“La rapidité du développement des techniques contribue à effacer les frontières entre activité et formation. ”
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Dans l’analyse de ce mois de luttes, une des choses qui m’ont le plus frappé a été le décalage entre la richesse des sujets, des comportements, des formes de lutte, des implications politiques et la pauvreté des discours, des langages, des codes que le mouvement (les mouvements) a produits sur lui-même, comme s’il s’agissait d’un mouvement sans voix, d’un mouvement aphasique. Cela ne veut pas signifier que les mouvements n’ont pas produit et montré des vécus, des langages, des comportements (à savoir leur contenu et leur forme) : au contraire ils se sont structurés et consolidés. Cela ne veut pas signifier non plus que les mouvements n’ont pas su exprimer de nouvelles résistances à de nouvelles relations de pouvoir : au contraire ils les ont montrées.
Ce que je veux dire c’est que les mouvements n’ont produit aucune forme de lutte, d’organisation, aucun discours, aucune forme de subjectivation qui aient été immédiatement fonctionnels pour la lutte et ses objectifs. Cette flexibilité, cette plasticité et cette réversibilité des formes de subjectivation ont sûrement constitué la force la plus extraordinaire de ce mouvement, mais peut-être aussi sa faiblesse. De toute façon, en opérant de telle sorte, les mouvements ont démontré une séparation totale et hostile par rapport au politique et à ses médiations. Dans ce conflit tout à été “réglé” sans discussion, sans médiation sans négociation, comme si la lutte était soutenue par deux logiques complètement différentes. Si on peut avancer une hypothèse à ce propos, on pourrait dire que le mouvement (et par mouvement j’entends non pas son existence sociologique, mais son apparaître comme événement) a expérimenté, a cherché un “savoir” adéquat aux nouvelles relations de pouvoir. Où, par savoir, il faut entendre de dispositifs pratiques de visibilité et d’énonciation, un ensemble d’agencements et de pratiques discursives que constituent et permettent sa “subjectivation”. Le mouvement, dans l’impossibilité – dans les conditions données – de changer les codes de communication et les régimes des opinions (qui sont codes et opinions de la “représentation), n’a exprimé aucun langage “général” et a ainsi empêché le pouvoir de le définir, de le nommer, de le ramener à l’intérieur des règles de son action, comme il avait su faire en 1986 et plus difficilement en 1990.
Le mouvement a disparu comme il était apparu (dévoilant pendant un court moment les nouvelles formes et conditions de son existence). Ce qu’on a vu a été, peut être, une épreuve générale qui n’a rien laissé dans les mains du pouvoir et du système politique, sinon quelques centaines d’arrestations (d’ailleurs immédiatement utilisées par la police pour produire une analyse du mouvement). Ce qu’il a laissé pour les mouvements de classe est plus difficile à définir. Il a déterminé un “seuil” que toute lutte devra franchir pour se constituer. Ce qui est certain, par contre, c’est que les vieux effets de “nominations” de la multiplicité en événement politique (“la classe ouvrière”, “la révolution”, “le communisme”) pour la première fois, de façon radicale et irréversible, n’ont joué aucun rôle dans la “constitution” du mouvement. En outre, ce qui est plus important, les mouvements ont complètement rompu avec la mémoire du mouvement ouvrier (tous les mouvements post-soixante-huitards sont allés dans cette direction, mais celui-là seulement a rompu de manière définitive avec ce régime de vérité).
La radicalité et la nouveauté du mouvement réside donc dans ce silence apparent ou, plus précisément, dans le fait que, dans l’espace public occupé par les médias, les codes et les vocabulaires avec lesquels les mouvements se sont exprimés, ont été ceux de l’opinion: “étudiants, chômeurs, jeunes, banlieusards” etc. Un langage entre le langage sociologique et celui des journalistes auquel le pouvoir a été obligé et que le mouvement s’est limité à utiliser. Au-delà de ce langage politico-médiatique, les expressions du mouvement se sont refusées à toute dénomination, se sont refusées au jeu de la représentation. Car le mouvement a vécu la représentation comme un piège, une machine de constitution de la subjectivité politique totalement étrangère à son anthropologie même et à laquelle il faut se soustraire pour ouvrir, ailleurs, d’autres espaces. Ce que le système politique (y compris toute la gauche) n’a pu accepter, c’est le refus de la “représentation” et de ces codes. Chacun peut reconnaître que ce mouvement a cherché, sans aucune concession, et a expérimenté des formes «”expression” contre la représentation et en dehors d’elle. Sur ce point aussi le mouvement a déterminé une rupture radicale, un point de non-retour.
Le simulacre de l’événement
Pour mesurer l’importance de ce “silence”, il faut le comparer aux stratégies discursives et médiatiques mises en action par le pouvoir en rapport avec le mouvement de 1986, quand sa définition politique avait été la grande opération socialiste de la décennie. Car s’il y a eu innovation politique introduite par les socialistes, celle-ci a concerné les formes de contrôle des mouvements de classe. Les dispositifs du pouvoir et ses agencements d’énonciation (les médias, les institutions, etc.) n’ont pas réussi la transformation de l’événement en simulacre, ce qui avait, par contre, parfaitement marché avec le mouvement de 1986.
En 1986, en pleine croissance économique, les dispositifs médiatiques et institutionnels avaient réussi à conjuguer l’idéologie du consumérisme triomphant et celle des droits de l’homme et à les faire “vivre” comme valeur du mouvement, comme sa qualité fondamentale, à l’intérieur d’une société sûre d’elle-même qui pensait avoir définitivement “expulsé” la lutte de classes de son horizon. La crise de sens des grandes oppositions de classes (leur impuissance à nommer les nouvelles relations de pouvoir) avait été résolue par l’introduction des catégories sociologiques d'” intégration” et d` exclusions”. Et le conflit était réduit sur le terrain d’une éthique pacifiée : une “génération morale” qui agissait à l’intérieur de l'”éthique” indépassable du marché, de la démocratie et des droits de l’homme.
C’est avec un certain étonnement qu’on relit quelques-uns des textes de l’époque : “La liberté des consommateurs que nous sommes tous se défend aujourd’hui dans la rue, si besoin est – affirmait le directeur de Libération, un des médias clef de cette opération – ; nous sommes entrés dans le consumérisme des libertés individuelles. Touche pas à mes libertés de choix … En se réclamant de manière si collective de la déclaration des Droits de l’homme, la jeunesse de 1986 a mis dans un embarras extrême toute la classe politique : c’est au nom du consensus démocratique qu’elle revendiquait le retrait du projet Devaquet, qu’elle manifestait en tant que génération.”
Ce discours, géré par le parti socialiste, mais surtout par les médias, avait trouvé un puissant relais à l’intérieur du mouvement en SOS-Racisme, qui avait ainsi réussi à enlever la direction politique du mouvement à l’aile radicale représentée par la “seconde génération” de l’immigration. La construction du simulacre de la “génération morale” avait fonctionné seulement parce qu’à l’intérieur du mouvement il y avait des forces qui tenaient et géraient ce discours. Comme toujours “nommer” un mouvement ne peut être confié seulement aux médias, au politique ou aux puissances performatives du langage. Souvent les critiques des médias sont un alibi pour ne pas analyser l’agencement spécifique entre le sociale et les technologies de la communication. Berlusconi docet.
Mais revenons à la construction des leaders politiques comme processus de subjectivation du simulacre. Ainsi s’exprimaient les plus importants dirigeants de SOS-Racisme.
“Avant, les militants se voulaient durs, savants, agressifs. Mais le léninisme est mort. Ceux d’aujourd’hui sont plus humains. Et ils essayent surtout d’être efficaces. C’était le dernier de nos soucis : nous courrions seulement derrière les mythes, au mauvais sens du terme, la révolution, l’internationalisme prolétarien, le parti d’avant-garde (exactement les vieux effets de “dénomination” de l’événement politique n.d.r.)… Notre seule référence ce sont les droits de l’homme. Notre philosophie c’est l’humanisme.”
Si l’idéologie de droits de l’homme dans sa version consumériste est aujourd’hui encore l’idéologie officielle, à l’intérieur des mouvements elle a vécu le temps d’une mode. Déjà le mouvement de 1990 l’avait profondément fissurée et en 1994 elle n’a joué aucun rôle complètement dépassée par ce qu’elle devait refouler : la lutte de classes. Réapparition de la lutte de classes, j’ai bien dit, mais à l’intérieur d’un paradigme qui nous empêche souvent de la reconnaître comme telle.
Le même journal, qui avait défini la génération de 86 comme génération éthique, est obligé aujourd’hui de montrer comment le problème de l’immigration n’est pas un problème d’intégration, mais selon le langage de l’opinion, un problème de “riches et pauvres” (les deux catégories éternelles avec lesquelles le pouvoir définit l’exploitation.) Le consumérisme, les libertés individuelles, les droits de l’homme sont effacés par la dure émergence de la hiérarchie des classes qui trouve son origine dans les années 80. Le grand lancement du film Germinal, avec la participation de la classe politique, est peut-être une prise de conscience de la part du pouvoir de la nécessité de revoir son idéologie de droits de l’homme et de l’affiner sur la thématique travail et pauvreté.
Un des journalistes de Libération retranscrit ainsi les opinions des participants aux affrontements de Lyon.
“Il s’agit d’une révolte, d’une explosion sociale : il y a trop de pauvres. Moi je vis avec 1800 Fr. par mois, d’autres avec 180000.”
“Ma mère gagne le Smic. Dans tous ces magasins il n’y a rien à moins de 2000 Fr. J’ai vu un pull à 9000 balles. C’est comme de l’or qu’ils te mettent devant les jeux et tu n’as pas le droit de toucher. C’est pour ça que Lyon explose : parce que le contraste est trop fort entre le centre très riche et les banlieues, glauques.
“Tu vois, les flics – dit Ahmed – je vise aux genoux, ça fait plus mal.”
Question : “C’est aux flics que tu en veux ?”
Réponse : “Non, aux riches !”
La reémergence de la thématique du salaire (sociale , objectivement sociale car posée par des sujets “hors” production) a complètement bloqué le mécanisme du simulacre. De la même façon le processus de la création de leaders, amplement utilisé en 86, s’est enrayé, création du processus de subjectivation qui n’avait pas été construit par les traditionnels canaux politiques, mais plutôt par les médias. En effet les leaders du mouvement étaient devenus des petites stars du petit écran, comme les vedettes du sport, de la musique ou du journalisme. Il faut dire que déjà en 1986 la focalisation des médias sur Isabelle Thomas comme porte-parole du mouvement avait provoqué sa “destitution” des instances représentatives du mouvement.
Au contraire en 1994 le mouvement a été un mouvement “anonyme” dans le véritable sens du terme. Un mois de lutte n’a produit aucune forme d’organisation séparée de la lutte et aucun leader. Sans “délégués”, la machine de la représentation ne put pas marquer le corps des mouvements avec les langages du pouvoir. Les médias ont donc “reçu” les nouveaux contenus du mouvement qui ont été simplement enregistrés, sans pouvoir le “transfigurer” dans le langage politique de la représentation et sans pouvoir déterminer de hiérarchies de commandement à l’intérieur du mouvement. Le mouvement s’est limité à gérer cette situation sans introduire aucune “rupture symbolique”. Pour cela on peut dire que le mouvement, quand il s’est exprimé dans l’espace public, a utilisé les mêmes codes d’expression que le pouvoir. Dans l’espace public contrôlé par les machines de la communication, on peut parler seulement leur langage aseptique et vide (et donc se soustraire au dialogue, à la communication), si on ne veut pas offrir des points d’ancrage aux techniques médiatiques.
Mais cette situation nie-t-elle la nécessité de la rupture symbolique, de la création du langage de l’événement ?
Donc l’émergence violente du conflit de classes (dans les discours et dans les actions) a empêché toute possibilité de transformer l’événement en simulacre, car le pouvoir s’est trouvé sans armes idéologiques et sans possibilité d”‘infiltration” dans les mouvements. L’effort plus important de définition a été fait par la police, mais tous les fragments de discours des institutions n’ont jamais réussi à construire la “vérité” du simulacre.
La séparation radicale du mouvement du système politique (État, partis, syndicats) est peut-être la donnée la plus importante de ces mouvements, car elle démontre la crise définitive de la médiation politique telle qu’elle avait été conçue dans l’après-guerre. Et il s’agit en même temps du premier véritable mouvement de classe post-communiste. Les hommes politiques français et plus encore les hommes politiques européens essayent d’exorciser Berlusconi et en même temps ils sont fascinés par sa victoire, car ils sentent confusément qu’en Italie le pouvoir a réussi à trouver un nouvel agencement entre démocratie et entreprise. Mais que cet agencement soit organisé par la communication, c’est ce qui, pour l’instant, les déstabilise, habitués qu’ils sont à se rapporter à la société à travers le travail.
Seulement des mouvements de classes comme le “mars français” pourront réaliser ce que Berlusconi “a mythifié” l’expression des nouvelles formes de coopération et de pouvoir en dehors et contre la représentation, en dehors et contre la stratégie berlusconienne d’intégrer les nouvelles formes d’expression dans la représentation.
Le salaire social
Si ce mouvement a mis objectivement au centre de cette dynamique le problème du salaire social, il a aussi posé le problème de son articulation. La définition du salaire comme salaire social n’est pas seulement une extension de sa distribution, mais aussi et en même temps une modification de sa forme.
Les luttes du mois de mars ont montré pour la première fois un sujet “non-productif’ qui se bat sur un problème de salaire. Cette contradiction apparente est facilement explicable si l’on pense à un salaire qui a comme point de repère des coordonnées spatio-temporelles complètement différentes de celles du travail. En effet ces nouvelles luttes “salariales” font référence à un bloc d’espace-temps qui n’a rien voir avec celui de l’usine, du travail, du syndicat. C’est pour cette raison que ces mouvements sont d’une importance capitale pour définir les luttes de classes dans le post-moderne. Qu’aucune analyse et aucun travail de réflexion ne soient engagés sur ce tournant des formes de subjectivation, ne démontre pas la faiblesse du mouvement, mais seulement l’impuissance de la gauche à penser dans les nouvelles conditions de l’accumulation.
Donc s’il faut penser le salaire social, il ne faut pas partir du salaire du travail productif classiquement défini et prendre celui-ci comme mesure et base de la distribution. Il faudrait plutôt faire le contraire.
De toute façon, il faudrait poser de nouvelles questions. Comment le salaire social, par exemple, peut-il être une réponse aux nouvelles formes temporelles et spatiales de la coopération productive et de l’exploitation ?
Comment le salaire social peut-il renverser les formes d’exploitation dans la communication – contrôle du temps – et celles qui se constituent dans le territoire – contrôle de l’espace ?
Il me semble que le mouvement à travers la critique pratique des médias et à travers l’auto-organisation des jeunes des banlieues a défini les présupposés d’un approfondissement de la thématique du salaire social.
L’accès aux nouvelles technologies de la communication deviendra (mais il l’est déjà aujourd’hui de façon plus importante que ce que l’on imagine) une source de discrimination, de hiérarchisation et d’exploitation qui n’aura rien à envier à l’usine, ce qui, on l’a vu, avec Berlusconi, n’était qu’un avant-goût de la nouvelle structuration de l’exploitation. Des équipements collectifs d’informatique, des réseaux de communication ouverts, des banques de données sociales doivent faire partie de la définition du salaire social en sachant qu’aujourd’hui les 2/3 des données qui circulent dans les réseaux télématiques concernent l’économie et la finance.
Si l’aspect du contrôle des “technologies du temps” n’était pas présent en tant que tel dans les mouvements (il l’a été de façon indirecte à travers la stratégie adoptée envers les médias), le problème des dispositifs de contrôle de l’espace a été introduit violemment par les jeunes de la banlieue.
Écoutons ce que dit un grand commis de l’État dans Le Monde : “Je n’apprécie guère ce mot d’exclusion”. C’est une facilité de langage qui masque une difficulté d’analyse … La population d’origine étrangère, par exemple, manifeste par bien des aspects qu’elle est parfaitement “incluse”…Plutôt que d’analyser l”‘exclusion”, il faut donc s’interroger sur les conflits sociaux qui se développent autour de la ville. Le fait que l’on désigne des “mauvais lieux” dans notre société est sans doute la forme essentielle que prend aujourd’hui le conflit entre riches et pauvres. L’utilisation de l’espace fait l’objet d’enjeux beaucoup plus forts que voilà vingt ans. De la même façon qu’on dit que l’entreprise “externalise” une fraction de ses coûts en recourant à la sous-traitance, on pourrait se demander si l’entreprise n’a pas aussi “externalisé” ses conflits … Ce serait une erreur de mésestimer ces conflits dont la ville est, aujourd’hui, un lieu d’expression majeur.”
Ces nouveaux dispositifs de pouvoir (non plus de disciplinarisation dans des lieux “clos” comme l’usine, mais de “contrôle” dans des lieux ouverts) requièrent des formes de résistance et des stratégies de lutte qui doivent être intégrées dans le discours du salaire social. Le même grand commis de l’État nous permet d’établir un rapport direct entre salaire et espace.
“Un des aspects de la pauvreté est ce que j’ai baptisé la “relégation”, c’est-à-dire le fait de se voir dénié le droit de vivre dans un lieu qui ne soit pas un “mauvais lieu”. Il existe une frange de la population qui ne peut strictement pas sortir des quartiers dits “difficiles”…Ainsi, de la même façon qu’il existe un SMIC, il y a une “mobilité minimale” à reconquérir.”
Imaginer une stratégie sur ces formes de mobilité temporelle et spatiale serait sûrement un instrument pour enlever l’initiative aux capitalistes, même sur le terrain du “travail”. Le salaire social doit donc comprendre des thématiques comme celles, par exemple, de l’accès aux réseaux de communication et de la “mobilité minimale”. C’est seulement à ces conditions que le salaire social peut correspondre aux nouvelles relations de pouvoir qui structurent notre société.