Dossier : la question sociale

La revendication comme lieu de vérité du déséquilibre social

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Misère de la philosophie politique
Comment une inégalité pourrait-elle jamais être tenue pour acceptable ? Telle est l’aporie à laquelle nous confronte au départ toute forme de philosophie politique, dans la mesure où son objet avoué est d’expliquer pourquoi il est bon et légitime pour les hommes de tenir ensemble et comment ils peuvent le faire, là où le prix de départ à payer est de toute façon démesuré, au delà de toute mesure d’ordre politique précisément, à savoir l’acceptation de l’inégalité. Il faut dès lors expliquer quoi faire des inégalités, éventuellement comment les réduire, ou comment s’en accommoder, le problème purement politique – celui de la survie de l’État constitué – étant d’éviter que leur maintien trop dur ou inversement leur réduction trop rapide ou perturbante mettent en péril l’existence de l’ordre social lui-même.
Il y a deux façons de naturaliser les inégalités. Il y a ceux qui y voient le reflet d’un ordre naturel préexistant. Les riches sont riches par leur mérite. Ce serait la philosophie aristocratique au sens de Rawls, qu’il combat. Ce type de représentation archaïque, pour ainsi dire religieuse (« les élus ») de l’inégalité, loin d’avoir disparu de nos sociétés modernes, plane sur elles comme leur fantasme constituant, dans le retour toujours possible à une nouvelle forme de « nature » spirituelle.
Puis il y a ceux, comme Rawls, qui refusent toute naturalité aux inégalités puisqu’ils en font un problème politique, astreint au second principe de justice, et c’est certainement leur grand mérite. Que les inégalités deviennent un objet d’élaboration politique, dont la limitation et la délimitation figure comme objectif constitutif d’un des deux principes fondamentaux régissant l’ordre social, voilà une innovation qui mérite d’être remarquée et qui fait sans nul doute de la philosophie, pourtant strictement politique, de Rawls une pensée progressiste[[Dans le même sens, on remarquera qu’au bout du compte le second principe de justice (principe d’optimisation de la situation des moins bien lotis) est premier par rapport au principe d’efficience et à celui de la maximisation de la somme des avantages dans la construction rawlsienne (Theory of Justice, Harvard University Press, 1971, § 46, p. 302). C’est ce qui fait aux yeux de Rawls de sa théorie de la justice une théorie de la justice au sens le plus fort du terme – subordination de la rationalité instrumentale, ou économique à l’équité.. Reste qu’il y a là le lieu d’une seconde naturalisation, plus insidieuse mais peut-être aussi plus fondamentale.

Aucune inégalité sociale en droit n’est soustraite à la révision et à la décision politique et n’est donc parfaitement naturelle. Mais reste qu’il est naturel qu’il y ait des inégalités, ce qui soulève nécessairement un grave problème, qui est celui des limites de la philosophie politique, dans son indexation si ce n’est à un État social donné, tout au moins à l’État social comme donnée. L’inégalité est traitée ici comme un fait fondamental, constitutif de l’ordre politique lui-même. Elle est même, conformément au principe d’efficience – puisque Rawls emprunte le modèle parétien le plus classique du marché[[Cf. Theory of Justice, § 12, p. 66sq. – considérée comme une source particulière d’utilité et de profit pour tous. Le problème n’est pas de remettre en question l’inégalité ni de la supprimer, mais d’obtenir, dans une formule en elle-même étonnante, « un ordre juste d’inégalités ». Juste, c’est-à-dire justifiable, acceptable, tolérable par tous ceux qui en sont partie prenante – à condition toutefois que ceux-ci consentent à jouer le jeu idéal de la « position originelle », dans laquelle ils sont derrière le « voile d’ignorance » sur leur position sociale réelle.
Mais la question reste entière, et il n’est pas sûr qu’elle soit seulement « morale » : l’inégalité est-elle jamais acceptable ?
Pour y répondre, il faut s’interroger sur les conditions de ce que serait une « égalité » réelle. L’égalité, c’est avoir tout ce que l’autre a. Assurément, mais ceci n’est pas encore bien clair. S’agit-il d’un gâteau à partager ? Non, car il ne s’agit pas seulement de contenus, de biens au sens strict du terme (ceux-ci sont des moyens de l’égalité, et non l’égalité elle-même), mais de possibilités. Etre égal, c’est pouvoir faire tout ce que l’autre fait, d’une certaine façon être l’autre au sens où je peux être comme je veux, sans que l’on me restreigne à un rôle ou une situation qui m’empêcherait d’accéder à des modes d’existence dont d’autres bénéficient. Par là-même le mythe de l’égalité serait celui d’une suppression de la contrainte sociale, d’une égalité d’orientation dans la société qui me permet d’y aller où je veux, d’y jouer le rôle que je veux. En ce sens, seul Marx en a donné une définition précise en l’associant à la disparition de la division du travail comme principe du cloisonnement et de la contrainte sociale, dans des pages fameuses de L’idéologie allemande. Pouvoir « chasser le matin, pêcher l’après-midi, m’occuper d’élevage le soir et m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique »[[L’Idéologie allemande, Pléiade, t. III, p. 1065., là serait l’égalité, et le communisme achevé.
C’est dire que l’égalité est du côté de l’individu, de la possibilité pour lui de ne pas se sentir limité par la société, mais de la percevoir comme l’espace de sa propre liberté, d’y être ce que Marx nomme dans une formule qui demeure fascinante un « individu complet ». C’est-à-dire que si tu es socialement (mais les trois quarts de notre être sont sociaux) quelque chose que je ne suis pas et que, pour des raisons sociales, je ne peux radicalement pas être, j’en suis mutilé d’autant, mon être social se déploie dans la dimension de l’incomplétude. Il faut alors penser la possibilité d’une société qui au contraire pour moi déploie essentiellement la sphère des possibles, des possibilités existentielles qui m’intéressent et auxquelles je peux m’identifier. Tel est le sens existentiel – et fondamental – de l’égalité comme exigence. L’égalité ne partage pas entre les individus, se résumant alors au fait d’avoir la même part, au sens d’une part identiquement petite ; elle communise, au sens où elle donne accès à tout ce supplément de ce à quoi l’autre a accès, pour autant que cela, dans un système aliéné, aurait pu faire l’objet de barrières sociales.
On ne doit pas perdre de vue cet horizon d’égalitarisme marxien, si on veut mesurer à sa juste valeur la problématique, proprement politique, de la justification des inégalités inhérentes à un ordre social – c’est-à-dire de la mise en évidence de leur viabilité politique. Renoncer à ce que l’autre a, d’une certaine façon, c’est toujours renoncer à ce à quoi on a droit[[Selon une intuition profonde de toutes les pensées du droit naturel classiques, comme chez Hobbes ou Rousseau, chez lequel cela prend déjà une résonance singulièrement sociale d’insurrection contre la misère.. D’où l’incompatibilité fondamentale du système de la propriété privée avec le principe de l’égalité en général.

Il faut saisir le fondement anthropologique de cette exigence. Il n’y en a aucun autre que le désir lui-même. Ce que libère l’égalité, c’est le désir en tant que réalité sociale, non bornée mais assurée par la coexistence sociale avec autrui. Ce qui est injustifiable en soi et pour soi est que je doive borner mon désir, là où la société semble offrir à d’autres la possibilité de tels désirs, donnant par là un sens à ces désirs que précisément moi-même j’éprouve impossibles à réaliser.
De ce point de vue rien ne saurait supprimer cette expérience première de l’inégalité que constitue la contemplation des vitrines de Noël des grands magasins parisiens par ceux qui n’en ont pas l’usage. L’ordre social offre à leur seul regard ce que l’agent de police au coin de la rue retire à leur jouissance. Là réside l’essence de l’inégalité, et comme telle elle est insupportable : elle n’a justement aucune autre essence que de ne pas pouvoir se supporter. Car comment accepter que la société, c’est-à-dire les hommes, puisse obtenir quelque chose à quoi moi je n’aurais pas accès ? C’est parfaitement injustifiable : on ne peut me donner aucune raison valable qu’il en soit ainsi.
Mais dira-t-on, pourquoi cela serait-il objet de raison ou de justification ? Se plaint-on de ce que la rivière m’empêche d’atteindre le pommier à moi qui ne sais pas nager ? Non certainement, mais que celui qui a un bateau refuse de me passer sur l’autre rive, que celui qui sait nager refuse de m’apprendre, que celui qui a construit un pont, voire s’est contenté de le faire construire, en interdise l’accès, sauf contre espèces sonnantes et trébuchantes, voilà en vérité ce que nous ne saurions comprendre. Voilà ce dont nous nous sentons précisément en droit de demander les raisons. C’est que, « naturellement », nous ne raisonnons pas sur la société en termes de « nature ». Alors poussons le raisonnement jusqu’au bout. Tout l’effort de la pensée de Marx consiste ainsi à dénaturaliser la contrainte sociale[[Cf. les réflexions sur le communisme comme dépassement de cette apparence de naturalité de la société, par exemple dans L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1115., à déréifier l’État d’inégalité de fait, afin de recréer les conditions, proprement humaines, d’une égalité fondée sur la prise en compte intégrale de la dimension sociale, intersubjective, en débat entre les sujets, des désirs. Dès lors la société cesse de pouvoir être présentée comme pesant sur l’individu comme une contrainte naturelle.
C’est cet horizon libératoire, cette exigence qui se matérialise tout simplement dans l’expérience concrète et quotidienne de la révolte, qu’il faut garder en tête devant toute problématique de l’acceptation qui, par un étrange paradoxe, nous entraîne sur le terrain où il est question de savoir quel degré d’inégalité, quelle inégalité et comment, dans quelle proportion, sont tolérables. En vérité le réquisit minimal d’une pensée politique de gauche me paraît être de faire droit au niveau des principes à la légitimité de la révolte comme première expérience sociale, c’est-à-dire expérience dans laquelle apparaît à l’État brut et indiscutable l’arbitraire de la construction sociale, et qui par là-même demeure fondamentale pour ce qui est de dénaturaliser cette construction et de penser son éventuelle transformation. « On a toujours raison de se révolter » devrait demeurer la maxime fondamentale de la gauche. En effet, du point de vue de la justice, c’est-à-dire d’une justification intégrale, il n’y a pas d’inégalité qui soit tolérable. Rien ne peut justifier que je n’aie pas accès à ce que la société peut donner. D’où le fait que la société communiste achevée de Marx soit placée sous le signe de l’exigence utopique saint-simonienne : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins! »[[Critique du programme de Gotha, Pléiade, t. I, p. 1420.. L’égalité n’est pas que chacun ait tout ce qu’il mérite, car cela a-t-il même un sens de l’évaluer, mais que chacun soit reconnu comme méritant avoir tout ce qu’il y a de donné à la société, à quoi qu’il prétende. Et si exorbitante qu’elle soit, cette prétention est seule de nature, à chaque instant, à fonder une remise en question globale de la société, qui nous convainque qu’il faut faire quelque chose pour elle, au lieu de la laisser être ce qu’elle est. Il n’y a pas de politique de gauche en ce sens-là qui ne soit à l’épreuve du désir – ce qui veut dire aussi qu’il n’y a pas de politique de gauche fermée ou économique, ce qu’on entend sans doute habituellement en la disant révolutionnaire.
Le postulat de la justification, au départ de la démarche de Rawls[[Theory of Justice, § 4, p. 17sq. par exemple, suppose au contraire qu’il faille laisser la société être ce qu’elle est, c’est-à-dire se contenter du fait qu’elle soit une société, et ne laisse pas ouverte comme une question critique à la politique, mais pourtant à mon sens inscrite en son énoncé même (faire tenir les hommes ensemble), cette possibilité de la révolte. L’irruption de l’injustifiabilité en politique est pourtant fondamentale, puisqu’elle est ce en quoi ses acteurs (les citoyens qui sont toujours aussi les hommes d’une société) peuvent se penser comme sujets. Mais c’est sans doute précisément de sujets que manque le plus la pensée politique de Rawls comme système de justice procédurale. Les inégalités nécessaires ne sont en effet pensables qu’une fois mis entre parenthèses les désirs mis en jeu, dans leur dimension subjective et radicalement anti-économique, et ceux-ci réduits à une fonction d’utilité qui exclut la révolte, qui est débordement du désir au delà de tout objet, précisément irruption de ce désir pur qui mesure au départ notre adhésion ou non à la politique et dont le fait qu’il puisse très bien se séparer d’elle est essentielle à la constitution même de l’ordre politique.

Je pense que tout essai de justification des inégalités, partielle ou totale, rejoint le rêve d’une politique sans sujets, qui se déterminerait de façon purement immanente, selon un modèle dont il n’est pas incident chez Rawls qu’il soit celui de la théorie des choix rationnels. Le problème, dit Rawls, et c’est sans doute l’un des aspects les plus aigus de son argumentation, c’est ce que l’on peut (ou pourrait, dans la position originelle) « justifier à ». C’est fort intéressant, et sans doute le fait qu’il y ait à justifier constitue-t-il la dimension anti-libérale et « social-démocrate » de sa pensée. Un libéral ne considérerait jamais qu’il y ait quoi que ce soit à justifier dans l’inégalité : elle est un résultat. Mais si, avec Rawls et la social-démocratie, on me justifie le tort qui m’est fait – car il n’empêche, je continue de le vivre comme un tort – encore faut-il que les conditions soient réunies pour que cela ait un sens que de me le justifier. En d’autres termes, la question qui reste à poser est celle de la justice de cette justice, c’est-à-dire du sens global qu’il y a là à « justifier ».
Pour dire les choses simplement, il faut que j’ai envie de jouer. Il faut que mon désir y soit. Si l’écart entre mon désir et le jeu est trop fort, cela n’a purement et simplement aucun sens que de me proposer de jouer à ce jeu. Or mon désir n’est pas seulement une certaine attente, ou une certaine fonction d’utilité. Il est désir d’y être ou non, tout simplement.
Sandra Laugier[[Sandra Laugier : « Conversation et démocratie : Emerson, Thoreau, Rawls », in Futur antérieur, 1994/1, p.71-94., à la suite de Cavell, attirait l’attention sur l’existence dans la société de tous ceux qui ne parlent pas, qui ne participent pas à la grande « conversation de la justice », tous ceux qui, pour des raisons structurelles, ne peuvent pas parler, parce que cela n’aurait pas de sens pour eux que de participer à cette conversation, non pas au sens où ils auraient résolu de ne pas y prendre part – il faudrait un peu y être, pour cela – mais parce qu’elle leur passe au-dessus de la tête, ils n’y comprennent rien. On parle pour eux, et cette parole n’est pas la leur. Ce déni de parole devient de façon accrue le lot des sociétés occidentales modernes et évoluées, dans le gouvernement des experts et des professionnels de l’assistance sociale. C’est sans doute l’une des figures les plus exactes de ce qu’on nomme aujourd’hui « l’exclusion », plus que des indicateurs sociologiques, si ce mot a un sens. On peut aussi penser au lumpen-proletariat de Marx, qu’en ce sens-là il faudra une fois de plus prendre bien soin de distinguer du prolétariat (les ouvriers, « les travailleurs », comme on dit aujourd’hui).
Le problème, comme le souligne Cavell, comme dans toute théorie du contrat, est celui du dispositif de départ de l’analyse rawlsienne, entremêlant de façon invraisemblable une thèse d’idéalité de principe et une référence à l’effectivité des sociétés constituées. Dans la « position originelle », tout à la fois il n’y a pas de société pour moi au sens où je n’y suis pas situé, je statue sur elle pour ainsi dire de l’extérieur, derrière ce voile d’ignorance qui me sépare de la réalité de mon inclusion en elle, et je sais bien en même temps que j’y suis situé, au sens où je suis sûr par principe qu’il y a des inégalités en elle, que je suis nécessairement d’un côté ou de l’autre de la barrière, et que, si je suis du bas-côté, je risque fort d’en pâtir. L’idéalité de la situation du choix renvoie donc à la réalité de la situation dans laquelle nous nous trouvons (celle d’une société inégalitaire, toujours déjà faite) et inversement, c’est la réalité de notre situation présente qui a besoin de ce moment du choix idéal pour être confortée et rendue « acceptable ».

Le problème de Rawls, qui est tout sauf un utopiste, n’est en effet certainement pas de déterminer un modèle de société qui serait idéalement acceptable, mais de savoir quel type de fonctionnement social (au sens de mécanismes de répartition, de réalité du partage des possibilités et des ressources sociales) effectif pourrait être reconnu comme juste au moyen d’une référence aux règles de constitution idéales, objets d’un choix rationnel fictif, de cet ordre social. Les règles de justice que nous acceptons dans la position originelle de Rawls sont celles qui déterminent un ordre social tel que les acteurs engagés dans les institutions qui y satisfont « peuvent alors se dire les uns aux autres que leur coopération s’exerce dans des termes sur lesquels ils tomberaient d’accord s’ils étaient des personnes égales et libres, dont les rapports réciproques seraient équitables »[[Rawls, Theory of Justice, § 3, p. 13. Sur tout ceci, cf. Stanley Cavell, Conditions nobles et ignobles, tr. fr. S. Laugier et C. Fournier, Combas, L’Eclat, 1993, p. 180sq.. On voit ici s’enlacer inextricablement deux conversations : la réelle (« nos rapports sociaux sont justes », voilà l’accord auxquels nous devons pouvoir arriver) et la fictive (cet accord qui est le nôtre est alors gagé sur le fait que, si nous étions égaux, alors nous serions d’accord sur les principes de notre société, selon lesquels nous sommes inégaux). Ce qui fait tout à la fois la force de Rawls et son incroyable faiblesse est que, contrairement à ce qu’on croit souvent, il ne développe pas à proprement parler une théorie du consensus. Les principes de notre société ne se réduisent pas à la conversation que l’on en fait et Rawls n’a absolument pas besoin que nous soyons d’accord sur les inégalités qui traversent nos sociétés – ceux qui sont défavorisés par elles ne peuvent évidemment être d’accord avec elles. Mais l’accord réel invoqué par Rawls est plutôt un accord sur un principe d’idéalisation : dans l’État actuel, nous n’avons rien à nous dire, mais si nous étions égaux, alors nous pourrions parler et être d’accord sur les principes qui conduisent à ces inégalités, et qui, faut-il dire pour sa défense, les régulent et sont censés les limiter.
En fait, ce que Rawls a expulsé de son analyse avec beaucoup de force mais aussi d’aveuglement, c’est l’effectivité de la conversation. Pour que le passage à la conversation fictive ait un sens, encore faut-il que la conversation réelle en ait un – et donc que l’on fasse de l’inégalité un problème politique, susceptible d’être discuté avec celui par rapport à qui on se trouve en position d’inégalité. Comme le remarque Cavell, le dispositif rawlsien met en jeu l’idée « que nous vivons dans des conditions qui nous permettent de nous dire quelque chose les uns aux autres ». Idée qu’il n’est pas besoin d’être marxiste pour trouver quelque peu aventureuse. Ici la conversation fictive – légitimante – n’est supportée que par la possibilité de la conversation réelle, dans ce qu’elle peut avoir même d’insatisfaisant. Si l’une s’évanouit, dans ces lacunes qui sont celles de la parole sociale, c’en est fini de la relégitimation tacite qui passe constamment, sans qu’en s’on aperçoive, de l’une à l’autre, à partir du moment où, comme diraient les grévistes en train de perdre une grève, « on accepte de discuter ». Car ce sont bien des conditions d’acceptation ou plutôt de tolérance réelles qu’envisage Rawls. La question est « comment puis-je accepter l’ordre social ici et maintenant ? », « comment pouvons-nous tenir ensemble maintenant (hic et nunc) ? ». Et la tolérance réelle est fondée sur une acceptation fictive. Encore faut-il que le medium de cette acceptation, à savoir la discussion dans laquelle peuvent être objectivés les termes du problème (Rawls appellerait cela « rationaliser ») ait lieu. Or, on le sait, c’est loin d’être toujours le cas. Dans la violence extrême de ses partages (violence qui à vrai dire est bien domestiquée dans l’analyse rawlsienne), la société est toujours faite au moins autant de silences que de paroles.

Mais au-delà même de tout ce qu’une analyse sommairement marxiste nous permettrait de dire sur les conditions extérieures de la conversation et sur la possibilité ou non de ce lieu concret des idéalisations nécessaires à la problématique de la justification[[En ce sens-là, plus que traité de la justice, le livre de Rawls mériterait le nom de traité de la justification., reste une question tout aussi et même peut-être plus fondamentalement marxiste, qui est celle de l’investissement intérieur de la conversation, à savoir de la parole comme y être ou pas – ce que j’ai nommé le désir, au sens où la société communiste, lieu d’épanouissement de tous les désirs, serait celle où on y serait partout.
Le problème du point de vue de Rawls, c’est qu’il déploie l’espace idéal d’une conversation sans personne pour y parler, au sens exact où il n’interroge en rien le « y être » des agents sociaux qui seraient censés accepter de jouer le jeu de la conversation. Mais c’est précisément que converser c’est parler, c’est le choc de deux ou de plusieurs paroles, et, dans la mesure où ces paroles sont deux ou plusieurs, donc où elles sont vraiment des paroles, parler n’est pas un jeu – ce qui apporte nécessairement des limites à l’effet de jeu de la conversation. C’est en ce sens-là que la conversation est toujours un peu un drame, dans la mesure justement où il y va de paroles. Ce ne sont donc pas seulement les conditions empiriques extérieures du discours qu’il faut assigner comme limite aux analyses de Rawls, mais cette condition empirique qu’est le discours lui-même, comme acte de parole.

C’est évidemment ce que Cavell ne pouvait manquer de voir, et il n’est pas incident que son opposition à Rawls se décide en dernier ressort sur l’interprÉtation procédurale ou non d’actes de langage tels que la promesse, c’est-à-dire d’une discussion du rapport à la règle qu’ils peuvent comporter. Il n’y va de rien de moins que d’une remise en question du caractère procédural de la théorie de la justice rawlsienne.
Procédurale, la justice rawlsienne l’est sans aucun doute : c’est le principe d’immanence qui garantit son caractère purement politique ou tout au moins purement tenu dans l’horizon du droit (ce qui n’est sans doute pas la même chose, mais c’est un point aveugle de la construction rawlsienne, comme de celle de Kant dans la Doctrine du droit, dont il s’inspire). Il y a justice procédurale quand « il n’y a pas de critère indépendant pour la justice du résultat »[[Theory of Justice, § 14, p. 86., c’est-à-dire pas de critère indépendant de la procédure elle-même. Le modèle pertinent de ce point de vue, c’est la théorie des jeux, là où le pari est « juste », fair, c’est-à-dire s’accomplit dans des conditions équitables, quelle que soit l’inéquité – au sens subjectif du terme – du résultat. Le hasard est objectivement juste[[Cf. le même passage de Theory of Justice, où le fond de la pensée rawlsienne se révèle.. On ne peut pas ne pas être frappé par le point auquel la conception américaine de la justice telle que l’expose Rawls est marquée par l’idéologie du fair play. Il y a des risques, mais il faut que les conditions de départ, ne serait-ce qu’au niveau de l’institution imaginaire de la société, de la « position originelle », soient fair, au sens d’équitables : comme dans Rocky, à chacun sa chance ! Les dés ne sont pas pipés.
Encore faut-il que je veuille jouer. Le problème est que la justice n’est pas un jeu, précisément parce qu’elle n’a d’autre fonction, comme l’avait déjà vu Platon, que de mesurer les désirs respectifs des différents joueurs, c’est-à-dire précisément ce qui peut manquer au jeu.
C’est ce problème de l’adhésion que pose avec acuité Cavell sur fond de philosophie du langage ordinaire, en pointant le moment où les jeux de langage qui constituent l’arrière-plan de la politique – expressions ou tout au moins scènes du désir – ne se résolvent décidément pas à passer à la moulinette de la théorie des jeux et à être objectivés. Il remarque que la conception rawlsienne du contrat social toujours implicitement renouvelé est tributaire de l’interprÉtation proposée par Searle des actes de parole à portée sociale[[Cavell, Conditions nobles et ignobles, p. 193, renvoie alors à juste titre à Theory of Justice, § 52, p. 344, où on relèvera la référence à Searle, Speech Acts, Cambridge University Press, 1969, p. 33sq., qui est une interprÉtation « institutionnelle », ne comprenant l’acte que constitue par exemple la promesse que dans sa conformité à la règle comme extérieure à lui (c’est-à-dire aux règles du jeu social). Or une telle interprÉtation n’est pas satisfaisante, car, pour que l’acte ait ce sens (celui de porter une promesse par exemple), encore faut-il que le sujet y soit, c’est-à-dire que l’acte ait effectivement lieu, qu’il y ait un désir qui s’investisse dans une parole. La limite de la logique du contrat est que la promesse ne fait sens que pour autant qu’elle est réellement faite (c’est l’actualité de l’acte) et que cela n’a donc pas de sens que de se référer à une promesse qui aurait pu ou aurait dû être faite. L’adhésion est le problème de la subjectivité, cette subjectivité même que le déploiement abstrait de la situation du point de vue (par construction théorique) de la théorie des jeux a pour but d’éliminer, en nous mettant à l’abri de ses aléas. Mais ces aléas sont l’avant-scène de la politique, ou ses limites intrinsèques, celles à l’abri desquelles précisément elle ne peut pas être mise, et qui font partie de sa définition, en chacun des points renouvelés du contrat.

Pour dire les choses en termes marxistes, la misère de la philosophie politique rawlsienne, en ce que, de ce point de vue, elle ne fait qu’accomplir toute la tradition de la philosophie politique, c’est de se placer sur un plan exclusivement théorique, celui selon lequel on peut considérer la société comme un jeu, et non pratique, partant de la praxis, c’est-à-dire du désir des sujets, comme nous a appris à le faire Marx, dans une distance critique acquise par rapport à la politique qui nous semble à vrai dire indépassable. Il faut penser l’inclusion des sujets dans la politique et éventuellement leur désinclusion (ce qui n’est pas la même chose que leur « exclusion ») : aucune pensée politique sérieuse, autrement dit qui affronte le problème des limites de la politique, ne peut en faire l’économie.
Que le point de vue de Rawls (comme tout point de vue de philosophie politique au sens étroit du terme) soit radicalement et fondamentalement théorique, c’est ce qu’illustrera une petite comparaison avec Marx sur un point qui pourrait les rapprocher et fait certainement à sa manière de Rawls un penseur de gauche. Chez l’un comme chez l’autre, pourrait-on dire, une classe ou tout au moins une catégorie sociale détient la vérité objective de la situation. En effet, pour Marx, le prolétariat « ne revendique aucun droit particulier, parce qu’on lui fait subir non un tort particulier mais le tort absolu »[[Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Pléiade, t. III, p. 396., et par là-même ses revendications gagnent une valeur universelle, puisqu’elles se rapportent au tort en général, celui qui affecte la société dans son ensemble. Pour Rawls, de façon similaire, c’est le fond même du second principe de justice[[Cf. sa seconde formulation, Theory of Justice, § 13, p. 83., pour savoir ce qu’il faut faire pour une société, il faut regarder la situation du moins favorisé. Là aussi les victimes de l’ordre social constituent le critère de sa vérité. Mais il y a une grande différence : pour Marx, le prolétariat est objectivement et subjectivement porteur de la vérité de la société dont il subit l’exploitation ; pour Rawls, c’est le regard théorique du citoyen décideur dans la position originelle, ou, de façon pour le moins équivoque, celui du philosophe dans la situation réelle (mais avec une référence croisée ambiguë au premier regard – idéal – impartial) qui en juge. Qui dit qui est le plus mal loti ? Généralement celui-ci ne parle pas – et on n’aurait plus alors affaire au prolétariat marxiste, mais à ce que Marx appelait le « lumpen-prolétariat ». On en revient toujours au problème des limites de la conversation de la justice, posé avec force par Sandra Laugier dans son article.

Est-ce à dire qu’il faille inventer à la politique un pur Dehors, qui serait par exemple celui de l’exclusion absolue, figure emblématique de la politique moderne et au fond solidaire de sa représentation comme « jeu » ? – il y a les « hors-jeu »… La réponse de Cavell me paraît intéressante sur ce point : « je ne suis pas en train de dire qu’il faudrait prendre congé, claquer la porte au nez de toutes les sociétés qui s’écartent intuitivement d’une conformité idéale à la justice »[[Conditions nobles et ignobles, p. 186.. On pourrait trouver ici comme la marque d’une fidélité paradoxale à ce qu’on pourrait nommer l’intuition fondamentale de la philosophie politique, intuition classique encore centrale dans la pensée de Rawls précisément : l’homme sans la société n’est rien, et on ne peut à proprement parler l’abstraire de son contexte. Mais il y a sans doute autre chose encore : ce que Cavell met en lumière, ce ne sont pas tant les limites de la conversation en tant que limites externes, le silence de ceux qui ne peuvent structurellement pas parler, que les limites internes du jeu en tant que jeu de langage, le déphasage inhérent à toute « conversation », qui peut la faire tourner en drame, et auquel la « conversation de la justice », si elle reste réellement une conversation et non pas précisément un « jeu » au sens de la théorie des jeux, c’est-à-dire aussi si elle reste réellement, concrètement politique, donc toujours aussi vécue comme telle, n’échappe pas. Pour Cavell, d’une certaine façon, beaucoup plus intéressants que ceux qui ne parlent pas, qui, pour des raisons structurelles, ne peuvent pas parler (qui ont définitivement été « exclus » de la conversation de la justice), il y a ceux qui pourraient parler, mais qui se heurtent à l’inadéquation de la parole telle qu’elle leur est donnée, inadéquation constitutive de toute prise de parole véritable. D’où la fixation de Cavell sur une communauté d’un type bien particulier, paradigme même de ce qu’on pourrait appeler une « inégale égalité », à savoir la communauté sexuelle, en tant qu’elle est déterminée par un contrat qui pose deux individus juridiquement égaux, mais où reste entièrement à surmonter l’inégalité de paroles qui est constitutive de cette égalité procédurale. Que chacun puisse se faire entendre également n’est jamais acquis. Cela reste à actualiser, comme on dit, et là est le sens de l’acte de parole.

Ces considérations féministes ne nous éloignent pas de notre sujet. En effet, si l’on comprend bien Cavell et dans une intuition à vrai dire fort marxiste (beaucoup plus qu’il ne le croit, puisqu’il a pris soin en un premier temps d’écarter d’un revers de main ce qu’il croit être l’option marxiste), cela veut dire que, dans une société, le vrai problème ce ne sont pas les exclus, au sens des exclus de la parole, mais ceux dont la parole n’est pas écoutée à sa juste valeur, ceux que l’on prend pour des enfants (« papa sait »)[[Ce qui serait la figure saint-simonienne de la redistribution et de la réduction des inégalités dans l’inégalité même, telle que la critique Marx : cf. L’historiographie du socialisme vrai, Pléiade, t. III, p. 684sq.. Le problème n’a pas changé depuis Kant : il est bien celui de la « minorité »[[Qu’est-ce que les lumières ?, Pléiade, t. II, p. 209. imputée par les tuteurs à ceux qu’ils font bénéficier de leur tutelle. L’idéal d’une véritable « conversation » politique – mais ceci serait un autre nom de la démocratie – serait évidemment celui d’une circulation de la parole ou personne ne serait mineur, et c’est là aussi bien qu’on retrouve l’égalité comme exigence proprement politique.
Mais cette conversation idéale n’est évidemment rien d’immédiatement donné. Toute la conversation de la justice au sens ordinaire du terme est marquée au contraire par une logique de l’inégalité, puisqu’il s’agit de se faire une raison de dissymétries de situations des locuteurs qui sont en fait aussi bien des dissymétries de paroles, de statuts et de légitimités de leurs paroles et de leur accès à la parole. Alors comment l’autre parole – c’est-à-dire la parole tout court, l’appropriation de la parole par les sujets qui serait la condition de l’égalité même, ou ne serait-ce que de la position du problème de l’égalité – peut-elle traverser le bruissement infini, relativement sécurisant et efficace, de la conversation de la justice comme conversation de la justification ? Où peut-il y avoir une place pour le dire de l’injustifiable dans nos sociétés ?

Cette autre parole, nous ne la trouvons nulle part ailleurs que dans la figure de la revendication telle qu’elle existe heureusement encore parfois aujourd’hui.
Il me semble que le grand apport de Cavell est d’avoir montré qu’on peut être dans une conversation sans y être, qu’elle peut être une pure pantomime imposée de l’extérieur, comme celle qui enferme la femme dans sa « maison de poupée ». On me dit : « voilà ce qui est juste, accepte de le reconnaître, sois raisonnable ! » ; mais je peux toujours ne pas le reconnaître. Là où il y va de la reconnaissance, il y va d’un sujet. Alors on me dit : « tu devrais avoir honte, compte tenu de ce qu’est le système, c’est le maximum de ce que tu peux avoir ». Mais je n’ai pas honte : je n’y suis purement et simplement pas dans cette conversation, je refuse d’y être. Alors viens l’argument ultime : « il y a d’ailleurs plus défavorisés que toi, et ceux-là en plus n’ont pas la parole pour se plaindre » (ce serait l’usage pervers de l’argumentation cavellienne, bien prévenu par Cavell lui-même, car, demandera-t-il, qui dit cela ?). Mais justement, moi j’ai la parole. Je peux donc dire ce qu’ils ne peuvent pas dire eux – s’ils existent, car ce sont toujours les autres qui disent qu’ils ne parlent pas – à savoir précisément mon refus de parler, moi qui peux parler. Je retire ma parole à la conversation de la justice. Je n’accepte pas ce jeu tel qu’il est donné. Je demande une révision des règles. Et dans cette demande s’exprime la possibilité, toujours infinie, d’une distance totale à la règle, d’un refus global de jouer. Sur le fond du refus de jouer à tel ou tel jeu, il y a l’idée que ce n’est pas un jeu, et une possible colère. C’est à ce niveau que se joue la revendication, comme toujours aussi revendication d’égalité, dans la revendication de l’effectivité d’un égal accès à la détermination de la règle (dans l’acte de parole même qu’est le revendiquer), qui bouscule toutes les fictions idéales du même égal accès (dans une situation idéale déconnectée de cet acte qu’est ma parole). La justice ne se réduit pas à des règles, il n’y a pas de vue de dessus sur la justice, voilà ce qui s’exprime dans toute revendication, dans ce qu’elle peut avoir de violence intrinsèque par rapport à la justice. Demander plus que sa part, c’est un droit, plus, c’est un devoir, à partir du moment où cette revendication met en question le fait que soit légitime aucune distribution des parts, comme si qui que ce soit, fût-ce nous en tant qu’entité idéale, était habilité à l’opérer.
Evidemment, il y a les autres, ceux qui, comme on dit – et ceci encore pourrait être rawlsien – sont moins bien lotis. Mais leur désavantage par rapport à nous ne doit pas faire oublier que nous sommes nous-mêmes désavantagés, que le désavantage est la propriété la plus universelle de notre société. Alors travaillez le désavantage là où il est perceptible, sur votre désavantage ! Non pas pour obtenir plus, mais pour remettre en question qu’il soit normal qu’on puisse avoir moins, ce qui est toujours aussi notre cas. C’est dans ce moment d’illimitation que surgit, à la limite de toute conversation, la parole de revendication, pure expression du désir social (« Soyez réalistes, demandez l’impossible ! »). Mais on vous enserre déjà dans les raisons de la conversation de justice.

Il faut savoir parfois rompre la conversation. C’est la condition sous laquelle on rend un sujet à la conversation, à défaut qu’elle soit purement un jeu – ce qu’elle ne peut être lorsque la vie et la souffrance d’hommes et de femmes en dépend et s’y exprime. Dans la possibilité de retirer sa parole au sein même de la conversation (de faire entendre cette « autre parole » qu’est la revendication) s’assigne la plus haute exigence qui puisse peser sur la justice, à savoir d’elle-même être juste.
Retirez votre parole à la justice : revendiquez!