Article paru dans Le Monde des débats, novembre 1999
Au départ, il y a un banal colloque qui s’est tenu au château d’Elmau, en Haute-Bavière entre les 16 et 20 juillet dernier, où des philosophes et théologiens se sont réunis pour débattre de la pensée de Heidegger et de Levinas. À l’arrivée, deux mois plus tard, une formidable polémique se déroule dans les colonnes de la grande presse allemande et mobilise les principaux intellectuels du pays. D’ores et déjà, on pressent que l’enjeu réel de la discussion dépasse largement les acteurs eux-mêmes : ce pourrait bien être la définition d’une nouvelle « donne » philosophique, c’est-à-dire une morale politique inédite et une nouvelle identité nationale.
L’affaire débute donc en juillet à Elmau. Dans le cadre d’un colloque intitulé « Au-delà de l’Être – Exodus from being. La philosophie après Heidegger », Peter Sloterdijk prononce un discours qui propose une réponse à la Lettre sur l’humanisme(1946) de Heidegger. Son texte, puis les propos qu’il tient lors de la discussion qui s’ensuit, provoquent alors des remous dans l’assistance: des idées qu’il avance s’élèverait un inquiétant fumet fascisant. Aussitôt, la rumeur se répand, en partie alimentée par la circulation clandestine d’un décryptage des enregistrements effectués durant le colloque. On cite des phrases, des formules proférées par Sloterdijk, dont la teneur ne laisseraient plus planer aucun doute sur la nature des thèses énoncées. L’auteur lui-même se voit forcé de protester contre de telles citations, qu’il juge malhonnêtes et déformantes.
Enfin, début septembre commence le véritable débat public. Des attaques frontales paraissent dans les hebdomadaires Die Zeit et Der Spiegel. Dans le premier, Thomas Assheuer, qui rend compte des derniers ouvrages de Sloterdijk (Sphères I et II, 1998 et 1999), assimile sa pensée à une démarche totalitaire. Dans le second, Reinhard Mohr, qui s’appuie sur le discours d’Elmau, y décèle des traits de « la rhétorique fasciste ». Depuis, dossiers, polémiques et contre-attaques se succèdent. Finalement, Sloterdijk a donné le texte de son discours à Die Zeit le 16 septembre dernier (c’est le texte traduit ci-dessous). Point culminant de l’« affaire »:daté du 27 septembre, le Spieqel titre à la Une: « Hitler, Nietzsche, Dolly et la nouvelle querelle des philosophes. Un projet génétique: le surhomme »?
De son côté, dans une lettre ouverte parue dans Die Zeit daté du 9 septembre, Peter Sloterdijk reproche au philosophe Jürgen Habermas d’avoir orchestré la campagne de presse menée contre lui et d’avoir sacrifié les principes de son « éthique de la discussion » au profit d’une simple « dénonciation », ce qui à ses yeux marque rien moins que la mort de l’École de Francfort, dont Habermas est le continuateur. Plus au fond, Sloterdijk est convaincu que l’époque de l’humanisme classique est révolue et que, de ce fait, le sort de la Théorie critique de l’École de Francfort est scellé.
Le philosophe s’en est également pris aux journalistes, soumis selon lui à des hallucinations, pratiquant des déformations volontaires et jouant, eux aussi, le rôle de « dénonciateurs ». Du coup, il se présente comme la victime d’« agitations d’un fascisme de gauche » et se voit dans le rôle d’un nouveau Salman Rushdie, visé cette fois par une « fatwa » de gauche lancée par Habermas.
Pourtant, le vrai problème est ailleurs. Le discours de Sloterdijk a touché un point sensible du débat qui agite depuis des années l’opinion publique allemande autour de son rapport au passé nazi. Dans ce contexte, les thèses et le comportement de Sloterdijk ont servi de symptôme – un de plus! – révélateur d’un nouveau climat politique.
Professeur d’esthétique à l’université de Karlsruhe, Peter Sloterdijk est né en 1947. Il fait partie de cette gauche, et même de cette gauche radicale qui semble aujourd’hui abandonner son engagement politique en renonçant ouvertement à son adhésion à la « pensée critique » qui, elle, demeure vigilante face à tout retour au – et du – passé nazi. Il se dit appartenir à une nouvelle « génération plus libre », en rupture avec la « mauvaise conscience » de la génération des « fils de pères nazis », et de leur « hypermorale ».
Il n’a rien fait, sans doute volontairement, pour éviter un certain langage qui évoque l’eugénisme nazi. Le tollé provoqué par son utilisation de certaines expressions comme « dressage» », « sélection prénatale » ou « domestication de l’homme » prouve qu’on ne peut employer impunément – en Allemagne mais sans doute aussi ailleurs – des concepts qui comportent une si forte connotation historique:le passé nazi ne passe pas.
Auteur d’une célèbre Critique de la raison cynique (Bourgois, 1987), Peter Sloterdijk ne heurte pas le public allemand uniquement par sa prétention à vouloir renouveler la conception de l’homme à l’époque de la technique génétique, radicalisant encore la critique que Heidegger a développée dans sa Lettre sur l’humanisme : ce qui, en vérité, fait réagir, c’est son diagnostic très noir de l’évolution historique et gon rejet de l’humanisme moderne, lorsqu’il se demande si, grâce à une « anthropotechnologie », le processus de civilisation pourrait aboutir à « une réforme génétique des qualités de l’espèce » tout en garantissant une « naissance choisie et une sélection prénatale ». En fait, il défend l’idée d’une recomposition perpétuelle de l’être humain, dont il esquisse les schémas futurs à l’aune des progrès de la biologie.
Dans le cours de son exposé, Sloterdijk a-t-il fait une bonne lecture de Platon, de Nietzsche et d’Heidegger ? On peut en discuter. Mais le « scandale » est dans les convictions qu’il affiche et les questions qu’il se pose : la nécessité de formuler un « code de conduite » pour la future « anthropotechnologie » ou l’idée d’une « planification explicite des caractères humains ».