit, tout comme celui d’Istanbul qui défendait un parc urbain, a été rejoint par tous les foyers de résistance qui existent dans les métropoles pour s’éparpiller, comme il est en train de le faire actuellement, de façon dramatique et terrible, dans les banlieues où jamais ne s’était produite aucune manifestation de masse. Ce que ce « soulèvement » de la multitude du travail immatériel nous montre, c’est que l’on se dispute « l’héritage » de la décennie Lula et que la position la plus intéressante consiste à demeurer au sein de ces mouvements alternatifs au lieu de chercher à se placer derrière l’un ou l’autre calicot. La politique et les mouvements sont dedans et contre. Pensons par exemple aux très grands événements à venir, les Coupes de football et les Jeux Olympiques. Bien des foyers de résistance dans les métropoles sont des mouvements qui critiquent le gâchis de dépenses dans la construction des déplacements, etc. En même temps, s’il a été possible à ce mouvement d’exister sans une répression brutale, c’est bien à la Confédération Cup qu’il le doit. Encore une fois, le conflit se situe dedans et contre.

Quel scénario politique peut-on envisager à partir de ces manifestations ?

G. C. : Je crois que l’événement est si puissant et si imprévu que personne n’a de réponse à cette question. Surtout maintenant (fin juin) : chaque jour et parfois chaque heure, certaines données fondamentales se modifient. Ce que l’on peut dire, c’est que le scénario électoral semblait plié de 2014 à 2018 et que les variables à envisager étaient celle de la macroéconomie. Le mouvement s’est invité dans la discussion. Seulement, personne ne peut s’asseoir à cette éventuelle table ronde en expliquant ce qu’il représente. La terre a tremblé et continue de trembler, mais la poussière qui s’élève ne nous permet pas de voir quels sont les bâtiments qui sont tombés et quels sont ceux qui vont rester debout.
Dans ce scénario, nous pouvons avancer deux possibilités. Dans la première, la présidente Dilma réussit à opérer une ouverture à gauche, par exemple en procédant à un remaniement ministériel qui placerait des personnes qualifiées et très progressistes à des ministères-clés comme la Justice, la Ville et les transports, la Culture et l’éducation, et en invitant la société à se constituer en assemblées participatives pour discuter des questions d’urgence dans les métropoles. La seconde possibilité (qui me paraît être celle annoncée dans l’allocution du 21 juin), c’est que la présidente se limite à reconnaître l’existence d’une autre composition sociale dans ce mouvement et annonce la construction d’un grand accord sur les services publics, mais elle qui n’annonce rien de nouveau sinon certains objectifs de long terme comme l’affectation à l’éducation de 100 % des royalties des ressources tirées de l’extraction du pétrole, la répression des « violents », le respect des méga-événements sportifs, c’est-à-dire plus de répression. Et ceci après les incidents sinistres de jeudi 20 juin (apparition de ces groupes stipendiés pour agresser les partis et à Rio, la répression générale de la manifestation qui a traqué des centaines de milliers de participants durant toute la dispersion).
Le scénario que j’entrevois est pessimiste : il me semble qu’une bonne partie des militants de gauche est en train de tomber dans le piège des « drapeaux », et que cela finira par livrer réellement le mouvement à la droite et que pour couronner le tout, il y aura de la répression, même des opinions. Dans ce scénario, très probable, les bureaucraties et autres pathologies enfermées dans les différents gouvernements de coalition, pour survivre et éviter une rénovation globale, se mettent à détruire les possibilités d’un grand renouveau de la gauche et conduisent tout le monde dans le désastre électoral de 2014. Je voudrais vraiment me tromper. S’il s’avérait que je me trompe, ce sera grâce aux luttes des multitudes, et le scénario qu’elles auront à affronter et à écrire sera très, très complexe.

22 juin 2013
Traduit du brésilien par Yann Moulier Boutang