Paru dans Conjonctures no 36/37 – Démocrates et barbares Conjonctures : Dans le dernier numéro de Conjonctures, nous
avons amorcé un débat autour des thèses que vous développez dans
Empire. Après la sortie de votre livre nous avons assisté au moins
à deux événements politiques marquants pour l’histoire de
l’empire : les événements du 11 septembre à New York et surtout la
deuxième guerre contre l’Irak. Si vous aviez à publier votre ouvrage
maintenant, y a-t-il des éléments que vous aimeriez changer ?
Michael Hardt : Oui, il faudrait certainement écrire un livre
différent. Notamment parce que tout le monde se met à parler
de l’empire ; c’est presque devenu une mode. De plus en
plus de livres sortent autour de l’empire, et particulièrement
de l’empire américain. Il y a un débat théorique sur ce qu’on
pourrait appeler l’ordre du monde. Mais même si tout le
monde semble accepter maintenant le concept d’empire, encore
faut-il savoir de quel type d’empire on parle. Le débat
politique pourrait être résumé par la question suivante : est-ce
que les États-Unis peuvent agir unilatéralement – ou,
comme certains aiment le dire ici, peuvent-ils faire cavalier
seul – ou ont-ils besoin d’un support multilatéral ? Autrement
dit, ont-ils besoin de l’assistance d’autres États-nations
dominants ? Sans parler de la prise en considération des intérêts
des multinationales. En d’autres mots, faut-il avoir un
empire décentralisé ou à tout le moins une version aristocratique de l’empire, plutôt qu’une version centralisée, « monarchique», d’un empire contrôlé par les États-Unis. Quoi qu’il
en soit, je crois que le concept d’empire, qui nous semblait
auparavant avoir une charge polémique en lui-même, est
maintenant pris pour acquis.
Certains vous reprochent d’introduire un nouveau concept comme
celui d’empire, alors que vous auriez pu utiliser le bon vieux
concept d’impérialisme. Ne pensez-vous pas que l’expression
d’impérialisme américain pourrait mieux caractériser la situation
actuelle ?
On pourrait dire deux choses à ce propos. La première est
que notre concept d’empire – et notre livre lui-même – est
ambigu sur ce point, et sur le rôle des États-Unis. Notre propos
est un peu « auto-contradictoire », mais d’une manière
qui me semble très utile. D’une part, nous disons très clairement
qu’il n’y a plus d’impérialisme, et qu’aucun État-nation
ne peut plus se mettre au centre et gérer l’ordre global du
monde. D’autre part, nous parlons souvent du rôle central et
primordial des États-Unis à l’intérieur de cette nouvelle
conception, comme en témoigne l’accent que nous avons mis
sur la constitution américaine – avec le long chapitre consacré
à son histoire – et sur la façon dont elle s’est érigée en
modèle pour le nouvel ordre mondial.
Ensuite lorsque nous avançons qu’il y a trois éléments centraux
dans les règles impériales, soit les bombes, les moyens
de communication et l’argent, nous sommes en quelque sorte
en contradiction, puisque nous les faisons correspondre à
trois villes américaines : Washington, Los Angeles et New
York. Et pourquoi pas Londres, Paris ou Berlin ? Pour expliquer
ces contradictions, il suffit sans doute de penser l’ordre
du monde contemporain autour de la nécessité d’une collaboration
entre le pouvoir monarchique (dont la Maison-
Blanche et le Pentagone sont les représentants et qu’on pourrait
appeler le pouvoir unilatéral) et cette aristocratie multilatérale,
composée des autres États-nations dominants. Il estclair que ces d
eux pouvoirs doivent collaborer et échanger
aux niveaux politique, économique, etc., parce que les États-
Unis sont incapables de conduire seuls l’ordre du monde. Le
débat sur cette collaboration est fort même à l’intérieur de la
droite américaine : les États-Unis doivent-ils s’aliéner les
États européens et d’autres États dominants, ou doivent-ils
demander une certaine collaboration de leur part ? Les États-
Unis peuvent conduire cette guerre militairement, mais pas
en assumer les frais, car la crise de l’économie américaine ne
disparaît pas pendant ces guerres. Ils ont donc besoin de
cette collaboration, ne serait-ce que financièrement. Voilà une
première façon de répondre à votre question.
Il y a une autre façon d’y répondre. Avec cette distinction
entre impérialisme et empire, nous voulions souligner que
quelque chose de fondamental avait changé et qu’il n’était
pas possible pour les États-Unis de tenter un remake de
l’impérialisme européen. Il me semble très évident que les
dimensions de ce changement sont telles que nous devons
parler d’empire américain plutôt que d’impérialisme. Un
historien britannique, Niall Ferguson2, a récemment publié
un livre, intitulé lui aussi Empire, qui présente l’histoire de
l’impérialisme britannique. Il soutient que l’empire américain
devrait répéter le projet britannique. Il croit que
l’impérialisme britannique s’est fait une mauvaise réputation,
alors que c’était vraiment quelque chose de fantastique
pour tous ceux qui étaient concernés, que tout le monde en
aurait profité. Et donc que les États-Unis devraient reprendre
ce projet fantastique. Cela me semble ridicule. C’est bien
pour contrer ce genre de proposition que nous faisons la distinction
entre impérialisme et empire, parce qu’il nous semble
évident qu’il n’est plus possible à l’heure actuelle de vouloir
refaire l’impérialisme. Nous n’excusons pas pour autant
la politique des États-Unis et nous croyons que ses activités
sont à condamner. Mais, indépendamment de ces considérations
politiques, nous croyons qu’il est important de reconnaître
la nouveauté de la situation actuelle.
Même si vous êtes très critiques par rapport à l’empire, vous soutenez
quand même que cela constitue un « pas en avant ». Comment
expliquez-vous alors que ces idées-là soient portées par la
droite religieuse représentée par Bush, plutôt que par la tendance
libérale représentée par Clinton ou d’autres ?
C’est une autre critique – plus amicale – faite à notre livre :
notre livre décrirait bien la situation sous Clinton, mais ne
décrirait pas correctement le monde de Bush. Je crois qu’il y
a là quelque chose de vrai. Il y a une certaine pertinence à lire
l’histoire des États-Unis à partir de ses présidents, mais en
général, et dans ce cas-ci aussi, je crois plus important de
reconnaître la continuité dans la politique étrangère américaine
ou la géopolitique globale. De ce point de vue, il y a
une continuité entre les politiques de Bush père, de Clinton
et de Georges W. Bush. Naturellement je suis d’accord qu’il y
a des différences entre l’approche de Clinton au Kosovo et
celles de Bush père ou de Bush fils en Irak. Mais toutes les
trois articulent une stratégie qu’on pourrait appeler, comme
le font certains fonctionnaires de l’administration américaine,
une « stratégie d’ouverture ». Cette stratégie d’ouverture
signifie interactions et échanges globaux, mais bien sûr sous
l’hégémonie américaine. C’est quelque chose qui mûrit depuis
la fin de la Guerre froide et qui, probablement, faisait
même partie de la stratégie de la Guerre froide elle-même. Je
ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas reconnaître la
différence existant entre les différentes administrations, mais
je crois qu’il faut aussi reconnaître la continuité.
On pourrait avancer que l’alliance entre Blair le travailliste et
Bush l’intégriste illustre bien, de manière transversale, votre argument
de la continuité. Pourrait-on aussi dire que Blair est celui
qui représente le mieux l’idée d’un empire fondé sur les valeurs
démocratiques de la modernité, et non sur la religion ?
Je ne suis pas sûr que je choisirais Blair comme exemple
d’une vision moderne et démocratique de l’empire. Mais à
l’intérieur de ce qu’on appelle la science politique libérale
aux États-Unis, plusieurs soutiennent ce genre de thèse : ils
disent qu’on n’a pas d’autre choix que de reconnaître que les
États-Unis sont la puissance hégémonique, mais qu’il faut en
faire une hégémonie positive et non une hégémonie dominatrice
au sens péjoratif du terme. Il est clair qu’entre ces deux
choix, le premier est le meilleur. Mais cette alternative n’est
pas intéressante, elle ne nous aide pas à résoudre la question
principale qui est : quel genre de politique pouvons-nous
avoir contre cet empire ?
Mais où en est donc ce courant intellectuel libéral ? Que pensezvous
de la vision européenne, qui considère que les intellectuels
américains sont presque unanimement derrière Bush ? Y a-t-il
selon vous de vraies oppositions à la politique de Bush ?
Ce qui est important, c’est notre incapacité, celle de la gauche,
de la gauche internationale, à formuler une contrepolitique.
Je veux bien croire que toutes ces analyses sur les
différences entre ce qui relève de l’impérialisme et ce qui
relève de l’empire ont une certaine pertinence. Mais ce dont
on a vraiment besoin, c’est de formuler une contre-politique.
Une certaine gauche internationale dit que dans l’état actuel
un projet contre-politique global est impossible. Il me semble
que cela correspond à une certaine version de la position
social-démocrate, qui est devenue presque intenable. Elle
voit la globalisation capitaliste actuelle comme une chose
négative et soutient qu’il faut y répondre par le renforcement
de la souveraineté nationale. Cette position était très répandue
dans la gauche britannique jusqu’à récemment, aux
États-Unis aussi, et elle représentait une des positions dominantes
à Porto Alegre. Pour ma part, je crois que cette position
de renforcement de la souveraineté nationale n’a pas sa
place contre la globalisation capitaliste. Ce qui me semble
plus intéressant à souligner, c’est que ce qui domine aux
États-Unis parmi les intellectuels dissidents, c’est simplement
une condamnation du gouvernement des États-Unis et
de son hégémonie globale – c’est la position de Chomsky et
de son entourage. Elle a une certaine utilité, mais cela ne va
pas très loin. Cette critique est importante, disons de Chomsky
à Gore Vidal.
Mais ce dont nous avons besoin, ce n’est ni l’insistance sur la
souveraineté nationale ni les lamentations contre la tyrannie
du pouvoir américain ; c’est de formuler une politique internationale.
Et c’est là que le concept de multitude devient important.
Le concept de multitude n’a pas été très bien développé
sur le plan théorique mais il a démontré son utilité
dans la pratique. Par exemple, les manifestations anti-guerre
du 15 février à travers le monde ont constitué un événement
très important et démontré l’existence d’une opposition non
nationale contre cette guerre : ce n’était pas les peuples britannique,
américain ou thaïlandais qui manifestaient contre
la guerre ; c’était vraiment une manifestation globale et coordonnée
contre la guerre. Cela me semble constituer le signe
d’une nouvelle forme de réponse, qui a besoin d’être développée
sur le plan théorique. En ce sens il faut penser en termes
de multitude, car il ne s’agit pas seulement de peuples,
ce n’est pas lié à une souveraineté nationale, c’est au-delà des
frontières nationales ; ce mouvement cherche à créer à partir
du bas une alternative à cette guerre globale, à cette forme de
pouvoir.
N’y a-t-il pas un danger que ce mouvement anti-guerre, que vous
assimilez à la multitude, ne soit qu’un effet médiatique qui, à la
limite, disparaîtrait si les médias n’en parlaient plus ?
Je crois que vous avez raison sur les dangers de la manipulation
médiatique, et aussi sur le danger plus large lié au
concept de multitude. Pour beaucoup, le concept de multitude
est distinct de celui de peuple, et d’une forme centralisée
d’organisation avec une direction responsable. Le risque
d’assimiler la multitude à une foule fasciste ou à un effet de
masse existe. Il est clair que la multitude peut sembler en même temps
indifférente et indistincte et, peut-être précisément
pour ces raisons-là, susceptible d’être manipulée. Un
peu dans le même sens que les théories de Canetti, qui décrivent
le populisme fasciste comme un phénomène de foule ou
de masse. Je crois que ces considérations sont importantes,
mais ce qu’il faut reconnaître et développer, ce sont les formes
d’organisation internes aux mouvements. Autrement
dit, le 15 février n’était pas un événement spontané, mais
quelque chose qui s’est développé progressivement, aussi
bien à partir des différents mouvements anti-globalisation,
des mouvements historiques d’opposition à la guerre qu’à
Porto Alegre. Je crois qu’une organisation en réseaux décentralisée
s’est développée. Et c’est précisément ce qui distingue
la multitude du 15 février d’une foule ou d’une masse.
Le mouvement n’était ni spontané ni indifférent, il avait sa
propre forme interne d’organisation, même si ce n’était pas
centralisé et hiérarchique.
Vous avez beaucoup parlé de la multitude comme mouvement politique,
d’opposition à la guerre et à la globalisation. Quels sont ses
rapports avec l’« autre » multitude, celle qui, comme dirait Virno,
est dans le langage et donc, dans la production de richesse ? La
multitude qui participe aux manifestations contre la guerre peut elle
être aussi le fer de lance de la lutte contre l’exploitation dans
l’empire ?
Je crois qu’il faut effectivement lier la multitude à des formes
de production. Une des façons de réfléchir sur ce point, mais
qui ne devrait pas être complètement généralisée ou exagérée,
c’est de le faire à partir du nouveau genre de production
en réseaux, fondée sur la collaboration et la communication.
Les formes de production qui prennent la forme de réseaux
décentralisés constituent, je dirais, un modèle pour un processus
qui se développe main dans la main, pas à pas, avec
ces formes politiques d’organisation. Je crois que l’emploi
que fait Paolo Virno de la capacité linguistique de la multitude
est beaucoup plus sophistiqué. Et précisément, il insiste
beaucoup sur la nature langagière de la production. Quand
Virno soutient que tout processus de production a au centre
le langage, il est en train de démontrer que la communication
et la collaboration sont essentielles, et qu’il y a une base
commune, parce que bien sûr le langage est toujours commun.
En mettant le langage au centre, Virno montre aussi que les
différences entre politique et économique s’estompent. Autrement
dit, classiquement on considérait le politique comme
l’action faite en public, sous les yeux des autres, un acte
communicationnel, alors que l’économique était considéré
comme quelque chose de muet, c’est-à-dire une production
de biens, une production strictement matérielle. Ce nouveau
type de production fondée sur la communication, sur une
convention langagière, est déjà politique. Ce que j’essaie de
dire, c’est que les formes d’organisation de la production non
seulement soutiennent ces formes politiques d’organisation
mais se développent pas à pas avec elles. Elles se soutiennent
mutuellement. Quand je parle de ces formes de multitude
comme d’organisations politiques, cela signifie qu’elles ne
sortent pas de nulle part : c’est quelque chose qui s’est préparé
et développé non seulement dans notre histoire politique
mais aussi dans nos échanges économiques quotidiens. Je
n’ai peut-être pas très bien exposé les arguments de Virno
sur l’aspect linguistique de la production, mais laissez-moi
dire qu’ils démontrent bien comment l’économique est déjà
un exemple de collaboration et de communication dans le
« commun », et comment la vie économique devient non différentiable
de la vie politique.
Quelqu’un comme Kurz soulignerait que cette « multitude » est en
fait une élite et que la vraie multitude reste en dehors, dans des
tâches non encore centrées sur le langage et donc moins dans la
politique3.
C’est un point extrêmement important et il est essentiel de
l’analyser et de le développer. Pour y réfléchir, il est important
de souligner que ce ne sont pas seulement les travailleurs
de Microsoft qui sont maintenant l’avant-garde de
l’organisation politique. Une manière de saisir le concept de
travail immatériel est d’ajouter, à côté des éléments linguistiques,
la production d’éléments affectifs. En d’autres mots, la
production des affects en plus de la production d’images et
de langage. La production de sentiments et la production de
relations sociales sont également fondées sur la collaboration
et la communication. C’est quelque chose qui nous permet de
voir le concept de multitude de façon beaucoup plus large ;
de la manière dont il a déjà été développé dans le courant
féministe socialiste anglophone dans les années soixante-dix
aux États-Unis, au Canada et en Angleterre. Cela peut
s’étendre à d’autres catégories et nous aider à mieux comprendre
beaucoup d’autres activités économiques, du travail
salarié et non salarié.
Mais il faut faire un pas beaucoup plus grand et se demander
par exemple si le travail agricole est concerné. J’aimerais démontrer
que le travail agricole aussi devient immatériel. Cela
ne signifie pas, évidemment, que le travail agricole
n’implique pas le travail de la terre – comme dans toute
cette discussion sur le travail immatériel, cela n’implique pas
que le travail ait cessé d’être matériel et que les produits
soient immatériels – cela signifie que l’information, la communication,
les signes, etc., deviennent toujours plus centraux.
Ainsi, par exemple, lorsqu’on sait à quel point les semences
et l’information génétique sur les semences sont devenues
centrales dans l’agriculture, on comprend bien que
les formes de connaissance et l’information deviennent plus
centrales dans le processus de production. De même, si on
réfléchit à la question des brevets à travers le monde, par
exemple les brevets sur la connaissance traditionnelle -sont liés au pouvoir.
Et si, au lieu de parler de vol, on parlait d’un simple transfert à
l’intérieur des classes dominantes ? Au XIXe siècle le bourgeois
s’était déjà approprié les connaissances du paysan en l’obligeant à
-comme dans le cas célèbre du Neam Tree4 en Inde, maintenant
breveté par les compagnies américaines – on peut dire
que ces connaissances sont aussi des formes de travail collectif
immatériel. Il me semble que cet exemple de l’agriculture
nous aide à comprendre que le travail immatériel, de cette
conception de la nature et cette transformation de
l’économie, est une chose générale qui inclut toutes les formes
du travail, salarié et non salarié. C’est ce type d’analyse
qu’il me semble nécessaire de faire pour rendre le concept de
multitude utile politiquement.
Pourrait-on dire aussi que les liens entre technique et multitude
sont aussi étroits que ceux entre technique et langage ? Technique
et multitude vont-elles de pair? Y a-t-il un lien entre les deux ?
Certaines des opérations dont on parle sont effectivement
des opérations de privatisation du bien commun. Mais, si on
se met dans la ligne de pensée de Virno, on peut dire que
cette forme de bien public est immatérielle, c’est une forme
de bien public qui prend la forme de connaissances,
d’informations et de relations. La forme de lutte qui les caractérise
et qui prend souvent la forme de luttes globales
nord/sud se fait autour de la propriété de cette connaissance.
Le bien public et ces connaissances, qu’on assumait comme
étant communes, ont été transformés en propriété privée :
aussi bien, disons, la forme des arbres que l’information génétique.
Et ces connaissances traditionnelles ont maintenant
toutes été brevetées, donc volées sous une forme de propriété
privée. Mais, pour revenir à notre discussion, tous ces biens
immatériels sont fondés sur les mêmes logiques que le langage,
et donc, n de médicaments.travailler selon les nouvelles lois de la génétique
qu’on venait de découvrir. Le vol de la connaissance au siècle dernier n’était-il pas
plus grave à cause des conditions matérielles beaucoup plus difficiles
(en Occident) ?
N’est-ce pas un peu démagogique de dire que la
connaissance dans les sociétés paysannes et industrielles du XIXe
siècle était distribuée, qu’elle était commune et qu’elle a été volée ?
Dans le capitalisme, la connaissance n’a-t-elle pas toujours était
volée dans le but d’accumuler ?
Je crois que vous avez raison et qu’en un certain sens, on est
en train de récréer les instances de ce que Marx appelait
l’accumulation primitive. En Grande-Bretagne cette accumulation
primitive fut le fruit de la transformation en propriété
privée des pâturages de propriété commune, parfois tout
simplement en les transférant du chef de clan à celui qui possédait
le capital. On n’est certainement pas en train de passer
d’un état idyllique à un état d’exploitation et, en un certain
sens, on passe d’une forme d’exploitation à une autre. Ceci
étant dit, il est quand même important d’insister sur le fait
qu’actuellement la propriété privée s’étend à toutes les nouvelles
formes de vie ; aujourd’hui, même les informations
contenues dans le code génétique sont devenues privées.
Cette extension de la propriété privée est, dans tous ces cas,
un pas de plus dans la transformation du commun en privé,
et bien sûr un passage du contrôle des pouvoirs traditionnels
au pouvoir du capital.
Susan Sontag a écrit un article à propos des médias américains qui
présentent différemment la mort des soldats américains et celle des
autres. La mort des autres peut être présentée de manière crue et
violente, tandis que celle des Américains est toujours propre : pas
de mains ou de pieds coupés, pas de cheveux ensanglantés, etc.
Susan Sontag semble penser que, contrairement à l’empire romain,
dans lequel les individus, du moment qu’ils appartenaient à
l’empire, étaient tous « égaux », ici la représentation de la mort et
de la violence est très différente selon qu’il s’agit d’un Américain
ou non.Est-ce que les Américains ne sont pas à la hauteur de leur
puissance économique ou ma question est-elle trop culturaliste?
Vous avez raison quant à la façon dont les médias traitent de
la mort des soldats américains. Mon premier réflexe serait de
relier ça à une vision traditionnelle – mais correcte – qui désigne
l’empire comme raciste quant à la valeur de la vie. Je
crois que c’est vrai aussi bien pour le Vietnam que pour
l’Irak. La mort des hommes plus foncés n’est même pas
comptabilisée. Je n’ai vu aucune statistique sur le nombre de
soldats irakiens tués dans cette guerre. Je n’ai pas lu l’article,
mais si je l’ai bien compris, Sontag a raison de dire que la
mort des autres soldats n’a pas la même valeur que celle des
Américains. Et effectivement, cela va à l’encontre d’une citoyenneté
universelle.
Il s’agit donc d’une vision « ancienne », une approche de réaction,
inutilisable dans le contexte d’un empire ? Voyez-vous quelque
chose de positif au fait de refuser de voir la violence sur le corps des
soldats américains, ou ne s’agit-il que de racisme?
J’aimerais bien voir quelque chose de positif, si l’on pouvait
(rires). Ma première réaction en est une de dégoût. Laissezmoi
dire que… Je crois que toute notion d’empire ou
d’impérialisme est nécessairement fondée sur le racisme.
Cette différenciation dans l’appréciation de la valeur de la
vie, qu’on peut lire dans la réaction des médias et de la population
américaine en général, est fondamentalement basée
sur une notion de racisme. Nous ne pouvons fonctionner
sans ce racisme. Voilà ma première réaction.
La seconde, quant à savoir si l’on peut trouver quelque chose
de positif là-dedans, … laissez-moi essayer (rires). Ce que les
plus aventuriers de la droite américaine, ceux que l’on appelle
les néo-conservateurs, veulent maintenant c’est une
forme de patriotisme aux États-Unis, la reconnaissance que
des sacrifices doivent être faits. Pour eux, le fait que la population
américaine n’accepte pas un grand nombre de morts,
est une responsabilité lourde de conséquences, une grande
contrainte. Ils veulent conduire le peuple américain à accepter
ces morts et ces sacrifices. Beaucoup de choses ont été écrites en ce
sens après le 11 septembre. Bien des penseurs de
la droite américaine voient dans cet événement le potentiel
pour que le peuple américain finisse par accepter un grand
nombre de morts américains. Selon eux le patriotisme est à
même d’y parvenir. Peut-être, en gardant cela à l’esprit, il
pourrait y avoir quelque chose de positif dans ce que vous
venez de dire : la population américaine n’accepte pas la
mort de ses soldats et ni elle donc, ni les médias américains
ne sont encore prêts à suivre à tout prix ce projet de domination.
Je ne suis pas sûr d’avoir répondu à votre question… Et
vous, qu’en pensez-vous ?
Honnêtement je ne sais pas trop quoi en penser non plus…
Est-ce que Sontag y voyait quelque chose de positif ?
Non, elle pense que c’est un phénomène très négatif. Elle ne voit là
que le mépris pour la mort de l’autre, que le racisme…
Donc elle a une position classique, comme ma première réaction…
Dans Empire vous parliez de l’armée comme de la police du
monde. En Irak, l’armée américaine fait la police, mais ne peut pas
faire la police sans la police irakienne… Ce qui semble nous ramener
au point de départ…
Je crois que c’est un concept utile si, comme moi, on voit
l’état actuel des choses comme une guerre interminable – et
je crois qu’elle l’est vraiment. Il y a des niveaux multiples de
combats et de violence. Ces niveaux rendent floue la distinction
entre d’une part l’action militaire sans limites et d’autre
part l’action policière et sa fonction de restauration de
l’ordre, la plupart d’entre eux relevant soit de la « guerre de
basse intensité », soit de l’action policière à haute intensité,
ou encore d’un mélange des deux. Après que Bush ait déclaré
que la guerre en Irak était gagnée, des soldats américains
ont continué de mourir et des conflits continuels ont perduré.
Ce que cela démontre, c’est qu’on ne peut pas simplement
s’appuyer sur la police irakienne pour établir le type d’ordre
que les Américains veulent instaurer. Et que ce projet de
changement de régime et de construction d’une nation ne va
pas se faire sans un grand effort. La droite, qui favorise une
action impériale complète, déplore le fait que les Américains
ne sont efficaces que dans la première phase de l’action impériale,
la destruction militaire, et qu’ils sont incapables de
l’être dans la deuxième phase, celle de la construction et de
l’engagement. Certains disent que les Américains n’ont pas
d’attention span ou qu’ils ne veulent pas engager les ressources
nécessaires. Je crois que si l’on refuse le point de vue de
ceux qui veulent une domination américaine, on doit reconnaître
qu’il y aura toujours de la révolte contre la domination
et des résistances à ces formes de pouvoir. Et cela peut, en
soi, être réconfortant. Même si ces formes de révolte ou de
résistance ne sont pas nécessairement libératrices ou victorieuses
en elles-mêmes.
Que veut dire une construction nationale à l’intérieur de
l’empire ?
Je pense que la construction nationale est quelque chose de
très important dans un ordre impérial parce que la souveraineté
nationale y est essentielle. En d’autres mots, ces conflits
interminables entre partisans de la souveraineté nationale et
partisans de la globalisation sont sans utilité aucune : les uns
disent que s’il y a globalisation, les États-nations ne sont plus
importants ; les autres, qui croient que les États-nations sont
toujours importants, pensent qu’il n’y a pas de globalisation.
Ce qu’il y a plutôt, c’est que, dans la formation de ce pouvoir
global, les États-nations et la souveraineté limitée ont une
base et une forme qui sont fonctionnelles pour cet ordre impérial.
Au niveau national autant que régional, la concurrence
régionale et les organisations régionales sont elles aussi
très importantes pour la structure de pouvoir global. Prenez
l’exemple des discussions à l’intérieur de l’administration
américaine depuis la guerre en Irak : ils se demandent s’il
faut supprimer l’OTAN ou au contraire encourager une prolifération
d’OTANs dans les différentes régions du monde.
De la même manière que, dans l’OTAN, les États européens
ont confiance en l’Amérique, de même il faudrait une structure
militaire régionale pour le Moyen Orient, incluant l’Irak,
Israël et peut-être l’Égypte, tous les États qui sont d’accord,
plus les États-Unis. Et il y aurait également une OTAN asiatique
avec le Japon, la Corée, etc., plus les États-Unis. Dans ce
sens, ces formations régionales seraient des éléments nécessaires
dans la structure de pouvoir global. Je suis seulement
en train de mettre en évidence, avec ces exemples régionaux,
que les souverainetés nationales ne sont pas nécessairement
en contradiction avec cette structure de pouvoirglobal
Un Québec indépendant n’est donc pas nécessairement réactionnaire
et ne s’oppose pas à une vision à plus long terme d’un internationalisme
différent ? On pourrait avoir un État québécois qui
participerait à un empire au sens moderne et « positif » du terme,
et pas nécessairement à un nationalisme réactionnaire ?
Je n’ai pas de réponse là-dessus. Il ne me semble pas que tout
projet de libération nationale soit nécessairement réactionnaire
; il peut souvent être l’expression du refus d’une forme
de domination. Ce qui me semble erroné dans tous ces types
de projets, c’est d’assumer que la souveraineté nationale, ou
même régionale, constitue nécessairement une garantie de
démocratie.
1 Michael Hardt est professeur de littérature à l’Université Duke en Caroline du
Nord. Auteur avec Antonio Negri de, notamment, Empire et Labour of Dionisus, A
Critique of the State-Form.
2 Niall Ferguson, Empire : The Rise and Demise of the British World Order and
the Lessons for Global Power, Basic Books, 2003.
3 Voir un peu plus loin dans ce numéro, l’article : L’eau pour laver les carottes
et H2O.
4 Arbre très répandu en Inde et en Afrique employé dans la médecine traditionnelle
et dont les industries pharmaceutiques extraient des substances employées
pour la fabricatio