Critique de la psychanalyse

La vie est une maladie en pleine expansion

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POLITIS, N°873Président de la Société psychanalytique de Paris, Gérard Bayle réplique ici
au « Livre noir de la psychanalyse » ( éditions Les Arènes), derrière lequel il voit une tentative
très mercantile d’élargir le marché des médicaments psychotropes.

En vingt ans, l’éventail des diagnostics psychiatriques est passé d’une
trentaine de pathologies répertoriées à quelques centaines de troubles. Car
ce sont le plus souvent des troubles qu’on soigne, au mépris de l’histoire
individuelle de chaque patient. Du coup, le marché de la santé mentale
s’envole. Oui, il y a un marché de la souffrance psychique. Oui, il y a là
de l’argent à gagner. Pour l’exploiter au mieux, il faut l’étendre. Cette
extension, fruit d’un marketing soutenu, s’appuie sur diverses interventions
faites au nom de « la Science ». Elles cachent des manipulations destinées à
faire énormément d’argent, comme on le voit avec la consommation de
psychotropes en France. Les deux dernières de ces interventions sont le
Livre noir de la psychanalyse (1) et le tout récent rapport de l’Inserm sur
le dépistage des « troubles des conduites » chez l’enfant et l’adolescent.
Tous deux font chaud au cœur de certains tenants des thérapies
comportementales et cognitivistes (TCC) et aux laboratoires pharmaceutiques,
les premiers faisant le jeu des seconds sur un fond de déroute des services
publics. Développons cela.

Depuis vingt ans, s’opère un tour de passe-passe qui tend à substituer du
prêt-à-porter psychiatrique aux démarches réfléchies, dont celles de la
psychanalyse. Ainsi voit-on peu à peu se réduire les approches fines et
nuancées de la psychiatrie classique au profit d’un catalogue de symptômes,
le quasi universel DSMIV, grâce auquel chaque comportement humain un peu
surprenant ou douloureux se voit assigner la valeur d’un trouble. D’aucuns
en ont fait une bible dispensant d’un savoir sur les processus pathogènes et
d’une vraie pensée sur la souffrance psychique, au cas par cas. D’où vient
qu’un tel détournement ait pu séduire tant d’intervenants en santé mentale ?
D’où vient que tant d’organismes se soient appuyés sur lui pour produire des
rapports qui vont tous dans le même sens ?
À partir de l’association de quelques items du DSM IV, ils préconisent pour
l’essentiel une TCC et des psychotropes. C’est ce que fait le dernier
rapport de l’Inserm, infiniment plus perfide que le grossier Livre noir de
la psychanalyse. Ainsi introduit-il des « Troubles oppositionnels avec
provocation : les TOP ». Les pédopsychiatres et les psychanalystes savent
depuis Freud et Winnicott combien ces comportements sont nécessaires aux
acquisitions du statut de sujet et à la pensée. En tirant argument de
grandes pathologies psychiatriques, plutôt rares, et en reportant leur
gravité sur des comportements normaux et souhaitables, élargit le marché de
la santé mentale transformant une manifestation habituelle en trouble
pathologique avec les retombées thérapeutiques susdites : psychothérapies
brèves et psychotropes. En se substituant au bon sens et à l’expérience des
parents, cette « science » les inquiète, les culpabilise transforme leurs
enfants en « clients de psy” en consommateurs. De même, la confusion entre
la tristesse normale, le deuil, le ma être social justifié, d’une part, et
les dépressions, d’autre part, donne lieu à une surconsommation
d’antidépresseurs.Cette parodie mondiale, donc juteuse, s’appuie sur une
résistance à la perception de l’intime des souffrances psychiques, sur une
paresse de la pensée et sur quelques automatismes de prescription.D’où
peuvent venir l’inspiration, le souffle et le mouvement qui soutiennent
financièrement et psychologiquement un tel désastre ? Qui en tire
massivement avantage ?
Prenons la « petite histoire » actuelle. Le Livre noir de la psychanalyse
rapportera quelque argent à ses instigateurs. Là n’est pas l’important.
Montons d’un cran. Plus il y aura d’acteurs dans le monde de la santé
mentale, plus le marché de celle-ci s’ouvrira. La création du statut de
psychothérapeute, adossé au DSMIV, crée un élargissement du marché de la
santé mentale : plus d’intervenants, plus de soi-disant « troubles » à
soigner, plus de « thérapies », plus d’échecs de celles-ci – car il s’agit
de manifestations humaines fort résistantes – d’où plus de prescriptions de
psychotropes (on a vu cela en URSS pour d’autres raisons). Le marché ira
grossissant avec le nombre des psychothérapeutes. Il leur faudra démontrer
qu’ils sont bons, voire les meilleurs, malgré la brièveté des formations
actuelles. Ils tentent de se comparer avantageusement et fallacieusement aux
psychanalystes, par ailleurs si longuement formés et si peu prescripteurs.
C’est ce qui se passe pour l’heure en France, mais ce n’est qu’opportunisme
au service d’une stratégie plus vaste.
L’ouverture de l’éventail de la pathologie mentale assure celle du marché
des médicaments psychotropes. Ce n’était probablement pas le but premier des
rédacteurs du DSM, pas plus que celui des zélotes des TCC, mais, souvent à
leur insu, ils se constituent en fourriers de l’industrie pharmaceutique.
Pour vendre, il faut ranger l’action, la pensée, l’émotion, l’affect, la
vie, dans le « Grand Livre de la pathologie mentale ». Les attaques contre
la psychanalyse ne sont qu’une escarmouche dans une stratégie universelle de
déconsidération de la pensée et de passage du statut de sujet à celui de
consommateur. Plus grave est le délaissement croissant des services publics
de santé mentale. La réduction des crédits, des lieux de soin, des
formations, a entraîné et entraînera un exode croissant des psychiatres et
des psychologues vers des pratiques privées qui ne tiennent pas compte des
nécessités nationales de la santé publique. Il semble clair que les plus
souffrants de nos concitoyens n’auront bientôt droit qu’à des ersatz de
soins, voire à des perversions de ceux-ci comme on le voit avec les prisons,
qui se substituent si souvent aux services psychiatriques publics, alors que
de nombreux troubles fondés sur des comportements normaux feront l’objet de
psychothérapies et de prescriptions de psychotropes en pratique libérale.

(1) Le Livre noir île la psychanalyse, Catherine Meyer, les Arènes, 830 p.,
29,80 euro