03. Insert. Pragmatique du voile

Pragmatique du voile

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Les lois ne font pas le social. Cet avertissement, Tarde aurait pu le formuler deux fois, en tant que juriste et sociologue. Pour autant, il ne dissout pas le social en calculs individualistes. Son concept d’imitation implique en revanche une description distributive des faits sociaux. Il a une autre vertu, c’est de renvoyer aux sources secrètes de l’invention. L’invention ne peut être prévue par le législateur, et elle interdit au sociologue de clôturer son système (c’est le nœud d’un désaccord avec Durkheim). Car le « corps social » est infiltré de toutes parts par un jaillissement de nouveautés, variations et adaptations. Du coup, et bien que Tarde ait opté pour une fondation métaphysique, sa sociologie est tenue par des exigences pragmatiques. La controverse récente autour du voile islamique servira à tester ces propositions.

Le voile islamique est aujourd’hui mobilisé sur un front où des idées modernes, empreintes d’une foi sincère dans la marche du progrès, se heurtent à des pratiques religieuses qui prospèrent dans les communautés d’origine arabo-musulmane. Des idées confrontées à des pratiques : il y aura à se demander si cette asymétrie n’est pas à l’origine d’une rencontre ratée. À moins qu’on ne préfère se convaincre que tout cela n’est qu’un regrettable bégaiement de l’histoire. Les graines du passé, portées par un vent migratoire, auraient en somme suscité cette floraison de soie et de lycra, à la faveur d’un terreau communautaire alimenté par la diffusion des préceptes de l’Islam aussi bien que par les politiques qui conduisent en Europe au regroupement des populations du Maghreb. Et de fait, le phénomène soulève habituellement deux armées de tribuns : les uns qui fustigent l’illusion archaïque des religions, et font du voile l’étendard menaçant d’une civilisation fermée aux idéaux démocratiques ; les autres qui se repentent d’avoir privé trois générations d’immigrés de travail et d’éducation, et font du voile le tissu réversible de nos apartheids. C’est à l’écart de cette alternative que se projette volontiers la présente tentative. À l’écart aussi de certains de ses corrélats et attendus. En particulier, je tâcherai de renoncer, pour des motifs pragmatiques, à la tentation de poser aux jeunes femmes voilées la question de leur autonomie. L’insistance dubitative de cette question sous-entend la réduction de la pratique du hijab à un simple effet de la pression phallocratique de leur milieu. Derrière le voile il y aurait donc les hommes, ou encore les gouvernements, et bientôt les intégristes, alternativement coupables par défaut ou artisans d’un complot. C’est-à-dire que le voile doit forcément dissimuler un pouvoir qu’il faudrait dévoiler, et plus généralement qu’il renvoie d’emblée à autre chose que lui-même. C’est un signe. C’est d’ailleurs sous le couvert du vocable commode et circonspect de « signe religieux » que le voile des Musulmanes reçoit l’honneur de récents textes de loi en France. Amidonné de la sorte, il est tout prêt à servir pour l’affirmation offensée d’une « identité ». La vague généralité du terme est non seulement une négation de la spécificité de l’objet considéré, mais aussi de sa multiplicité. C’est tout un riche paysage de drapés qui échappe à notre attention, et tout un monde d’occasions de rencontres qui se scelle. Plus prosaïquement, c’est un potentiel d’action, un scénario politique qui reste dans les limbes, au profit de réponses qui sont parfois inopérantes, ou insuffisantes. C’est du moins ce que je vais tenter d’exposer.
Quelques notions importantes de la sociologie de Gabriel Tarde appuieront cette tentative([[Ces idées traversent l’œuvre du sociologue français. Je me contenterai de renvoyer le lecteur aux Lois de l’imitation (1890 ), chap. II et VII, Synthélabo, 1999, ainsi qu’à La logique sociale (1893) chap.IV, Synthélabo, 1999.). Les voici, formulées brièvement. 1. Le fait social élémentaire est interindividuel : c’est l’imitation. Par elle se transmettent de la croyance et du désir. Ces deux intensités circulent dans les groupes humains sous des formes combinées et concrètes : rites, langues, techniques, théories, etc. L’impression d’ensemble que produit une société est le résultat d’une grande quantité de ces transitions mimétiques. 2. Mais une société ne peut être uniquement un lieu de répétition. Comment des changements y surviennent-ils ? Il faut évidemment que surgissent d’autres mœurs, d’autres opinions – brefs de nouveaux complexes de croyance et de désir à imiter. Cette condition est remplie lorsque deux sociétés se rencontrent, et que leurs membres s’offrent mutuellement en exemples, mais aussi chaque fois qu’une variation est produite au sein même du cours des répétitions imitatives qui trament une seule et même société. Il est à souligner que la variation résulte d’une combinaison d’éléments qui existaient antérieurement sans avoir été associés. Dans ses grandes lignes, le processus est une transposition de l’évolution des darwiniens. 3. Lorsque l’élément nouveau entre en concurrence avec son prédécesseur, un duel logique ou téléologique se produit en chacun des membres de la société (ou d’une élite influente), qui finira par choisir entre deux produits, deux idiomes, deux parures vestimentaires…
L’imitation, concept distributif
Il se fait que, par ses virtualités propres, le concept sociologique d’imitation fournit un antidote aux effets polémiques de discours qui occupent aujourd’hui la scène politico-médiatique sur des questions telles que celle du voile. Ce concept, on peut le dire distributif, en ce sens qu’il se dérobe aussi bien aux analyses individualistes qu’aux réductions collectives. Les premières interrogent des sujets, les somment de rendre compte de leur liberté ou d’avouer leur soumission. Les secondes actionnent des superstructures symboliques ou des infrastructures économiques qui déterminent et reproduisent les sociétés. Les premières sont des insultes aux acteurs et actrices des pratiques ou discours questionnés, et portent le risque d’entraîner un durcissement des positions qu’elles contribuent à dramatiser. Les secondes omettent tout bonnement de faire jouer ces acteurs dans leur propre histoire, sinon au titre de pantins agités par des forces qui les dépassent ou des pouvoirs qui les manipulent. Les deux points de vue collaborent à une description sans appel d’un huis clos social tragique. Une sociologie distributive doit se faufiler entre ces deux écueils. Elle s’intéressera aux pratiques et aux discours en tant qu’ils se transforment et se transmettent. D’un côté, elle décrira une société comme un effet d’échelle ou de nombre, une stabilisation provisoire des pratiques et discours qui réussissent à se propager, et non comme le bras immense d’un déterminisme aveugle qui reproduit des inégalités de classe, de race ou de sexe. De l’autre côté, elle appellera les acteurs, non pas à rendre compte de leurs choix et raisons, mais à témoigner pour des concrétions de croyance et de désir qu’ils adoptent et qu’ils échangent, donc à témoigner de la réussite sociale de ces éléments.
La réussite constitue précisément le préalable factuel d’une sociologie de l’imitation. Un objet social ne peut être séparé de son succès : il a été adopté, et il a été imité. Son statut d’être est diffus et disparate. Ce n’en est pas moins l’objet avec lequel le sociologue travaille. Sa réussite s’apprécie de deux manières. D’une part, cet objet remplit une fonction, pour laquelle il paraît faire l’affaire aux yeux de ceux qui l’adoptent (et de ceux qui le préconisent). D’autre part, on peut saisir et mesurer sa force de contagion à la façon dont il irrigue un réseau social plus ou moins étendu. Concernant la fonction du foulard islamique, je me bornerai à rappeler que son objectif le plus manifeste est d’éviter que la femme soit l’objet de regards concupiscents de la part des hommes. Et il se peut en effet qu’il s’agisse là d’un moyen relativement économique d’obtenir des effets inhibiteurs chez le mâle humain. Après tout, d’autres parties du corps font l’objet d’un large consensus quant au fait qu’elles doivent être couvertes, par décence et, le cas échéant, coercition légale. On ne peut nier que des ambitions théocratiques et phallocratiques se greffent sur cette fonction, mais précisément parce qu’elles doivent être déchiffrées, démasquées ou extorquées, elles n’appartiennent pas à la réussite factuelle immédiate de l’objet social. D’ailleurs, à ce compte-là, des préoccupations plus respectables pourraient tout aussi bien s’associer au voile. Ainsi, en tant qu’il se donne comme un moyen de soustraire la femme à son image d’objet sexuel, le voile pourrait être une occasion de rassembler des femmes musulmanes et occidentales autour de revendications communes. Mais laissons là cette conjecture hasardeuse, pour aborder le second aspect de la réussite, qui nous intéresse spécialement. « Ca marche » signifie ici que ça s’imite. Considération parfaitement neutre. Des comportements, des convictions se propagent. Certains mieux que d’autres, ou sur d’autres terrains, avec d’autres contraintes. À ce niveau, la réussite prend une tournure statistique aux yeux du sociologue, qui déchiffre des lignes de partage et des lignes de front, qui relève des victoires et des défaites. Et c’est bien à partir d’une confrontation qu’on nous impose de penser le voile. Une confrontation dont l’issue dépend de la réponse à la question : qu’est-ce qui s’imite ?

Le christianisme occidental, en partie sous l’impulsion de la Réforme et au fil de longues luttes de pouvoir, s’est progressivement intériorisé et épuré, délaissant peu à peu ses rites et ses chants, privés de véritable rénovation et confinés dans des églises dépeuplées (le contraste est spectaculaire avec les syncrétismes d’Amérique latine). Les discours laïques partagent largement cette histoire de désincarnation, et la désaffection rituelle et sociale s’y fait également sentir, en particulier lorsque ces discours s’attaquent à des pratiques religieuses en scandant nos valeurs démocratiques et universalistes. Sans grand succès. C’est qu’on n’attrape pas les mouches sociologiques avec du vinaigre idéologique. Certes, les valeurs laïques modernes ont derrière elles une histoire d’imitation et de conquêtes. Cependant, si elles ont contribué à marginaliser les signes et les rites de la religion catholique, qu’il s’agissait alors d’affaiblir, elles ne les ont pas proprement remplacés. C’est pourquoi on ne s’étonnera pas trop d’entendre, dans la bouche de jeunes Musulmanes appelées à se justifier de porter le voile, les mêmes mots de « tolérance » ou de « liberté », avec lesquels on avait cru leur faire don des lumières du progrès. Ironiquement, ces mots se reflètent sur leurs armures de tissu. Autre symptôme de ce coup dans l’eau sociologique : la tendance chez certains à relever un hiatus entre, d’un côté, un Islam superficiel, fait de superstition et de « salamalecs », et, de l’autre, un Islam intérieur, érudit. Marquer cette rupture, n’est-ce pas de nouveau abaisser ceux et celles à qui l’on s’adresse, les renforcer encore dans leurs « communautarismes », enfin ignorer le levier que les pratiques constituent pour l’action et la transformation sociales ? La question est posée à ceux, nombreux, qui demandent plus ou moins ouvertement une transformation ou une réglementation des pratiques de l’Islam en Europe, et plus précisément celle du hijab porté par des étudiantes et des travailleuses. De cette exigence, je ne peux partager ici que la nécessité d’une rencontre qui enfin ne serait pas ratée. C’est-à-dire la possibilité d’une transformation des pratiques et des discours en présence.
La cécité à l’égard de la spécificité des pratiques religieuses ne se révèle pas seulement dans le fait de cette confrontation manquée. Il est manifeste que, dans le débat médiatique qui agite la question du voile, on s’est abstenu de prêter attention à l’objet du scandale : ses variantes et ses élégances, ses apprentissages, les métiers et les tours de main qui l’accompagnent. Il relève du bon sens que de mentionner certains effets pervers de cette abstraction polémique. Ainsi, au nom de valeurs telles que la liberté ou l’égalité, déclarées « non négociables », on met dans le même panier le petit foulard porté coquettement et le voile intégral de la burka. On reconnaît tout au plus une gradation dans le pire, et on jette le tout au feu de la critique. Combattre le voile en général, c’est courir le risque d’avoir pour réponse une radicalisation des manières de le porter. C’est la guerre comme stratégie. Cette stratégie interdit, nous le verrons, de rencontrer les pratiques in vivo et de participer à leur gestation. D’emblée, elle se prive également de pouvoir encourager sélectivement les formes les plus dégagées du foulard. On sait combien le Coran est imagé, et donne prise à l’interprétation. En regard des lectures les plus radicales, les formes les plus courantes du voile pourraient apparaître comme des symbolisations assez distanciées. Ici se pose donc le choix de le présenter comme un archaïsme, une dérive, ou au contraire comme porteur d’avenir. D’un point de vue diplomatique, je suppose que la différence est de taille.

Processus de changement : variations, combinaisons, substitutions

À partir de ce constat, il faut maintenant préciser la critique dans le cadre de la sociologie de Tarde. Comme mentionné plus haut, elle indique que l’accomplissement de changements à l’échelle des sociétés demande le remplacement en chacun des formes concrètes et habituelles de croyances et de désirs par d’autres formes. Toutefois, avant même que se présente le dilemme ou l’alternative qui sera l’opération élémentaire d’une transformation sociale, il faut que surgissent des éléments nouveaux. L’ensemble du processus de changement appelle quelques distinctions.
Premier point : les variations et combinaisons. Sur le terrain apparaissent, ici et là, des « originaux ». Pour notre propos, ce sont des originales, et elles portent le voile de manière sporadique ou sommaire (les cheveux ou des boucles d’oreilles sont visibles). Éventuellement, elles le remplacent par d’autres couvre-chefs, non marqués sur le plan religieux([[En Belgique, où il n’y a pas de loi interdisant le port du voile, ce sont les chapeaux ou casquettes que l’on interdit de porter à l’école (question de politesse), rarement le voile. En France, dans le cadre de la « commission Stasi », la question a été posée de l’interdiction des bandanas parce qu’ils se substituaient au voile.). Dans d’autres cas, le voile est combiné avec des éléments qui en modifient la portée. Pensons à ces chansons que les jeunes filles fredonnent ou chorégraphient, et qui les affilient à des vedettes qui composent parfois une image très libérée. Toutes ces originales sont ce qu’un biologiste a baptisé, parmi ses objets à lui, des « monstres prometteurs ». Elles annoncent des formes métisses et fécondes du voile. Malheureusement, il semble que les outils, notamment pédagogiques, qui seraient propres à faire fructifier ce matériel d’hybridation sociale, font cruellement défaut. Le plus souvent, ces jeunes femmes ne sont pas prises en compte, si ce n’est pour souligner leurs contradictions, dans le but de les pousser au choix. Et en effet, enfermer la question du voile dans une approche polémique, c’est très concrètement les obliger à choisir entre des formes non mélangées des cultures en présence. Or on concédera que, à l’heure actuelle, nous assistons au phénomène d’une option massive pour le voile. On aura beau jeu de dire que ce choix est l’expression d’une contrainte exercée sur les jeunes Musulmanes. Et de s’en indigner. Il reste que rien n’a été fait pour leur épargner cette position inconfortable. Une autre tolérance se teste ici qui exige le tact et parie pour l’émergence de solutions nouvelles. De telles solutions apparaissent sur le lieu d’une rencontre. Car, on l’aura compris, les variantes et variations résultent de combinaisons innovantes entre certaines formes du voile et des apports étrangers, suscités par des amitiés, la télévision, des professeurs, les cultures de la rue, etc.
Second point : les substitutions. Des changements apparaissent donc à l’échelle d’une société quand des pratiques et des discours sont substitués à d’autres pratiques et discours chez leurs acteurs individuels. Ces changements renvoient in fine à l’apparition d’une nouveauté. Celle-ci peut se former par variation et combinaison, comme nous venons de le voir. Elle peut aussi s’imposer brusquement. C’est le cas lorsqu’une population est happée par une autre, et ses membres contraints ou persuadés de changer de confession, d’alimentation, etc. Il s’agit là d’une logique de guerre, et on la voit opérer dans l’histoire lors de conquêtes brutales ou de conversions massives. Quoi qu’il en soit, pour prétendre entrer dans cette logique de substitution sèche, qui correspond à l’idéal d’assimilation, il faut susciter un duel psychologique chez les individus. Il faut que, grosso modo, ils soient mis devant deux options concurrentes. Or, la seule alternative proposée expressément au voile, c’est de ne pas le porter. Une telle invitation est dotée d’un charme limité: elle n’est que peu productrice de lien social, d’affiliation, de savoir-faire, d’habitudes et d’échanges. Elle laisse béante la plaie d’une pratique défendue([[Tarde écrit : « la non-imitation d’un fait (…) est toujours bien moins contagieuse que son imitation », L’opposition universelle (1897), Synthélabo, 1999, p.336. J’ajouterais : ou que celle d’un autre fait. Pareto, avec la notion de résidu, a montré que des pratiques subsistent, même privées de leur justification religieuse. Elles cherchent à s’articuler avec d’autres discours, d’autres raisons. Cette inertie indique combien il est difficile de supprimer des pratiques au nom de valeurs ou de raisons essentiellement intellectuelles. Beaucoup le savent : arrêter de fumer met cruellement à l’épreuve ce genre d’ambition.). Quant aux discours qui s’offrent en contrepartie, ils sont si peu en mesure de jouer ce rôle substitutif que, comme on le sait, ils sont facilement repris à leur compte par celles et ceux qui défendent le droit de porter le voile. Preuve qu’ils sont des armes de guerre plutôt que des instruments de changement (de tels instruments seraient transformés par la situation en même temps qu’ils la transforment). J’ajouterais autre chose, qui me semble fort symptomatique. C’est que les images pratiques, les « imitables » qui semblent s’opposer le plus directement aux prescriptions de l’Islam relatives à la conduite et au vêtement des femmes, et qui seraient donc susceptibles de les concurrencer, sont marqués dans notre propre civilisation d’une profonde ambivalence : s’habiller « sexy », cultiver son apparence physique, boire, fumer, « vivre sa vie »… Ces modèles sont synonymes de superficialité, de légèreté ou de menace virale autant qu’ils sont des symboles d’une émancipation des femmes([[Le cri excédé qui retentit dans des banlieues de France : « ni putes ni soumises », trahit combien cette alternative est gangrenée par l’opposition qu’elle met en scène.).
En un sens, la loi qui interdit en France de porter le voile à l’école fait montre d’une certaine cohérence pragmatique au regard de ces quelques principes de sociologie de l’imitation. D’abord parce qu’elle reconnaît implicitement le rôle des pratiques dans l’infiltration des idées et croyances. Ensuite parce qu’elle opère sur un lieu où ces pratiques sont susceptibles d’être mises en contact ou en concurrence avec d’autres : l’école, lieu privilégié de la transmission des discours laïcs et démocratiques. Simplement, c’est une mesure qui (en plus d’être discriminatoire) est seulement négative, et trahit encore une difficulté à penser les phénomènes sociaux. Les lois ne font pas le social, elles le trient et l’endiguent (restriction que Tarde applique d’ailleurs à la sélection naturelle ou à la lutte des classes). Quelles mesures positives pourraient alors favoriser, autour du hijab, un processus d’invention-combinaison (préférons ce terme, malgré sa lourdeur, à celui d’intégration, qui suppose une asymétrie indiscutable) ? Elles sont sans doute largement à créer. Je ne peux que relever ici deux pistes déjà pratiquées, et regretter qu’elles soient si peu présentes dans les débats qui agitent l’opinion et le politique. La première consiste à n’autoriser que certaines manières, souples et hybrides, de porter le voile. La seconde à intégrer dans des cours et concours de couture la confection du voile, de manière à le mettre en variation dans un lieu mixte et ouvert. Rappelons-nous que pour Tarde, la mode est le laboratoire de la coutume.

Pour un processus d’ « invention-combinaison »

Par ces considérations, j’espère avoir fait sentir l’utilité de déplacer l’angle et le foyer des discours qui portent sur le voile, afin de neutraliser certaines polémiques improductives, et inscrire les discours sociaux et politiques dans une rationalité pragmatique. Il ne m’appartient évidemment pas d’énoncer les objectifs à atteindre. Je suis parti, pour cette réflexion, d’une impression palpable sur la scène médiatique autant que dans le monde scolaire, que je connais à Bruxelles. Cette impression est qu’il existe un malaise, que l’on attribue plus ou moins ouvertement à la dissonance entre certains aspects « ostensibles » de l’Islam et des valeurs éminentes de nos institutions scolaires.
Pour opérer le déplacement proposé, le plus difficile est sans doute de renoncer à interroger frontalement les jeunes Musulmanes sur leurs choix. Cette interpellation, qui a d’emblée la brutalité d’un dévoilement, me paraît largement contre-productive : dans cette aventure un peu malheureuse, on est tout de même parvenu à faire de celles qu’on voulait sauver des adversaires remarquablement déterminées. Assurément, on ne peut se contenter de décréter leur droit à l’autonomie, sans examiner les conditions sociales, culturelles ou économiques qui sont nécessaires à l’exercice de ce droit. De là à s’adresser aux femmes musulmanes sur le ton de « vous n’avez pas le choix (quoi que vous disiez)… », il y a un pas que franchissent certains discours qui cultivent l’indignation. Le cri indigné permet peut-être de raviver des certitudes vacillantes au feu d’un combat généreux, mais aux oreilles de ces femmes musulmanes, il doit être un assez bon équivalent de ce que nous appelons « intégrisme ». Je ne prétends donc pas que les filles voilées répondent toutes parfaitement à l’idéal d’une autonomie dégagée des contraintes de leur milieu. Mais bien que la mise en question de leur autonomie relève d’une stratégie aventureuse et d’une description abstractive.
De façon plus générale, la présente réflexion a tenté de dégager les conséquences d’une certaine négligence intellectuelle à l’égard des pratiques concrètes. Il importe de se convaincre qu’elles sont un lieu privilégié de la (trans)formation des tissus sociaux. Suivant le bon vieux principe pragmatique : les raisons viennent après. En soulignant que la loi sur les signes religieux n’entame en rien le droit de chacun à s’adonner à sa religion dans le cadre privé ou dans le lieu du culte, les artisans et partisans de cette loi reconnaissent d’ailleurs tacitement qu’il s’agit là d’un problème éminemment pratique. Mais ils continuent de faire comme si le recours à des valeurs universalistes dispensait de prendre en compte la variété et l’incertitude du terrain. L’application d’une sociologie distributive, fondée par Gabriel Tarde autour de la notion d’imitation, demande en revanche que les choses sociales soient considérées comme des objets dignes à penser, là où elles se pratiquent et se transmettent. Il ne s’agit pas de les écarter d’un revers de concept, pour faire apparaître les raisons et les intentions qu’elles dissimulent. Il ne s’agit pas non plus de s’en éloigner, pour les dissoudre dans un paysage impressionniste où des structures paraissent se reproduire d’elles-mêmes. Une pensée qui répond à ces différents critères ne peut être que pragmatique. Elle sera méfiante à l’égard d’un projet tel que celui de l’intégration, qui se donne d’avance comme gagnant parce qu’il dépasserait tous les particularismes et s’inscrirait dans le cours inéluctable du progrès. Mais elle n’hésitera pas, il me semble, à plaider pour un processus « d’invention-combinaison », où les petits aménagements transitoires et incertains, comme les plus subtiles nouveautés, sont accueillis avec intérêt et questionnés avec précaution.