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La virtualisation et les villes-mondes multiculturelles

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A la différence du téléphone ou de la télécopie qui relient entre eux des appareils spécifiques placés à des endroits identifiables, les échanges virtuels et leur capacité de transmettre instantanément des informations à n’importe quelle distance (tels le téléphone portable, le courrier électronique, les marchés financiers et monétaires, etc…) relient des personnes situées en des lieux indéterminés. (Mitchell, 1993; 1995a, 1995b, Betancourth 1994). Quelles sont les répercussions sur la culture civique et sur l’espace public de cette nouvelle possibilité technique de transmettre instantanément entre des gens se trouvant n’importe où? Répondre à cette question peut contribuer à une meilleure compréhension du rôle joué par la virtualité dans les problèmes civiques propres aux grandes villes multiculturelles et concourir à la gestation de nouvelles façons de penser l’espace public, ouvrant elles-mêmes la voie à une pensée politique de la différence.
Les interactions et échanges virtuels (vidéoconférence, téléphone portable, courrier électronique, etc…), reliant dans un espace virtuel des personnes situées en un lieu indéterminé, “déspatialisent” les interactions. Ce faisant, ils éliminent un facteur de lisibilité sociale traditionnellement offert par les grandes villes et par leurs espaces: contrairement à ce qui se passe dans une ville ou dans un bâtiment, où l’endroit où l’on se trouve indique à l’ordinaire qu’on y est “pour de vrai”, rien dans un échange virtuel, au moins jusqu’à présent, ne tient lieu de bonne adresse ce qui interdit de s’y définir soi-même par le fait d’avoir été vu aux bons endroits en bonne compagnie; cela ne signifie pas pour autant que le réseau n’a pas ses propres mécanismes de codification, classification et démarcation, ses mots de passe (Betancourth, 1994, 1995). On y constate une tendance au remplacement du réseau Internet, fondé sur le message écrit par des moyens reposant sur la voix et l’image, comme par exemple “la téléprésence”. Ceci ne diminue pas l’intérêt des tensions sociales accompagnant ces transformations. La vie de réseau offre des possibilités non réalisées d’alternatives à l’individualisme libéral comme aux communautarismes de tous bords, et est comme telle la base d’une politique de la différence. Cette cité en réseau imaginaire est un espace différentiel où la politique est possible et le conflit inévitable; elle est aussi une dimension de l’expérience et une métaphore de la politique. De là l’importance d’étudier les principales répercussions sur les grandes villes multiculturelles de cette capacité qu’a le réseau d’éliminer un facteur de lisibilité sociale. Il conviendrait à cette fin de se pencher sur les implications de la virtualité en matière de culture civique, d’espace économique et de gouvernement.

Virtualité et culture civique

Sennett (1994) a soutenu de façon convaincante qu’au moins deux forces avaient contribué à la disparition d’une culture civique à New York (voir aussi au sujet des conséquences morales de certain genre de vie citadine Berman, 1982). La première de ces forces est le réseau de transports régionaux routiers qui offre à ceux qui possèdent une voiture et une maison la possibilité d’échapper aux grévistes, aux mendiants et aux malheureux dont regorgent toujours les rues de New York. Ainsi ces transfuges de la grande ville se soustraient à la possibilité d’une interaction avec “l’autre” et sa différence, et donc à la possibilité de construire une “culture civique” (Sennett, 1994, pp. 355-376). Ce réseau de transports régionaux a précipité le déclin de ce que Braudel nomme “les petites entreprises (…) qui furent la substance commerciale et industrielle de New York (…) et participaient d’un monde véritablement compétitif où elles étaient à la fois rivales et dépendantes les unes envers les autres (…). Ce sont les grandes entreprises avec leurs grandes unités de production implantées hors la ville, qui ont évincé le petite homme” (Braudel, 1981). Cette tendance à quitter la ville, qui revient à supprimer la possibilité d’interaction avec “l’autre” différent, à supprimer la possibilité de construction d’une culture civique, semble s’accentuer rapidement[[“Les communautés résidentielles dont la croissance est la plus rapide, aux Etats Unis, sont des communautés privées et le plus souvent clôturées, soumises à tout un arsenal de conventions, codes et restrictions. Certaines estimations chiffrent à près de quatre millions le nombre d’Américains résidant derrière les portes fermées de telles communautés. Quelque vingt huit millions habitent dans une zone régie par une association communautaire privée, y compris des sociétés de copropriétaires et es coopératives, chiffre appelé à doubler dans la décennie qui vient.” (Egan, 1995).
La seconde force ayant contribué à l’élimination d’une culture civique est un outil de perception de la réalité: l’usage d’un “répertoire d’images” lors de la rencontre de personnes inconnues, mais aussi bien dans l’interprétation de la géographie intérieure de la ville elle-même (Sennett, 1992, 1990, 1994; Barthes, 1978; Lynch, 1960; Jameson, 1984, 1988, 1991). On s’en remet à des stéréotypes ou à des signaux pour déterminer le genre de personne à qui on a affaire: coupe des vêtements, coupe des cheveux, accent ou façon de parler. Chacun dans les grandes villes identifie l’autre d’après son apparence, son rôle social ou quelqu’autre trait singulier. C’est ce phénomène, plus que la dynamique de la consommation (plus grande abondance de biens et de services, ou plus grande rapidité de livraison et de consommation, par exemple, voir Jameson, 1991 et Harvey, 1990) qui caractérise la vie dans les grandes villes (Raban, 1974). Or en se servant d’un répertoire d’images dans ses rencontres avec les inconnus on reste passif, et on se dérobe à l’autre dès qu’on se trouve confronté à sa différence. Et celui qui fait passer ce qui l’entoure à travers un tel répertoire reste insensible aux changements qui peuvent y survenir.[[“Si les Américains ont connu de longue date des communautés gardées (peuplées de personnes très fortunées et de retraités, et construites au bord d’un lac ou d’un terrain de golf), la différence est qu’à présent c’est une large portion des familles appartenant à la classe moyenne et non touchées par la retraite, dans des régions en grande majorité “blanches”, qui ont choisi de s’emmurer elles-mêmes, optant pour une administration, des écoles et une police privées” (Egan, 1995) Une conséquence capitale de cette évolution déjà notée est la balkanisation progressive du pays. Les habitants-propriétaires se retirant dans des domaines privés, l’esprit communautaire en un sens plus large est menacé de disparaître. Le pire scénario pour l’Amérique serait, cette tendance se confirmant, de n’être plus qu’une “nation de communautés retranchées où chaque groupe choisit de vivre strictement parmi les siens, dans l’ignorance de ceux qui n’en font pas partie.” (Egan, 1995) (Sennett, 1994)
Si l’on voulait aborder aujourd’hui le problème d’une culture civique dans une grande ville multiculturelle sous l’angle de “l’éveil d’une sympathie envers ceux qui sont autres” (Sennett, 1994), on devrait commencer par contrer toutes les forces mentionnées ci-dessus et restreindre tant l’usage des voitures particulières que celui d’un répertoire d’images à l’égard des inconnus pour interpréter la ville. A moins que “l’individuation” et les diverses variantes de communautés purement immédiates évoquées dans les notes (1) et (2) ne soient pas les seules possibilités émergeant de la virtualisation et de la mondialisation croissantes.

Virtualité et déplacement individuel

En fait les transfuges de la grande ville ne peuvent continuer plus longtemps à nier leur communauté de destin avec ceux demeurés au centre (Sennett, 1994). Ils tentent de limiter le nombre de leurs trajets en automobile ce qui crée des conditions propices à l’émergence d’une culture civique, tout en réduisant les émissions de gaz carbonique. Un grand nombre de gens, dans de nombreux endroits éloignés, sont aujourd’hui désireux d’agir dans l’intérêt de populations géographiquement lointaines, ou pas encore nées, sans profit personnel à première vue (au sujet du réchauffement de la planète par l’émission de gaz carbonique, voir Yearly, 1991; quant aux conséquences du consumérisme mondial sur l’environnement physique, voir Strathern, 1992). Peut-on imaginer une “communauté” composée d’une population présente et d’une autre à venir qui s’évertuerait, soit à sauvegarder la nature, soit à engendrer une culture civique, soit aux deux choses à la fois ? L’identité sociale dépendrait alors pour une large part de communautés imaginées, au fait de s’imaginer soi-même comme partageant une histoire, une destinée ou un sort communs avec des milliers ou des millions d’autres êtres qu’on ne connaîtrait jamais (sur ces communautés imaginées, voir Anderson, 1991; Appadurai, 1990; Lodge, 1983, Mc Crone, 1992). Quel qu’en soit le bénéfice collectif, la communauté imaginée et le bénéfice virtuel qu’on en peut escompter sont invisibles et/ou virtuels dans le temps et/ou dans l’espace.
La solution des problèmes importants entraînés par la “logistique de la vitesse et de la virtualisation” qu’il s’agisse de créer une culture civique ou de préserver la nature, ou de problèmes de pauvreté ou de santé, requiert sans doute l’intensification de relations sociales entre localités éloignées de telle façon que des événements géographiquement lointains retentissent les uns sur les autres, ou encore des extensions latérales des connexions sociales à travers le temps et l’espace, comme la mondialisation. Il serait intéressant, par exemple, de savoir si les médias “universels” et les organisations supranationales joueront un rôle vraiment crucial dans le développement du village planétaire: Grean Peace, le rapport Brundtland, le traité sur le climat signé à Rio de Janeiro en 1992 à la Conférence des Nations Unies parlent tous de notre “avenir commun” du fait du caractère global des menaces pesant sur la nature (Environmental news from the Netherlands, 1994, n° 3 et 1995, n° 1). Cette prise de conscience a été renforcée par le développement de mass media planétaires, qui ont donné naissance à une “communauté imaginée” de l’ensemble des sociétés habitantes d-une seule terre”, “one earth” (Friends of the earth, Milieu défensie, Green Peace, etc…). Les problèmes surgis de la logistique de la vitesse et de la virtualisation ne seront peut-être pas résolus par les seules virtualisation et mondialisation.
Mais cette dernière implique la circulation d’images à une échelle planétaire nouvelle, des images qui concernent la terre entière (sur le rôle de la production d’images dans le processus d’accumulation contemporain, voir Lash et Urry, 1994). Le village planétaire de son côté pourrait faciliter la construction d’une communauté imaginée cimentée par l’effort d’une population présente et à venir en vue de produire un bénéfice collectif virtuel.
Le paradoxe des rapports entre virtualité et grandes villes multiculturelles, c’est que “lorsque des économies de signes et d’espace font office de flux, il en résulte l’individuation” (Lash et Urry, 1994) et que “les mass media insensibilisent les spectateurs à la souffrance réelle d’autrui”, ce qui ne facilite pas l’éveil d’une sympathie pour ceux qui sont autres et par conséquent l’émergence d’une culture civique (Sennett, 1994). Pourtant les médias planétaires pourraient venir à l’appui du “nous” d’une communauté mondiale imaginée, médiation peut-être fondamentale dans la construction de la culture civique (sur le “nous” de la mondialisation” voir Mazlish, B. et R. Buultjens et al…, 1993; Lash et Urry, 1994; sur les répercussions d’une communauté planétaire sur les systèmes économiques et sociaux nationaux, et la dissolution des communautés de destin nationales, voir Mc Crone, 1992; Ohmae, 1990).

Virtualité et “répertoires d’images”

Si l’on en croit Sennett (1992, 1990, 1994), Barthes (1978), Raban (1974) et Lynch (1960), il y a lieu de supposer qu’une grande ville “standard”, grâce à l’usage de “répertoires d’images” dans l’interprétation tant des rencontres de hasard avec des inconnus que des lieux environnants, pourrait être définie comme l’espace dans lequel votre position indique qui vous êtes. Et qui vous êtes dans cette cité, dans bien des cas, détermine les endroits qu’il vous est permis d’occuper. Cependant cela ne rend compte que partiellement de la vie urbaine contemporaine. Cela renvoie à l’argument selon lequel une condition ou un ressort fondamental de la vie et de la dynamique urbaines, au delà de la plus grande abondance de biens et de services, et de la plus grande vitesse de livraison et de consommation (Harvey, 1990; Jameson, 1991), réside dans le fait de côtoyer constamment et étroitement des inconnus (Sennett, 1990; 1992, 1994; Raban, 1974). En fait il ne faut pas prendre en compte seulement le fait de rencontrer quotidiennement des personnes que nous ne connaissons pas, ou peu, mais aussi celui de nous contenter de clichés, d’aperçus fragmentaires pour extrapoler, identifier et porter des jugements sur ces personnes. Comme disent Sennett, Lynch et Barthes, on se satisfait de rapporter tout endroit nouveau à son “répertoire d’images”, celui qui marque votre “appartenance”; moins l’on trouve de correspondances, plus on se sent indifférent au changement de décor. On s’en remet dans les grandes villes à des stéréotypes ou des signaux pour déterminer le genre de personnes à qui on a affaire: coupe des cheveux ou des vêtements, accent ou manière de parler comme je l’ai déjà noté, mais aussi rôle social ou toute autre caractéristique. Raban (1974) ajoutait que ce mode de relation à l’autre agit en retour sur notre propre sentiment de nous-mêmes et nous fait nous sentir de plus en plus comme des acteurs jouant un rôle (on trouve une bonne analyse du “problème de l’acteur” dans Sennett, 1995). Le fait de “jouer”, de tenir son rôle, autant que l’usage de répertoires d’images et d’ un “goécode” à clés, se répercute dans notre conscience de nous-mêmes et dans notre vie: le soi dans la vie citadine se caractérise par un souci d’identité et d’autodéfinition. La grande ville est en un sens constituée de signes, et ses habitants ne peuvent plus se dissocier complètement de ces signes et représentations (Calvino, 1979). Désormais le citadin n’est plus un sujet extérieur à ce “jeu”, cette “performance”, du fait de la dynamique inhérente à l’expérience vécue des grandes villes (Raban, 1974). Les processus d’identification passant par la réception de messages, manifestement à l’oeuvre dans la grande ville (Raban, 1974), se retrouvent dans la pratique des réseaux (Betancourth, 1994)
Or même si vivre en ville est un art de la performance ou de la représentation (Raban, 1974; Patton, 1995), l’usage de répertoires d’images et le “géocodage”, renforcent l’idéal d’une communauté privilégiant l’unité au détriment de la différence, niant la réalité et la richesse des différences irréductibles entre les individus et les types humains (Young, 1990 b; Michael, 1994; Betancourth, 1993). Une telle homogénéité sociale est parfois considérée – c’est le cas dans Habermas (1989) – comme une bonne chose, car la diversité culturelle ne contribuerait pas positivement au “bien public”. Cet idéal communautaire menace de réintroduire les structures d’exclusion à l’oeuvre dans les chauvinismes ethnique ou autre (au sujet d’un tel idéal en tant que base d’une politique étrangère agressive, voir Huntington, 1993a, 1993b). Il est donc indésirable autant qu’improbable (Young, 1990b, Michael, 1994; Betancourth, 1993). Cet idéal repose sur une conception unitaire de la subjectivité qui fait bon marché du jeu de forces inconscientes, de désirs et de langages, concourant à l’acquisition d’une identité individuelle (Young, 1990a). Il présuppose de plus l’existence d’interactions sociales directes, immédiates entre les individus, au mépris de la médiation de la langue, de la voix et du geste dont ne peuvent se dispenser même les rencontres en face à face (Young, 1990a, 1990b; Sennett, 1992, 1990). La communauté ne saurait avoir une connaissance immédiate d’elle même, pas plus qu’un sujet dans la communauté n’a d’accès immédiat à la conscience de lui-même (Michael, 1994)
Malgré l’inadéquation de cet idéal, la rapidité de mouvement et la géographie fragmentée de la grande ville (Sennett, 1994), sa standardisation, sont susceptibles de favoriser l’usage d’un répertoire d’images et la disposition à classer et juger sur le champ. Le répertoire d’images fonctionne alors comme un programme de représentations calculables faisant d’un jugement ou d’une décision l’effet prévisible de causes déterminées. Le paradoxe est que, si une responsabilité morale ou politique doit se faire jour, “une sympathie (capacité de réponse = response-ability) à l’égard de ceux qui sont autres” (Sennett, 1994, parenthèse de l’auteur) doit se manifester, jugements et décisions devraient advenir et se structurer en un espace débordant tout programme calculable, répertoire d’images ou géocodage. Vient alors la question : quelles expériences et possibilités d’expérimentation devrait offrir cet espace afin de “dépasser” programmes et répertoires? Nécessairement des expériences de nature à décourager l’usage d’un répertoire d’images et la tendance à classer et juger sans délais. Il s’agirait de rendre impossible la totalisation, l’entièreté et la plénitude de pareils jugements.
Or les interactions et les échanges virtuels, en reliant dans un espace virtuel des personnes situées en un lieu indéterminé, déspatialisent les interactions et, par là, suppriment l’élément de lisibilité sociale- entre autres les répertoires d’images et le géocodage – fournis par la grande ville “standard”. “Cela (parler publiquement de mon homosexualité) eût été quelque chose d’impensable pour moi voici un an ou deux (…) Si j’avais compté sur les modes de réunion traditionnels comme la fréquentation des bars et divers autres lieux de rassemblement, ou le hasard des publications gay, ce ne serait jamais arrivé.” (P.H. Lewis, New York Times, 21 Août 1995). Les échanges virtuels font plus que déspatialiser l’interaction et supprimer la lisibilité sociale. Contrairement à la télévision le réseau Internet est décentralisé et interactif, et surtout basé sur l’écrit (Harper’s Magazine, août 1995; the Economist, 1 Juillet 1995). Les échanges virtuels et le langage du réseau peuvent aussi entraîner ce que Derrida, dans un autre contexte, appelle un “espacement” (Derrida, 1974, 1988).
Sur le réseau, l’émetteur, le receveur et le contexte sont absents, comme dans le cas de l’écrit. Le langage dans le réseau fonctionne sans le contrôle de l’éditeur et de l’auteur, de ceux qui l’ont produit, ce qui menace l’intégrité du mini-circuit entre émetteur et receveur. A l’encontre de Barlow, Kelly, Heim et Lenier, qui voient une transparence absolue de signification dans l’espace cybernétique, et un jeu parfaitement égal entre le concept et sa manifestation (“entre le message que je tape à ton intention sur mon ordinateur, avec le courrier électronique, et celui que je reçois de toi, il ne s’est rien produit que la “transformation digitale”: pas d’autre médiation” dit Barlow dans Harper’s Magazine, août 1995), je voudrais souligner que l’usage de la communication électronique et d’un langage électronique implique une différence et une distance dans le temps et dans l’espace: il comporte donc la possibilité de malentendus, de déformations ou de lacunes. Contrairement à ce que Barlow, Heim et Lenier suggèrent, la communauté de réseau, comme le dit Michael (1994) dans un autre contexte, ne saurait avoir une connaissance immédiate d’elle même, comme toute communauté et tout individu.
Il est en effet très facile de modifier les communications et les textes électroniques. Quand un lecteur cherche un texte électronique cité par un auteur, ce texte peut avoir changé, et la version citée peut ne plus exister. Un document électronique peut être modifié à tout instant, par son auteur ou par toute personne intéressée, sans que ni le scripteur, ni le lecteur ne puissent le prévoir. Le lecteur qui consulte un texte électronique à plusieurs moments de l’année peut ne jamais retrouver le même texte. Un document électronique n’a pas de permanence, n’en a pas besoin; il n’a pas d’original auquel se référer. Les documents électroniques risquent donc, par rapport à l’imprimé, de réduire les possibilités de vérification pour le lecteur, notamment la remontée à la source, à l’auteur, ce qui peut favoriser la circulation d’erreurs (la photographie électronique pose aussi des problèmes de vérification puisqu’elle permet des arrangements avec le modèle). Les façons d’écrire, les pratiques de recherche et les “bons usages” d’une communauté d’auteurs exigent au contraire une certaine qualité de la documentation, et de l’écriture des rapports de recherche, telle que la fixe par exemple les recommandations du MLA Handbook for writers of research papers (Gibaldi, 1995) pour limiter la circulation des erreurs et assurer la cohésion de la communauté scientifique. Ces précautions peuvent se révéler inapplicables dans le cas de documents électroniques. On pourrait dire des textes électroniques en paraphrasant Derrida (1979) et Weber (1987) qu’ils sont “illisibles”, puisqu’on ne peut définitivement les délimiter ou les situer. Le désir de lire “correctement” sous une forme définitive risque d’être frustré par les textes électroniques. Des textes “instables” ne sont pas pour autant “indéterminés”, ce qui mettrait un terme à toute possibilité de les juger. Les documents électroniques n’empêchent pas de prendre des décisions et d’exercer un jugement. Mais celui-ci semble toutefois “hanté” par l’expérience de “l’indécidable” (sur 1’indécidabilité, voir Derrida, 1979, 1988).
Cet indécidable peut avoir pour effet de rendre l’achèvement et la cohérence inaccessibles aux textes électroniques, et donc de leur interdire toute totalisation, entièreté et plénitude. L’instabilité des textes électroniques en fait donc un espace potentiel capable d’excéder les programmes calculables et les répertoires d’images, grâce à l’expérience et à l’expérimentation qu’ils nous offrent de l’indécidable.
Quant au problème de la communauté, voici comment les choses se présentent. On a pu lire dans The Economist du 26 Août 1995 que “l’espace cybernétique est en train d’être colonisé par les Républicains de l’aile dite de Newt Gingrich”. Mais l’agenda de la politique du “conservatisme du futur”, incarnée par la Fondation pour le progrès et la liberté (http=/ /www.pff.cug/ project.html) est-il effectivement en mesure de coloniser l’espace cybernétique? Tous les bits se sont-ils soumis au programme idéologique du président de la Chambre des Représentants, ce qui supposerait que tous les sujets et les objets possibles soient coprésents les uns aux autres? En d’autres termes, l’interpellation républicaine conservatrice a-t-elle été capable de confirmer le sujet dans son identité et sa position par le canal des messages électroniques qu’elle a utilisé?
Les idées dont Monsieur Gingrich et ses partisans souhaiteraient nous débarrasser sont omniprésentes sur le réseau. A l’heure actuelle l’étudiant qui veut se brancher sur la Coalition chrétienne ou sur la Fondation pour le progrès et la liberté a le choix, à quelques touches près entre un manuel de safe sex, ou les très controversés National history standards ou encore le CAN-RW (Campus’activist’s network, right wing alert). Ainsi le jeunes américains pour entrer dans l’âge de l’information, la troisième vague, pour aller de l’avant comme le leur prêche le président des Représentants, ne manqueront pas d’être touchés par tous les modes de vie alternatifs, toutes les formes d’art post-modernes et toutes les hérésies politiques que celui-ci s’est juré de détruire; et ils s’y investiront peut-être. Dans la pratique des télécommunications, un message électronique idéologique n’arrive pas nécessairement toujours à destination. Certes le mot “télécommunication” semble apparaître chez Lash et Urry (1994) là où le concept d”`interpellation” est introduit par Althusser (1971): l’interpel-lation est censée confirmer le sujet dans son identité et sa position à travers la réception d’un message. Pour Lash et Urry, de même “les discours du paysage idéologique et médiatique interpellent des sujets jusque là enracinés dans des opinions et des pratiques culturelles partagées, et les convertissent en autant de “moi” par le processus d’individualisation, de normalisation et d”atomisa-tion.” Mais qu’en est-il pratiquement si comme on vient d’en voir la possibilité, un message électronique idéologique n’arrive pas à destination, et si les messages électroniques idéologiques loin de toujours “passer”, n’y parviennent jamais. Comme l’écrit Dienst à propos de la télévision: “Les gens font intrusion dans un message comme s’ils épiaient secrètement ce qui se dit en privé ou comme s’ils lisaient le courrier de quelqu’un d’autre, en se demandant si le propos pourrait tourner à l’apostrophe (ou quelqu’autre “info-route- du désir)”. Comme la télévision, la communication électronique transmet un régime de représentation qui traverse tous les objets et tous les publics sans nécessairement représenter les uns ni atteindre les autres. Les messages électroniques idéologiques ont à parcourir un circuit passant par la réception d’une représentation, et en réponse, la représentation d’une réception. La saturation du champ social par des émissions idéologiques n’est possible qu’à condition d’atteindre une adresse ou un instrument de réception, par exemple un écran d’ordinateur, l’endroit où se trouve un sujet.
Ces instruments de réception nous forcent à réfléchir à la difficulté d’assigner des déterminations contextuelles aux émissions les plus largement disséminées; le programme idéologique de Gingrich et son “horizon de sens”, la “destination finale de toute chose” se trouvent quelque peu enrayés; une espèce de signal est en marche qui désintègre les circuits, ajournant pour cette raison notre accession aux propositions de Gingrich comme à tout autre programme. C’est dire que la force de la célébrité du moment, le réseau Internet, qui peut être considéré comme une idéologie (en tant que système), ou une masse de messages ou un flot de représentations, tient justement à sa destination imprécise, ainsi qu’ à l’absence d’un centre de dissémination des messages (la télécommunication peut être définie dans ce cas comme une bousculade de mots, d’images et de messages qui s’entrechoquent). Non que l’information ne puisse être calculée en termes de valeur d’échange et de coût “mesuré en temps nécessaire à sa formulation et sa compréhension, qui doit être réduit au minimum, cependant que sa valeur d’échange augmente avec la multiplication des références, lui permettant d’atteindre un vaste public (Alliez et Feher, 1987). L’ennui est que cette perfection cybernétique ne peut être ambitionnée que par une capitale unique; avec un grand nombre de capitales, des forces centrifuges tirent toujours les informations vers une différenciation croissante et rendent les circuits non communicants.
Si le lecteur-spectateur ne trouve pas son identité par le fait de s’imaginer les milliers d’autres qui lisent ou regardent simultanément le même texte-image, comment une identité se constitue-telle et se construit-elle sur le réseau? Dit autrement, si la naissance de l’imprimerie entraîna la substitution du lecteur (recevant l’information par le truchement de la page et des yeux) à l’auditeur (qui la recevait de bouche à oreille), quelle typologie nouvelle des sujets sociaux peut résulter du “paradigme électronique”? Ou encore, si dans l’échange oral, face à face, le sujet se constitue lui-même en tant que membre d’une communauté, établissant des liens entre individus, et si dans l’échange écrit ou imprimé le sujet se constitue comme être rationnel, autonome, interprète stable des mots, capable d’établir des relations logiques entre symboles, du fond de son isolement et de sa solitude – comment le sujet se constituera-t-il dans l’échange électronique de simulations? Qu’est-ce qui tient lieu de “communauté d’interlocuteurs”, lorsque personne ne parle à celle ou celui qui l’écoute, et que le sujet parlant ne trouve pas une claire identité en face de lui? Est-ce qu’un sujet de l’ère électronique peut se fier au “Je pense, donc je suis” cartésien, ou n’est-il pas contraint d’assumer sa fragilité dans un lacanien “Ils me pensent, donc je n’est pas” (sur le problème de la construction d’une identité dans le réseau, voir Betancourth, 1994)
Des versions planétaires des “communautés imaginées” d’Anderson ne sont donc pas les seules communautés – différentes des communautés immédiates ordinaires – à pouvoir s’établir dans l’espace virtuel. Dans la plupart des cas nous sommes moins happés, appelés, “interpellés” par des communautés que nous ne décidons de nous joindre à l’une d’entre elles, telle subculture “jeune”, ou tel mouvement social actuel. L’invention de communautés qui ne soient pas des versions planétaires des “communautés d’Anderson” est une conduite plus fréquente en “navigation” à travers l’espace virtuel, ce qu’expriment Lash et Urry (1994) dans un contexte semblable, comme suit: ” Il s’invente de nouvelles communautés de plus en plus nombreuses, au point que ces inventions, ces innovations, sont presque devenues chroniques, qu’elles sont devenues la règle plutôt que l’exception.”
Dès lors les sortes de jugement impliquées par la décision d’entrer dans des communautés nouvellement inventées me paraissent problématiques. Pour Lash et Urry (1994) ces jugements ressortissent à ce qu’ils appellent “la réflexivité esthétique”, ce qui veut dire “choix et/ou innovation concernant l’acceptation de principes et de pratiques communs sur lesquels la réflexion cognitive et normative est fondée. A la différence du jugement moral ou cognitif, le jugement esthétique n’implique pas l’application d’une règle universelle à un cas particulier, mais seulement l’application d’un cas particulier à un autre.” (p. 316). Autant dire qu’aucun concept n’intervient dans pareils jugements, mais Lash et Urry sans s’y attarder, voient cette forme de réflexivité à l’oeuvre partout: “Le nous résultant ne se limite pas à de simples phénomènes d’identité ethnique ou à de nouveaux mouvements sociaux communautaires, il est totalement impliqué dans la vie de travail, la consommation et par conséquent la structure de classe. Ainsi la “production réflexive” en Allemagne et au Japon ne peut être comprise qu’en fonction de structures d’informations enracinées dans le nous. Cette “réflexivité” joue donc un rôle fondamental dans le processus d’accumulation contemporain.” (p.318) Ce qui est en jeu dans cette réflexivité esthétique pourrait cependant s’avérer beaucoup plus complexe que Lash et Urry ne veulent bien l’admettre.
Reprenons la question à partir de l’usage des répertoires d’images, soit d’une des principales forces contribuant à l’élimination d’une culture civique dans les grandes villes multiculturelles (Sennett, 1994; Raban, 1974). Ces villes précisément favorisent l’usage d’un répertoire d’images et la disposition à classer et juger sur le champ. Quand on peut faire appel aux répertoires d’images, on a un sentiment de complétude et de cohérence. Or pour rétablir une culture civique, une response-ability éthique et politique, il faut rendre préalablement toute complétude impossible. “Sans expérience collective d’un déplacement de soi-même, les différences sociales ont tendance à se figer à mesure que s’amoindrit l’intérêt porté à autrui” (Sennett, 1994, pp. 371-2). Précisément, en nous confrontant à l’expérience de “l’indécidabilité”, dont serait exclu le plaisir de l’entièreté, les textes et messages électroniques peuvent avoir cette capacité de rendre la complétude impossible et d’améliorer notre aptitude à vivre au contact d’inconnus. Le jugement requis par l’invention de nouvelles communautés implique une décision qui ne peut être prise que dans un espace hors de portée d’un programme calculable, structuré par l’expérience et l’expérimentation de l’indécidable.
Tout se passe comme s’il fallait pour que la communication s’établisse que les mots “voyagent”. En dépit de la déspatialisation des interactions dans le réseau et de la vitesse de transmission, le réseau en passe peut-être encore par le temps pour signifier, et comporte donc une faille dans ce que Derrida nomme “présence personnelle”. Par suite, aussi bien le concept traditionnel du langage comme communication de sens enclose en elle-même et permanente que, comme dit Sennett, la notion “d’individu autosuffisant et complet” paraissent insoutenables dans le réseau. Dans la mesure où la communication s’établit hors de ma présence corporalle ou du son de ma voix, des personnes me connaissant fort bien peuvent ne pas savoir à quoi je ressemble physiquement, comment je me présente, donc ne pas pouvoir en tirer les conséquences usuelles. “S’il avait compté sur des façons plus traditionnelles de rencontrer des gens, telles qu’aller dans les bars ou à des réunions diverses, ou consulter des publications gay, Dubberly n’aurait jamais pu prendre sur lui d’aborder en public le sujet de son homosexualité. Des rencontres et bavardages électroniques, “en ligne” avec des hommes gay et des lesbiennes lui en donnèrent le courage.” (P.H. Lewis, New York Times, 21 Août 1995). C’est ainsi que le réseau peut permettre à des différences de religion, de culture ou d’orientation sexuelle de s’épanouir de façon impossible dans des communautés plus homogènes. A la différence de ce qui semble se passer dans la sphère physique étudiée par Barthes, Lynch et Sennett, on pourrait dire en continuant notre raisonnement que le réseau ne permet pas l’usage d’un répertoire d’images dans la rencontre avec les inconnus ou avec l’espace environnant. La chose n’a pas échappé à The Economist du 5 Août 1995, où l’on peut lire qu’une société recevant une commande par courrier électronique ne peut être sûre qu’elle émane effectivement de l’envoyeur supposé, ni qu’elle n’ait pas subi d’altération, ni qu’elle soit partie à la date indiquée.” Mais, s’il est vrai que le réseau rend facile de dissimuler, de laisser planer le doute ou de travestir son sexe, sa race et sa situation sociale, il peut aussi devenir cet “espace” affectif que Sennett identifie comme la première condition de la construction d’une culture civique, puisqu’il véhicule un sentiment d'”insuffisance, d’insatisfaction et d’incomplétude corporelles, auquel nous nous référons ici sous les espèces de l’indécidable. Dans le réseau, la présence telle que la définit Derrida – pleine essence d’un être qui est là où il est, qui s’assemble là où il est – ne peut se réaliser puisque l’être là y existe seulement sous la forme d’un ensemble de traces qui se disloque lui-même. C’est ainsi que tous les sujets possibles ne sont pas soumis au programme idéologique du président de la Chambre des Représentants, bien que ce programme suppose tous les sujets et objets possibles co)-présents les uns aux autres. L’interpellation par le réseau n’est pas toujours à même de confirmer le sujet dans son identité et sa position. Le langage du réseau peut être soumis aux effets d’espacement. La “présence” dans le réseau, présence d’un “individu autosuffisant et complet” peut être délocalisée au cours du processus d’accomplissement d’un acte de communication. L’expérience du réseau nous donne un sentiment d’incomplétude. Et le réseau en tant que tel est susceptible de devenir ce lieu où, dit Sennett, “l’incomplétude et l’incohérence dont le corps a besoin pour devenir un corps civique” peuvent être éprouvées. (Sennett, 1994)
La “vie de réseau” paraît ainsi capable d’instaurer des relations sociales enracinées dans la différence et la médiation. Le réseau devient alors un “lieu” où différentes sortes de gens entretiennent une certaine “proximité”, échangeant des services et des “espaces” sans devoir appartenir pour autant à une communauté idéale, unique.
“L’internationalisation-virtualisation”, définie comme l’intensification de relations sociales planétaires reliant des localités éloignées, et le rôle des médias à l’appui de ces relations peuvent donc contribuer efficacement à réduire les forces qui tendent à éliminer la culture civique. Les échanges virtuels, en déspatialisant l’interaction, en éliminant des facteurs de lisibilité sociale (répertoires d’images et géocodage) sont aussi à l’origine d’un “espacement”, comme lieu d’une expérience d’incomplétude personnelle et par là de l’émergence d’un corps civique (sur l’émergence dans le réseau de ce que Sennett appelle de la “compassion civique”, voir Barlow dans Harper’s magazine, août 1995).
La création d’ “espaces publics virtuels” peut intéresser les grandes villes multiculturelles car ces “espaces” peuvent permettre de combattre la marginalisation d’endroits et de groupes de population spécifiques vis à vis de l’offre d’information; ils peuvent aussi contribuer à surmonter la “difficulté de susciter la sympathie (et entre autres la response-ability éthique et politique) à l’égard de ceux qui sont autres ” (Sennett, 1994, parenthèse de l’auteur).
Dans une grande ville multiculturelle caractérisée par sa diversité, ces “espaces publics virtuels” peuvent apporter une solution au cas d’une personne à la recherche d’une aide officielle pour le sida, ou d’une mère de famille défavorisée dont les enfants sombrent dans la violence et dans la drogue, alors que l’attitude distante et “objective” d’un media sur une question de vie ou de mort peut être ressentie comme un acte d’hostilité. Des “espaces publics virtuels” pourraient offrir une solution de rechange à la notion habermassienne de sphère publique impartiale (Habermas, 1989) qui s’expose à la critique d’un universalisme ignorant spécificité et différence. Cette sorte de public chercherait et ne tardera pas à trouver d’autres médias dits ascendants (pages électroniques, pages sur le web, discussions en ligne, journaux MTV) dépourvus de toute prétention à une quelconque objectivité, globalité ou valeur substantielle.
Bien que de tels médias ascendants laissent beaucoup à désirer et qu’il leur reste un long chemin à parcourir, nous pensons que le media “digital” peut permettre des interactions que les médias traditionnels inhibent du fait de leur vocation à “l’objectivité”. Si l’émission de messages idéologiques électroniques ne trouve pas toujours ses destinataires, le message idéologique est instable, comme signe et comme événement. Ce genre de message électronique ne peut pas être purement et simplement assimilé à la transmission d’un contenu à des sujets. 1″‘interpellation” électronique ne confirme pas nécessairement le sujet dans son identité et sa position, puisque message et sujet n’apparaissent qu’au gré de la télécommunication. La communication en ligne brise donc mainte barrière, imposant à l’envoyeur et au receveur de se mettre d’accord sur les termes d’une possible transaction, en tant qu'”êtres déplacés, incomplets”, comme le dit Sennett, plutôt qu’individus autosuffisants ou membres d’un groupe. De cette façon la communication “en ligne” peut devenir une forme d’espace public où nos différences trouvent des terrains d’entente, voire des solutions rationnelles à des problèmes fondamentaux (Katz, 1995).
Nous ne cherchons nullement à contester le rôle de la sphère physique dans la création des lieux dont l’émergence d’une culture civique paraît dépendre (Betancourth, 1994, 1995)
Nous présentons les aspects positifs de la virtualisation en matière de subjectivité décentrée, d’affirmation de la différence, de possibilités ouvertes à des formes nouvelles d’êtres sociaux (pour un compte rendu en négatif des mêmes questions, dans ce qu’il nomme l’ « hyperspace », voir Jameson, 1984, 1988, 1991 et Harvey, 1990). L’intérêt moral et politique de l’image de la virtualité proposée ici se mesure à la concrétisation d’un espace de relation possible entre les gens. Un tel “idéal” de réseau peut éventuellement fonctionner comme métaphore d’une “politique de la différence” comme disent Young et bien d’autres (Young, 1990b; Michael, 1994). Dans sa meilleure part, le réseau représente une forme idéale de relations sociales entre inconnus, une forme de coexistence qu’on peut appeler, avec Young (1990,b), une “ouverture sur de l’altérité non assimilée”.
Pareille ouverture n’est pas de règle dans les relations sociales urbaines, ni dans toutes les relations du réseau. Que les échanges virtuels déspatialisent l’interaction et mettent à mal géocodage et répertoires d’images ne signifie pas que le réseau n’ait pas ses propres mécanismes de codification, classification et distinction (Betancourth, 1994, 1995). Comme dans les grandes villes il y a dans les réseaux des hiérarchies de richesse et de pouvoir qui élèvent des barrières dissymétriques et infranchissables entre divers segments de population. Le fait que le courrier électronique repose sur une commune confiance pouvait jouer un rôle positif quand le réseau Internet était le lieu de discours académiques, mais n’est plus d’aucune utilité en ces jours de commerce électronique (The Economist, 5 août 1995). On ne saurait de plus aborder sinon résoudre le problème posé par de nouvelles formes de régulation sans se pencher sur la question des rapports entre espace économique et virtualité., ce qui demanderait d’examiner comment marchent des organisations économiques virtuelles (Betancourth, 1995)
Le fait qu’une “ouverture sur de l’altérité non assimilée” ne soit pas toujours la règle, dans les relations sociales urbaines et sur le réseau, n’ôte rien à l’intérêt de “l’idéal normatif” de la vie de réseau comme alternative à l’individualisme libéral (pour lequel la sphère publique se ramène à la réunion pour un débat public de propriétaires indépendants cultivés de sexe masculin, Habermas, 1989) et au communautarisme (pour lequel la sphère publique suppose un Etat-providence capable de garantir un même accès au débat à tous les citoyens sans considération de leurs titres de propriété, Habermas, 1989). Face à l’idéal communautaire, il faut souligner la valeur politique d’une relation comme celle qui s’établit dans le réseau entre inconnus ne se comprenant pas l’un l’autre en un sens subjectif et immédiat. Face à l’individualisme libéral on insistera sur les formes de coexistence et d’interdépendance que permet le réseau. Une telle notion d’espace public, bien qu’elle se rapproche du concept de sphère fragmentée et multiple (Negt et Kluge, 1972) devrait encore se montrer capable d’évoluer d’un point de vue qui privilégie le positionnement (par exemple chez Negt et Kluge le concept d’une contre sphère publique prolétarienne) vers une reconnaissance de la “spatialité” (Betancourth, 1993). Cette évolution pourrait nous conduire à comprendre les identités comme des parcours toujours contingents et complets, plutôt que des résultats aboutis, soit vers un “espace” propice au sentiment d”`insuffisance, d’insatisfaction et d’incomplétude (corporelles)” dont Sennett fait la condition préalable de la construction d’une culture civique. Cette évolution pourrait aussi contrebalancer la remise à l’honneur par Jameson des répertoires d’images et cartes cognitives de Lynch, et de la théorie sociale fondée sur une sorte de dualité “global-local” (comme chez Lynch, 1960), qui assimile le “local” à un espace culturel de “stase”, de signification ontologique et d’identité personnelle, au “lieu”, et le “global” au site d’un changement dynamique, d’un décentrage des significations et d’une fragmentation-homogénéisation culturelle, c’est dire à 1″`espace” du capitalisme mondial (Jameson, 1984, 1988, 1991) On trouve chez Castells un dualisme similaire entre l”`espace du lieu” où se produisent les mouvements sociaux, et “l’espace des flux” où s’opèrent les mouvements économiques (voir Castells, 1989). Ce dualisme n’offre pas plus de deux espaces à la raison pratique et à la politique: penser localement-agir localement, ou penser globalement-agir globalement. La description par Jameson de la dépolitisation entraînée par la confusion censée régner dans 1’hyperspace capitaliste témoigne de l’incapacité à imaginer une politique et un espace de “simultanéité”, une politique et un espace se prêtant à la coordination d’actes politiques isolés aux visées multiples, à des échelons institutionnels et géographiques divers, par le biais de l’appropriation des moyens planétaires de communication de masse au profit d’une espèce de mouvement populaire transnational, reflétant les identités variées des nouveaux sujets sociaux planétaires (on peut lire dans cette perspective l’appel de Derrida en faveur d’une “nouvelle internationale”, Derrida, 1994). Au lieu d’assumer des positions de sujet isolé il faudra dorénavant remettre en question les identités liées au lieu, au nom d’une géographie imaginée, d’une spatialité qui aimante les connexions à travers océans et continents.

(Traduit de l ‘anglais par Frédéric Martinet)

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