Empire de Hardt et Negri prend une tournure étrange dès le départ, lorsqu’ils en viennent à discuter la structure légale d’un ordre international émergent. A un certain degré, on a à faire à une technique analytique marxiste basique : Observer les transformations visibles des superstructures qui seraient déterminées à la base par des changements infrastructuraux difficilement décelables autrement. Mais ce que je trouve curieux, c’est le type particulier d’infrastructure légale pris comme exemple.
S’ils avaient voulu se pencher sur le développement de la loi sur la propriété intellectuelle, Hardt et Negri auraient pu s’engager dans une reprise de l’analyse de classe. La propriété privée est la “matière première” de la formation de classe. La privatisation des terres, du capital et maintenant de l’information, divisent le monde en classes dont les intérêts sont antithétiques. L’obligation de la mise en place de murs de clôture autour des champs cultivés dresse les fermiers contre les propriétaires. La privatisation du capital dresse les capitalistes contre les travailleurs. Mais il y a aujourd’hui une nouvelle dimension dans la lutte des classes, qui dresse les producteurs de propriété intellectuelle, que j’appellerai une classe de hackers, contre une nouvelle classe qui concentre en ses mains tous les moyens de réalisation de la valeur d’une information transformée en marchandise, en biens de consommation – la classe “vectorialiste”.
Beaucoup de ce que nous saisissons au travers du prisme brut de la « globalisation » est justifié par ce troisième niveau de la lutte des classes. Marx était bien conscient que la commodification [la production de marchandises ou de biens de consommation avaient deux phases – agricole et industrielle. Ricardo l’avait déjà instruite en l’indexant sur la différence entre la rente (la rente foncière) et le profit (la rente du capital). Il est dommage que Hardt et Negri ne se soient pas étendus sur les principes fondamentaux de la formation de classes.
Au lieu de se pencher sur la loi internationale et la souveraineté, ils poursuivent dans une autre voie tout aussi importante, mais qui ne constitue pas nécessairement une dominante dynamique du travail à l’échelle mondiale. Je qualifierai ceci de lutte entre le vecteur et sa forme [son enveloppe. Il s’agit là d’un conflit historique, essentiellement basé sur les concepts de déterritorialisation et de reterritorialisation de Deleuze et Guattari. Cependant, ils ont préféré une utilisation a-historique de ces termes, à l’exception de leur analyse exemplaire de l’Etat dans l’Anti-Oedipe.
C’est en fétichisant les politiques du vecteur et de l’enclosure [métaphore des murs de clôture vers l’enveloppe ou la délimitation et en ignorant les innovations dans la formation des classes et leur analyse, que l’on aboutit à l’opposition stérile entre « le néo-libéralisme » et « l’anti-mondialisation ». Chez Hardt et Negri, l’innovation se situe dans la transposition de l’axe du conflit traditionnel de classes vers deux formes rivales de la vectorialisation – l’Empire contre la multitude. Cependant, considérant que l’Empire est en quelque sorte considéré comme une forme d’ « auto-délimitation » autonome, on n’échappe pas au flirt avec le discours romantique sur le peuple et le territoire [l’appartenance au sol (plus crûment « le fascisme ») comprenant le mouvement anti-globalisation.
De plus, Hardt et Negri n’ont par vraiment pensé les moyens matériels par lesquels « la globalisation » s’effectue. Considérer la loi de souveraineté post-nationale, c’est considérer un effet et non pas une cause. La montée en puissance d’une matrice des vecteurs de communication, qui sont de plus en plus sous le contrôle d’une classe vectorielle, n’est pas très bien analysée dans Empire. La communication hérite d’une description coutumière, mais rarement d’un développement conceptuel. Ici Hardt et Negri reproduisent une faiblesse de l’analyse originale de Marx concernant la forme marchandise. Il est opportun de parler du rapport de l’argent comme équivalent général et de la valeur d’échange des marchandises, mais Marx n’évoque jamais vraiment les moyens matériels par lesquels une telle relation se communique et s’effectue.
Ce qui rend possible les relations de valeur se situe au coeur même de la « globalisation », à savoir, une vectorialisation [médiatisation par laquelle les choses peuvent exister en principe indépendamment de leurs conditions de formation et par conséquent placées sur un même plan de reconnaissance et de comparaison. Non seulement le marché mais toutes les formes de relations deviennent vectorialisées [médiatisées, particulièrement depuis le milieu du XIXème siècle avec l’invention du télégraphe, point à partir duquel le vecteur informationnel se transforme et relève du domaine d’un espace-temps qui ordonne les échanges entre les êtres et les choses.
La vectorialisation a des effets minimes comme des effets majeurs, et il est important de les saisir ensemble – toutes choses que les termes du débat autour de la mondialisation ne mettent pas en jeu. Hardt et Negri non plus, car cela requièrt des concepts supplémentaires représentant les micro changements d’échelle perceptibles, ce qui en soi n’est pas nécessairement compatible avec leurs concepts de niveau macro. Il n’y a pas de commune mesure entre la théorie d’Empire à une échelle macro et la théorie de la société disciplinaire et sa transformation en une société de contrôle, qui semblent toucher des changements mineurs dans la formation du sujet. Hardt et Negri transforment l’histoire de la théorie en une Théorie de l’Histoire, Foucault suivi par Deleuze, mais ce n’est pas une procédure conceptuellement assez abstraite pour vraiment saisir les tendances en travail à l’heure actuelle, à l’échelle mondiale.
Considérés ensemble, une analyse de classe qui prend au sérieux la propriété intellectuelle et une théorie du vecteur et de l’enveloppe [de la délimitation et de la forme harmonisée avec la base matérielle de la vectorialisation, donne de meilleures perspectives que la théorie scolastique et encombrée proposée par Hardt et Negri. On constate clairement que les événements actuels ne mènent pas tout à fait à une nouvelle totalité. Des forces très contradictoires sont en jeu. Le vieux système d’Etat, grandi par le pouvoir des vecteurs est à son tour sapé. Comme la classe dirigeante est elle-même devenue vectorielle, sa richesse étant basée sur les brevets et le copyright, ses chaînes et actions d’information, elle se trouve libérée de ses obligations territoriales au sein de l’Etat. Les Etats sont assujettis à leur engagement envers des intérêts particuliers et organisent des parades temporaires contre une vectorialisation ordonnée par les différentes forces de classe en présence, en des temps et des lieux différents.
La théorie de l’Empire de Hardt et Negri a été rattrapée par les événements. Théorie qui aurait bien fonctionné pendant les années Clinton, quand l’état américain semblait plus au moins s’en remettre à la vectorialisation, en dissolvant ses propres formes de délimitations dans les intérêts de la classe vectorielle. Les années Bush Junior sont en effet plus contradictoires. Bush est actuellement le principal militant anti-globalisation aux Etats-Unis – même s’il est très sélectif. Son viol de l’esprit et de la lettre de l’OMC, afin de protéger la sidérurgie US fut un commutateur tactique de la politique du vecteur vers une politique des formes de délimitation. Le fait n’étant pas rare – le Japon, l’UE et les USA commutent constamment l’un et l’autre, sous la pression des différentes alliances des forces de classes.
Ce qui peut être beaucoup plus significatif c’est la pression continuelle de la classe vectorialiste qui tend à un contrôle total de l’information dans un régime de propriété privée. Ceci ayant des dimensions tant nationales que supranationales. Une importante quantité de négociations de l’OMC concerne des questions de propriété intellectuelle. Ces accords sont au moins en partie simplement symboliques, mais ils ont leurs équivalents effectifs dans les l’évolution des lois nationales sur la propriété intellectuelle et les règlements qui garantissent la propriété de la classe vectorielle. De même que les actes de l’enclosure ont scellé le destin d’une paysannerie libre et ont mené vers l’agriculture marchande, de même le développement des stock-options d’entreprise a garanti la marchandisation du capital, de même la loi sur la propriété intellectuelle a engendré une troisième phase de polarisation de classe et de conflits.
Quoiqu’il en soit on trouve très peu d’écho aux questionnements de Hardt et Negri. Negri a toutefois tenté quelques expérimentations d’un nouveau développement de la théorie des classes dans La Politique de Subversion, mais il ne l’a pas poursuivi dans Empire. Peut-être que l’effort de réécrire Marx en le relisant à travers Spinoza a conduit à quelques innovations dans l’analyse des classes ou dans l’analyse de la matérialité des forces d’abstraction dans le monde.
La tournure spinoziste donne une importance légitime aux aspects productifs et créatifs du travail. Ici Hardt et Negri continuent dans la voie qu’ils ont tracé dans le Travail de Dionysos. Mais cette préférence théorique détermine d’avance une préférence politique pour un type de mouvement du genre “pouvoir ouvrier” que jadis Negri patronnait en Italie. On pourrait être tenté de jeter un oeil froid et critique sur les succès et les échecs de ce type de théorie politique, et leur pratique durant les trente dernières années en Italie, avant de se ranger sous la bannière d’une instance politique globale.
(Multitudes-Infos, 12 Juin 2002)