Antonia :
Ce que je comprends pas c’est la compatibilité de tout : Rancière fustige le
consensus mais ce qui s’y oppose n’est pas le système clos c’est la
dissension. Empire est une pensée de l’immanence qui est à l’opposé strict
de Rancière etc…
François :
Personnellement je n’ai jamais trouvé que ce qu’écrit Rancière, par exemple, dans La
Mésentente, était si différent de ce que qu’écrit Negri dans Le Pouvoir constituant
(par rapport à Empire, c’est certainement une autre histoire).
Mais ce qui m’intrigue, c’est cette idée d’une pensée de l’immanence qui est à
l’opposé strict
de Rancière etc…”
Dans mon idiome personnel, “immanence” s’oppose exclusivement à “transcendance”, et
je ne crois pas que tu veuilles faire de Rancière un penseur de la transcendance
(hahaha si je puis me permettre). A la limite, on pourrait presque être tenté de dire
le contraire. J’ai parfois l’impression qu’il y a chez Negri des résidus de
transcendance (sa façon bien à lui de suggérer parfois que le pouvoir constituant est
toujours un MEME pouvoir constituant que l’on retrouverait, méconnaissable mais quand
même toujours lui.) Bien sûr, il ne dit pas cela (il ne serait peut être même pas
très content que son traducteur lui dise cela, encore que je pense que cela le ferait
rire), mais je trouve qu’il y a quand même un peu de cela.
Donc, pourrais tu préciser sur cette “pensée de l’immanence ” qui t’agace un peu ?
Yann :
Je suggère une réponse à la dernière question d’Antonia qui m’avait frappé à la lecture et
dans quelques unes de ses autres interventions.
L’immanence négrienne qui agace Antonia ne serait-elle pas ? :
a) l’absolutisation du plan d’immanence sommé comme une unité
Parménidienne (sauf qu’elle serait devenir et projet), autrement dit LA
multitude au singulier, comme LE sujet de l’histoire hégélien, LE
prolétariat , LA classe ouvrière , de Marx. l’exigence d’inconditionnalité
totale menant non pas à un feuilletage du politique, du côté de la
mésentente, du différend (provenance derridienne garantie), mais à son
érection dialectique. Par là on rejoint une question soulevée par Charles
Wolfe sur cette liste à propos du débat singulier/pluriel à multitude(s)
En fait on peut soupçonner de la part de Rancièrien(ne) logique, de
révolté(e) logique, une méfiance à l’égard d’un résidu dialectique, d’un
surplomb de l’unité dans un sens de l’histoire tout cela au singulier (
genre j’entends).
b) Il mes semble que Antonia exprime également une méfiance et un
refus philosophique du surplomb “politique” ‘ ce que j’appellerai l’usage
négrien de Spinoza (qui n’est pas celui d’Althusser qui se référait à une
intentionnalité de la tactique philosophique). D’une sorte de coup de force
de l’affirmation unilatérale.
D’ordinaire le surplomb politique est institutionnel et s’appuie sur
l’institué ; le pouvoir constituant de Negri est lui anti-institutionnel et
constituant permanent. Un coup d’état permanent d’un sujet encore à venir…
donc unitaire proleptiquement, ce qui à mon sens flirte plus que fortement
avec Hegel.
Je crois pour ma part, qu’il vient non de Spinoza, mais de la sophistique et
du nominalisme. Sauf que de convention, ou d’entente/mésentente, il n’y a
pas.
Antonia :
D’abord évidemment Rancière n’est pas une pensée de la transcendance au sens
classique du terme encore que finalement on peine toujours à trouver cette
transcendance classique ailleurs que dans la théologie.
Je pense que JR construit une pensée de la division qui passe dans un
aller-retour assez complexe; elle se vide un peu de son sens si on essaie
simplement d’en donner le structure je m’y risque quand même juste pour
avancer ensuite:
A la base, (pas au fondement justement) il y a une situation de contingence
sensible, de mêlée et d’indétermination, que recouvre l’ordre qui organise
un tout social. Cette contingence qu’il appelle en gros la capacité de
n’importe qui d’être n’importe quoi.
Le recouvrement de cette capacité est le fait d’une réduction de
l’indénombrable de cette contingence (le nombre infini de ceux qui ont part
à la vie collective) à un tout socialement organisé. (Et tout ordre en tant
qu’il compose des parties est hiérarchique).
D’où l’incompatibilité entre le “nous tous” et le “tout collectif”, comme
lieu d’où peut surgir la politique, uniquement dans un conflit. Quand les
“sans-part” ceux qui n’ont pas de place reconnue dans ce tout, prennent la
parole (et c’est uniquement ça que veut dire porte parole chez JR, pas
porter la parole des autres à leur place, porter une parole à laquelle n’est
donnée aucune place) cela se produit selon un dédoublement :
Aussi tôt que ceux qui sinon n’ont pas la parole la prennent il s’avère que
l’ordre régnant ne tient compte que des parties comptabilisées de la société
au détriment du nous tous avec qui il faut compter aussi. La communauté
s’avère comme une représentation des parties existantes qui ne rend pas
compte des ceux qui n’y ont pas une part, n’en sont pas une partie
déterminée délimitée.
C’est pourquoi l’égalité ne fonde pas un ordre dans un principe d’identité
mais ruine la totalité à travers sa division du rapport des parties. En
excédant ou défiant la totalité elle n’existe que comme conflit à
l’intérieur des rapports existants, et non pas comme un fondement; il y a
intériorité (c’est proche de l’immanence, mais division, c’est ce qui la rompt
justement)
D’où la double différence que génère l’égalité : la première différence,
entre l’égalité de tous et la rapport existant des parties se répercute dans
une seconde qui est son corrélat nécessaire. Quand quelqu’un a le courage de
se considérer comme l’égal de tous il cesse de s’identifier à la place qui
lui échoit dans l’ordre existant (les prolétaires sont la destructions de
toutes les classes pas la classe opposée à la bourgeoisie en langage
marxiste). C’est à dire qu’il cesse d’être dans le rang qui lui confère une
identité. Donc se savoir égal de tous signifie très exactement ne plus
savoir qui on est. (“Tous c’est moi, moi c’est tous tourbillon” une phrase
de cet élargissement chez Baudelaire) Celui qui est égal le devient au lieu
de la rupture de ses qualités de ses assignations de sa définition etc… il
s’écarte de lui-même, sans jamais y retourner (pas comme chez Hegel).
Donc le paradoxe de l’aller retour c’est que tous sont déjà égaux (parce que
la contingence constitue le monde dirait Negri et donc peuvent revenir sur
cette contingence mais en même temps sa réalité n’est jamais effective que
dans un conflit). Cet aller-retour suppose une non naturalité de la
politique qui n’est pas basée sur la vie, mais sur l”écart entre les corps
et les paroles, sur notre capacité à nous vouer à l’irréalité d’une
représentation.
D’où aussi l’insistance sur “traiter un tort” plutôt que de le régler ou de
le solutionner. Ce qui se traite se traverse ouvre un espace une combinaison
inédite entre corps et paroles, ce n’est pas un déploiement de la vie dans
sa puissance, mais un arrachement par la parole (pas par la négation) à la
spontanéité de celle-ci.
Mais ceci est très abstrait car étant donné que ces litiges n’ont jamais
lieu que dans le matériau aléatoire de l’histoire ils sont localisés et
singuliers comme d’ailleurs le pouvoir constituant si on le prend autrement
que comme “toujours le même”. Cette impression de “toujours le même” chez
Rancière est beaucoup plus forte dans la mésentente qui est un résumé et
absente de certains autres textes où c’est vraiment les mots des autres qui
le mènent où il va.
Les sans part ça vient de Platon (il y a les excellents les riches et les
aussi libres) donc on est également libre au titre d’aucune autre qualité
que le “aussi” libre. l’égalité n’est pas une ascension ni une égalité
sociale vérifiée dans l’ascension vers de la qualité elle est aussi celle de
tous de n’importe qui des bavards de René des Fôrets; elle est l’exigence
d’un “je peux” à la place de la paresse d’un “je peux pas” mais pas d’un “je
maîtrise” combinée à un “je t’assiste” à devenir comme moi….
Donc CONCLUSION et réponse à ta question plus ou moins, plutôt moins je
crois ça digresse trop mais bon : pas d’immanence possible dans une pensée
articulée à ce point sur la division.
Chez JR l’acte politique est toujours celui qui divise un tout, le sépare
de lui-même et sépare les sujets d’eux-mêmes, et les démassifie les
pluralise en séparation en “entre” les uns et les autres, alors que chez
Negri l’acte est l’affirmation d’une puissance qui se rejoint enfin au lieu
d’être séparée d’elle-même (si j’ai bien compris je suis pas sûre).
Ce n’est pas que la pensée de la division chez Rancière soit une pensée du
manque surtout pas : mais c’est une pensée où la politique qui n’a pas
toujours lieu est dépendante d’une discontinuité avec l’ordre social et pas
d’un dépliage de ses possibles.
Le possible n’est pas à la même place il “est” dans la division et la
séparation chez JR dans l’affirmation constituante chez TN (le premier
Empire on laisse tomber).
Mais cela signifie aussi que la parole est essentielle à la politique pour
Rancière, ou plus précisément le rapport entre le dicible et le visible;
c’est en les écartant l’un de l’autre en déplaçant une frontière
(!!!!)produisant un nouvel “entre”, par une inclusion de ceux qui n’y
étaient pas un élargissement que la politique invente un espace de
dissension visible qui est l’équivalent d’une ouverture là où avant il n’y
avait que une non visibilité. Les scènes ne sont pas le théâtre du politique
au sens arendtien (la scène déjà donnée où l’on apparaît) mais ce qui se
passe aux bords de la salle en quelque sorte… Et il ne se passe pas
toujours grand chose quoiqu’on en veuille.
Bon mais donc immanence et division mais ça ne répond que du côté de Rancière
du côté de Toni Negri je ne peux pas répondre sur la continuité puissance
acte je ne la comprends pas toujours ni le statut de la vie en politique (je
ne parle pas de biopolitique).
Ce que je sais c’est que il y a une faille sans doute eu égard à la question
de la technique chez JR : le langage est aussi autre chose aussi que de la
parole CF. benjamin. Mais qu’il y a une force incroyable par contre dans le
fait de ne pas, de ne plus (la leçon d’Althusser c’est sa sortie) accepter
de prendre la duplicité du langage pour de l’idéologie mais pour sa capacité
poétique à inventer et aussi à instaurer l’égalité.
c’est là que cet aller retour reçoit sa torsion en quelque sorte:
par exemple la bataille de l’Aventin (dans les Noms de l’histoire) : les
esclaves se révoltent et le général des armées vient leur expliquer qu’ils
sont les parties du corps les bras les jambes pas la tête comme lui mais
pour leur expliquer qu’ils ne sont pas la tête il doit déjà avoir supposé
qu’ils peuvent comprendre comme lui, qu’ils ont donc aussi toute leur
tête… et ça c’est la leçon de Rancière pas la preuve de la douceâtre
explication des frontières sociales en avance ou en retard. Le tranchant
émancipatoire de ça : que le tout le l’intelligence est dans chacune de ses
manifestations, sans qu’aucune ne soit jamais la totalité de ce qui est à
penser (ce qu’entre nous soit dit et grâce à Yoshi je sais qu’il doit à
Descartes).
Le terme d’idéologie et d’éclairer les consciences ne peut avoir un sens
dans cette construction elle est strictement antinomique à une pensée de
l’égalité.
Pour le rapport à negri il faudrait que toi tu me dises je ne sais pas mais
l’anomalie sauvage au sens d’irrégularité est peut-être le lieu d’une
travers aux deux je ne sais pas. En tout cas il faudrait que je retourne
voir comment Negri conçoit le passage du constituant au constitué selon
quels allers retours. Rancière c’est un peu du par coeur ici il y a
peut-être de erreurs mais je suis pour apprendre par cœur les paroles des
autres c’est un truc très bien quand on est en prison de pouvoir dire
quelque chose par cœur c’est la présence des autres