[[Version abrégée de l’article publié dans Competition and Change. Journal of Global Political Economy, volume 1, n°1.La mondialisation a transformé la signification et les lieux du pouvoir sur les économies nationales. Une des principales propriétés de la phase actuelle de la longue histoire de l’économie mondiale est le développement des technologies de l’information, l’augmentation de la mobilité et de la liquidité du capital qui l’accompagne, et le déclin qui en résulte pour les capacités de régulation des États nationaux dans des secteurs-clés de leurs économies. C’est le cas notamment des nouvelles industries de l’information, de la finance et des services. Celles-ci tendent à avoir une économie spatiale transnationale et pour partie enchevêtrée dans des espaces électroniques qui dépassent les juridictions et les frontières conventionnelles. Cependant l’économie spatiale de ces industries montre aussi le besoin de sites stratégiques, concentrant d’importantes ressources et infrastructures, sites appartenant à des territoires nationaux et beaucoup moins mobiles que ce que suggèrent la plupart des commentaires généraux sur l’économie mondialisée de l’information. Cette contradiction ouvre des possibilités d’action pour l’État, y compris l’état local, non prévues dans les hypothèses d’un déclin significatif de l’État dans l’économie mondialisée.
Mon analyse s’articule autour de deux idées principales :
– pour une large part l’économie mondialisée se matérialise dans des processus concrets et géographiquement situés; cela vaut également pour la plupart des nouvelles industries de l’information. Il faut en effet distinguer la capacité de communication/ transmission mondialisée des conditions matérielles qui la rendent possible.
– la dispersion géographique de l’activité économique rendue possible par la télématique contribue à l’accroissement des fonctions centrales tant que cette dispersion s’accompagne de la concentration continue du contrôle, de la propriété et de l’appropriation du profit qui caractérise le système économique actuel. D’un point de vue plus théorique, on peut se demander si un système économique avec des tendances aussi fortes vers la concentration peut avoir une économie spatiale sans points d’agglomération physique.
Précisément parce qu’elles sont profondément pénétrées de télématique, les nouvelles industries de l’information renouvellent la question du contrôle dans l’économie mondialisée, au delà de l’État et des systèmes de coordination non centrés sur l’État qui prévalent dans la littérature sur la gouvernance. Il y a des questions de contrôle liées à l’ampleur des variations sur les marchés financiers que permet la vitesse des transactions rendue possible par les nouvelles technologies. Un des meilleurs exemples en sont les marchés des changes: ils opèrent essentiellement par voie électronique et ont atteint des volumes qui rendent les banques centrales incapables d’influer sur les taux de changes comme elles le devraient. Il s’agit là de questions de contrôle liées spécifiquement aux nouvelles technologies, notamment à l’immense accélération des transactions, plutôt qu’à une extension de l’économie au delà de l’État.
Capacités régulatrices et économies spatiales
Les formes actuelles de transnationalisme économique ont plusieurs traits qui demandent un examen des problèmes de gouvernance.
D’une part plusieurs dimensions-clés de la mondialisation économique actuelle ne renforcent pas la coopération interétatique comme c’était le cas pendant les trente glorieuses. D’autre part l’État reste le garant ultime des “droits” du capital mondialisé, fait respecter les contrats et les droits liés à la propriété. Le système urbain transnational actuellement émergent est formé des sites potentiellement significatifs pour la réalisation de mécanismes de gouvernance et de responsabilité sur l’économie mondialisée.
Mondialisation et coopération interétatique
L’internationalisation économique peut avoir en principe différents types d’impacts sur la coopération interétatique. Pendant la Pax Americana elle la renforçait. Les secteurs économiques majeurs, en particulier l’industrie et les mines, étaient soumis à des régimes de commerce international qui contribuaient à construire la coopération interétatique. Les États y ajustaient leurs politiques économiques nationales pour le faire perdurer, sous la pression certaine du pouvoir hégémonique américain. (Quoique déjà certains secteurs ne se sentaient pas à l’aise dans ce régime interétatique dominé surtout par le commerce: les euromarchés et les paradis fiscaux offshores ont cherché à s’en échapper dès les années 60).
La faillite du système de Bretton Woods a provoqué un vide de la gouvernance mondiale rapidement rempli par les multinationales et les marchés financiers mondiaux (Sassen, 1991, chap. 1-4). Cela a alimenté l’idée d’un rétrécissement du rôle de l’Etat et le débat sur les systèmes non-étatiques de pouvoir (Jessop, 1990; Rosenau, 1992; Young, 1989; Kooiman et Van Vliet, 1993; Leftwich, 1994). D’après certains (Panic, 1996; Mittelman, 1996; Drache et Gertler, 1991), le néolibéralisme des années 1980 a redéfini le rôle des Etats dans les économies nationales et dans la coopération interétatique. Ils ajoutent que la structure de l’État lui-même, dans les pays développés, s’est déplacée en s’éloignant des organisations les plus fortement liées aux forces sociales locales dans lesquelles elle s’ancrait pendant la Pax Americana, pour se rapprocher de celles qui sont les plus proches du processus transnational de formation du consensus.
Un coup de projecteur sur la finance internationale et les services aux entreprises met en lumière à quel point les formes de mondialisation économique visibles les vingt dernières années n’ont pas nécessairement eu pour effet de renforcer la coopération interétatique. Bien plus le développement de la finance internationale a produit régulièrement des impasses non seulement pour les États mais pour le système interétatique. Les systèmes existants de gouvernance et de responsabilité sur les activités économiques et les entités transnationales laissent beaucoup de choses non gérées dans le cas de ces industries. De ce point de vue, l’analyse de ces industries peut aider à mettre en lumière les différences entre le rôle de l’État dans des formes d’internationalisation plus anciennes et face à la mondialisation actuelle de l’activité économique, visible dans certains secteurs et en aucun cas dans tous.
Pour illustrer cet affaiblissement du lien entre la dynamique de croissance de la finance et des services aux entreprises et l’État et la coopération interétatique, on peut examiner la nouvelle dynamique de valorisation impliquée par le développement de ces industries (cf. Sassen, 1994: chap. 4 et 6). On assiste à la formation d’un complexe économique aux propriétés clairement distinctes des précédents, notamment du fait de la faiblesse de l’articulation de la dynamique de valorisation aux fonctions économiques de l’État, à l’inverse de l’industrie fordiste par exemple.
Garantir les droits mondialisés du capital
Bien que le transnationalisme et la dérégulation aient réduit le rôle de l’État dans la direction des processus économiques, celui-ci reste le garant ultime des droits du capital qu’il soit national ou étranger. Certes les firmes opérant transnationalement veulent remplir les fonctions économiques traditionnellement exercées par l’État sur le territoire national de l’économie, en particulier garantir les droits attachés à la propriété et la bonne exécution des contrats. Mais l’État a dans ce domaine une capacité technico-administrative qui ne peut être reproduite pour le moment par d’autres arrangements institutionnels et qui se fonde en dernière instance sur le pouvoir militaire.
Mais la garantie des droits du capital repose sur un certain type d’État, une certaine conception des droits du capital, et un certain type de régime légal international. C’est pour une large part celui des pays les plus développés et les plus puissants du monde, avec les notions occidentales de contrat et de droits de propriétés, et un nouveau régime juridique tendu vers la poursuite de la mondialisation économique.[[Par exemple, la France qui est parmi les premiers fournisseurs de services d’information et de services d’ingénierie industrielle en Europe, et qui a de fortes positions dans les services financiers et les assurances, connaît un retard croissant dans les services juridiques et comptables. Les firmes juridiques françaises sont particulièrement désavantagées parce que le droit anglo-saxon domine les transactions internationales. Les firmes étrangères avec des bureaux à Paris dominent dans la réponse aux besoins juridiques des firmes aussi bien françaises qu’étrangères qui opèrent hors de France. (Carrez, 1991)
La dérégulation a été largement reconnue comme un mécanisme essentiel pour faciliter la mondialisation de marchés et d’industries divers, car elle tend à réduire le rôle de l’État. Mais la dérégulation peut aussi être vue comme une négociation entre la mondialisation d’un côté et le besoin de garantie sur les contrats et la propriété c’est à dire le besoin d’État de l’autre (Panic, 1996). La dérégulation d’opérations et de marchés clés dans l’industrie financière peut être vue comme une négociation entre des régimes juridiques à base nationale et la formation d’un consensus entre un nombre croissant d’États sur la réalisation de l’économie mondiale (Mittelman, 1996; Trubek et alii, 1993). En d’autres termes, il ne s’agit pas simplement d’un espace économique s’étendant au delà du territoire national. Il s’agit aussi de la formation et de la légitimation de régimes juridiques transnationaux opérant dans les territoires nationaux. Les systèmes juridiques nationaux sont en train de s’internationaliser dans quelques unes des économies les plus développées et les régimes juridiques transnationaux prennent de l’importance et commencent à pénétrer des espaces nationaux fermés jusqu’ici (Trubek et al…, 1993)[[L’hégémonie des concepts néolibéraux dans les relations économiques avec leur fort accent sur les marchés, la dérégulation, la liberté du commerce international a influencé la politique américaine et britannique dans les années 80, et a maintenant une influence croissante sur le continent européen. Ceci a contribué à la formation de régimes juridiques transnationaux centrés sur les concepts économiques occidentaux. A travers le FMI, la BIRD en même temps que le GATT cette vision s’est répandue dans les pays en développement. Il semble aujourd’hui important par rapport à cela d’examiner de manière critique les fondements philosophiques de l’autorité et de la propriété qui définissent le champ juridique occidental (cf. Coombe, 1994). L’État continue de jouer un rôle essentiel dans la production juridique liée aux nouvelles formes d’activité économique.
Les processus économiques transnationaux interagissent inévitablement avec les systèmes de gouvernance des économies nationales. Il y a peu d’industries où la dérégulation et la transnationalisation ont été aussi importantes pour la croissance que la finance internationale et les services aux entreprises. La dérégulation des services financiers a pour effet de dénationaliser partiellement le territoire national; c’est le cas par exemple des facilités bancaires internationales aux États-Unis. Mais on observe le même phénomène dans l’internationalisation de certaines industries manufacturières, avec la création de zones d’entreprises aux régimes fiscaux et de changes particuliers qui réduisent les obligations des firmes envers l’État, notamment en matière d’impôts et de droit du travail (Bonacich et al., 1994; Morales, 1994; Mittelman,1996). Dans la mesure où les processus de mondialisation se matérialisent dans des lieux concrets, ils continuent d’opérer sous le parapluie de la souveraineté régulatrice, mais en s’abritant également derrière de nouveaux régimes transnationaux émergents et derrière l’ouverture des frontières nationales.
C’est grâce à la formation de tels régimes transnationaux et grâce à la dénationalisation du territoire national que l’État garantit au capital national et étranger un ensemble de droits nettement plus vaste. Ces droits s’ajoutent souvent à ceux garantis d’un point de vue strictement national. De ce point de vue les politiques de dérégulation et de poursuite de la mondialisation économique ne peuvent pas être simplement considérées comme signifiant le déclin de l’État. La dérégulation est le véhicule grâce auquel un nombre croissant d’États poursuivent la mondialisation économique, et garantissent les droits du capital mondialisé, une fonction essentielle par rapport à celui-ci. La dérégulation et les politiques qui lui sont liées sont les éléments d’un nouveau système juridique dépendant du consensus entre les États pour l’avancée dans la mondialisation.
Éléments de définition d’une nouvelle politique
Se concentrer sur l’espace économique des nouvelles industries de l’information permet d’avancer dans l’analyse de la signification de la dérégulation dans la mesure où des composantes importantes de ces industries sont liées à des sites particuliers au sein des économies nationales alors que d’autres sont localisées dans des espaces électroniques qui échappent à toutes les juridictions et frontières conventionnelles. L’observation des principales industries de l’information dans un site subnational tel qu’une ville globale révèle deux conditions diamétralement opposées de la poursuite de la mondialisation en termes de gouvernance, qui ne peuvent être réduites à la dualité conventionnelle entre national et mondialisé. Ces deux conditions contrastées sont: la sélectivité spatiale et la virtualisation de l’espace économique.
La première tient au fait que les capacités de régulation dérivent de la concentration de ressources significatives, incluant du capital fixe, situé en des points stratégiques. L’inertie spatiale de la plupart de ces ressources contraste avec l’hypermobilité des produits informatifs. La capacité de régulation de l’État dans les industries de l’information s’exerce moins facilement sur des produits hypermobiles que sur des infrastructures et d’autres aménagements, depuis le câble en fibre optique desservant les immeubles de bureaux jusqu’à la formation de forces de travail spécialisées, présentes dans les villes globales.
Par ailleurs le fait que ces nouvelles industries opèrent partiellement dans des espaces électroniques soulève la question du contrôle lié à certaines propriétés centrales des nouvelles technologies, notamment le volume des transactions rendu possible par la vitesse et le fait que l’espace électronique n’est pas soumis à des conventions juridiques. Il ne s’agit plus seulement de la capacité de l’État à gouverner ces processus, mais aussi de la capacité d’en faire autant sur le marché privé, en impliquant dans cette régulation les principaux acteurs opérant sur ces marchés électroniques. Les illustrations élémentaires et bien connues de ce problème de contrôle sont les cracks boursiers attribués à la programmation électronique, et les décisions prises à l’échelle mondiale d’investir ou de désinvestir sur une monnaie ou encore le marché émergent qui ressemble à une sorte de débandade mondiale, facilitée par l’intégration globale et l’exécution instantanée à l’échelle mondiale. Mexico et ses suites en sont l’illustration; de même Barings.
Les deux enjeux liés à l’inertie spatiale et à la virtualisation/ vitesse sont tout à fait distincts de ceux qu’on souligne toujours sous la forme de la dualité national/mondialisé. Cette dualité conduit plutôt à des propositions abruptes sur la perte de sens de l’État face aux acteurs de l’économie globale. Cela vient de la tendance dominante dans les analyses de la mondialisation et des industries de l’information à insister plutôt sur les produits de l’industrie que sur le processus de production, sur la capacité de transmission instantanée autour de la terre plutôt que sur l’infrastructure nécessaire à cette capacité, sur l’incapacité de l’État à réguler ces produits plutôt que sur cette capacité quand ils sortent de son champ territorial. Tout cela est tout à fait juste en soi; mais c’est une évaluation partielle des implications de la mondialisation sur la gouvernance.
Il ne s’agit pas seulement de coordination et d’ordre dans un espace économique qui dépasse le simple État, mais d’une variable qualitativement nouvelle: ces technologies produisent des choses que l’appareil institutionnel existant aussi bien privé que public ne peut pas maîtriser parce qu’elles consistent en processus liés à une vitesse tels que les mécanismes existants de management et de contrôle sont obsolètes.
D’un autre côté la prise en considération des localisations, et en particulier de ce type de lieu que j’appelle une ville globale, souligne le fait que beaucoup des ressources nécessaires aux activités d’une économie mondialisée ne sont pas hypermobiles et pourraient en principe faire l’objet d’une régulation effective. Cette régulation ne porterait pas sur le produit des industries de l’information qui sont en effet hypermobiles et circulent dans des espaces électroniques, mais sur l’infrastructure. Le problème est maintenant de comprendre dans quelle mesure les composantes clés des principales industries de l’information ont des localisations précises et inversement, dans quelle mesure des composantes clés de ce qu’on appelle l’économie mondialisée se matérialisent réellement dans des lieux délimités.
Un recentrage de la régulation sur les infrastructures et les complexes productifs dans le contexte de la mondialisation contribue à l’analyse des capacités de régulation des États et diverge de façon significative de modèles centrés sur les produits hypermobiles et les télécommunications mondialisées. Un chaînon essentiel de cette analyse est l’examen de l’importance des localisations et de leur caractère limité dans les processus de l’économie mondialisée.
La ville et le système de production dans l’économie mondialisée
Le système économique mondialisé n’étant pas une donnée, nous devons examiner les voies particulières par lesquelles sont produites les conditions de la mondialisation économique. Les capacités d’opérations mondialisées, de coordination et de contrôle des nouvelles technologies de l’information et des multinationales doivent être produites. En insistant sur la production de ces capacités, nous ajoutons une nouvelle dimension à la question traditionnelle du pouvoir des grandes entreprises et des nouvelles technologies. L’accent se déplace vers la pratique du contrôle mondialisé: le travail de production et de reproduction de l’organisation et de l’animation d’un système mondialisé de production et d’une place financière mondialisée, les deux dans un contexte de concentration économique.
Les services, et tout particulièrement les services financiers et les services de haut niveau auprès des sièges sociaux, doivent être considérés comme des industries produisant les ressources organisationnelles nécessaires à la réalisation et à l’animation des
systèmes économiques mondialisés (Sassen, 1991, chap. 2-5)[[Les services aux entreprises sont des biens intermédiaires, des services achetés par les entreprises. Ils concernent des problèmes financiers, juridiques, de direction générale, d’innovation, de développement, de design, d’administration, de personnel, de technologie productive, de maintenance, de transport, de communications, de distribution commerciale, de publicité, de nettoyage, de sécurité, de stockage. Les principales composantes des services aux entreprises sont un ensemble d’industries qui associent les affaires et le commerce. Ce sont l’assurance, la banque, les services financiers, l’immobilier, les services juridiques, la comptabilité, et les associations professionnelles.. Ces dernières années ont vu apparaître une riche littérature sur les services aux entreprises, y compris les principales industries de l’information telles que la finance internationale et les services aux sièges sociaux (Daniel, 1985; Delaunay et Gadray, 1987; Noyelle et Dutka, 1988; Daniels et Moulaert, 1991). A quelques exceptions près, (Castells, 1989; Sassen, 1991; Drennan, 1989; Mitchelson et Wheeler, 1994; Corrigan et alii, à paraître) cette littérature ne concerne pas les opérations caractéristiques de l’économie mondialisée et ne participe pas à la discussion sur la mondialisation.[[Il y a cependant une littérature en constante augmentation sur l’impact de la mondialisation sur les villes, qui examine la question des services aux entreprises, en particulier Fanstein et al. (1993), Hitz et al. (1995), von Petz et al. (1992), Machimura (1992), Frost et Spence (1992), Rodriguez et Feagin (1991), Knox (1995), Levine (1993), Le Débat, numéro spécial sur Paris (1994)
L’introduction de la recherche sur les services aux entreprises dans l’analyse de l’économie mondialisée aide à explorer comment les catégories de ville et de processus de production sont impliquées dans la mondialisation économique. Ce sont deux catégories facilement survolées dans les analyses de l’hypermobilité du capital et du pouvoir des multinationales. Développer ces catégories ne nie pas le caractère central de l’hypermobilité et du pouvoir. Cela ajoute d’autres dimensions, et ce faisant recoupe le rôle régulateur de l’Etat d’une manière qui diverge d’avec beaucoup de l’économie politique internationale.
Un des principaux objets de mon travail consiste à analyser les villes comme lieux de production pour les industries de services dominantes aujourd’hui, et ainsi de retrouver l’infrastructure d’activités, de firmes, d’emplois nécessaire à la direction de l’économie hautement spécialisée, y compris dans ses composantes mondialisées. On s’intéresse en général davantage aux produits des services spécialisés qu’à leur processus de production. Observer ces derniers permet de saisir quelques unes de leurs caractéristiques locales et d’examiner l’hypothèse d’une nouvelle dynamique urbaine liée aux services hautement spécialisés, du fait qu’ils fonctionnent comme un système de production, un système qui tout en desservant des sièges sociaux a des caractéristiques locales et productives spécifiques. C’est ce complexe de services aux entreprises plus que les sièges sociaux eux-mêmes qui profite généralement d’une localisation urbaine et même en a besoin. Cette dynamique d’agglomération opère à différents niveaux de la hiérarchie urbaine, du mondialisé au régional. Au niveau global quelques villes seulement concentrent l’infrastructure et le complexe de services qui donnent la capacité de contrôle mondialisé.
Ces dernières villes sont devenues les nœuds d’un vaste système de communications et de marchés. Les avancées de l’électronique et des télécommunications ont transformé des villes géographiquement distantes en centres de communication mondialisée et d’influence à longue distance. Mais le contrôle centralisé et la direction d’un ensemble géographiquement dispersé d’usines, de bureaux et de services, ne découle pas nécessairement de l’appartenance à un “système mondial”. Il demande le développement d’un grand nombre de services hautement spécialisés et de fonctions de direction et de contrôle de haut niveau.
Mondialisation et croissance des services
La mondialisation de l’activité économique a accru l’échelle et la complexité des transactions, nourrissant de ce fait la demande pour des fonctions de sièges sociaux de haut niveau et pour des services intégrés de pointe.[[Cf Knox (1995), Von Petz et Schamls (1992), Rosenani et Czempiel (1992), United Nations’ Imports (1992 et 1993). Cette demande de services spécialisés est alimentée également par un autre processus, la part croissante des services dans l’organisation de toutes les entreprises (Sassen, 1991, chap. 5; 1994, chap. 4) depuis les mines et les industries de transformation jusqu’aux services financiers et commerciaux. A cela il faut ajouter la demande croissante par les firmes de services non spécialisés, notamment industriels.
Deux éléments rendent ce processus particulièrement important pour les villes: la part croissante depuis quinze ans des services achetés hors de l’entreprise plutôt que produits à l’intérieur et l’existence d’économies d’agglomération dans la production de services spécialisés. Si les entreprises avaient continué de produire en interne la plupart de leurs services, comme c’était le cas dans les grandes entreprises à intégration verticale, les activités de services auraient quitté les villes en même temps que les entreprises auxquelles elles appartenaient. On peut penser qu’il en serait résulté une beaucoup plus grande dispersion des emplois dans les services spécialisés et que ces emplois auraient été intégrés à la classification des emplois industriels et non à celle des entreprises de services.
La demande croissante de services spécialisés
Plusieurs processus ont alimenté la forte élévation de l’usage des services aux entreprises[[Pour une discussion bibliographique et sur les principales tendances à la constitution d’un secteur indépendant de services aux entreprises voir Sassen, 1991, chap 5., notamment la dispersion territoriale, que ce soit au niveau régional, national ou mondial, des firmes à plusieurs établissements. Celles-ci doivent coordonner les services de planning, d’administration et de distribution internes, de marketing et d’autres activités centrales de siège social. Formellement, le développement de l’entreprise intégrée moderne et de sa participation massive dans les marchés mondiaux et les pays étrangers a rendu le planning, l’administration interne, la fabrication et la recherche de plus en plus importants et complexes. C’est ainsi que Exxon et IBM emploient près de la moitié de leur personnel à l’étranger; Ford et General Motors un tiers; les entreprises allemandes avaient en 1990 19 000 filiales à l’étranger, autant que les entreprises américaines; les dix premières entreprises mondiales réalisent 61 % de leurs ventes à l’étranger, et les 100 premières 50%. La multiplicité des sites, la diversification des lignes de produits, les fusions de sociétés, et la transnationalisation des activités économiques requièrent des services hautement spécialisés depuis la comptabilité internationale jusqu’à la publicité. Des opérations aussi vastes alimentent l’expansion des fonctions de direction, de coordination, de contrôle, de distribution; certaines de ces fonctions sont assurées par les sièges sociaux, d’autres sont achetées ou contractualisées ce qui nourrit la croissance du complexe des services aux entreprises.
Pour toutes les entreprises, qu’elles opèrent mondialement ou régionalement, l’importance croissante des litiges, des assurances, de la publicité, des financements extérieurs, a contribué également à un besoin croissant de services spécialisés. Enfin dans la mesure où de grandes sociétés se sont mises à produire et à vendre des services au consommateur final, un large éventail d’activités, jusque là assurées par des petites entreprises commerciales indépendantes, sont maintenant rattachées aux sièges sociaux centraux des sociétés qui en sont devenues propriétaires. Les chaînes d’hôtels régionales, nationales, mondiales, les boutiques d’alimentation ou de fleurs nécessitent aussi des structures administratives et de services très centralisées. La complexité de ceux-ci à son tour demandera l’intervention de services spécialisés achetés à des entreprises ad hoc, phénomène beaucoup moins vraisemblable dans le petit commerce indépendant.
Une expansion de même type des opérations de contrôle central de haut niveau et de planification a lieu également au niveau des gouvernements, du fait des possibilités offertes par les nouvelles technologies mais aussi du fait de la complexité croissante des tâches administratives et de régulation.
La formation d’un nouveau système de production
Pourquoi les entreprises de services spécialisés ne sont-elles pas plus dispersées, notamment depuis qu’elles sont devenues des utilisatrices intensives et averties dela télématique et pourraient donc se localiser n’importe où? Or les industries de l’information dominantes sont fortement concentrées dans les grandes villes. Par exemple New York réalise 35% du chiffre d’affaires américain en services aux entreprises et de 20 à 25% de l’export qui se monte au total pour les Etats Unis à 40 milliards de dollars par an (Drennan, 1991); or New York représente seulement 3% de la population nationale. De même Londres réalise 40% des exportations de services aux entreprises britanniques et Paris concentre 40% des emplois de services français et plus de 80% des services intégrés de pointe (Cordier, 1991; Le Débat, 1994). Il y a beaucoup d’autres exemples du même phénomène.
D’après les idées courantes sur les industries de l’information cette croissance rapide et cette concentration disproportionnée des services aux entreprises dans les plus grandes villes n’aurait pas dû avoir lieu. Puisque ces services sont liés aux technologies de l’information les plus avancées, ils devraient disposer d’options en matière de localisation qui fassent l’impasse des coûts élevés et de la congestion typique des grandes villes.
Mais le processus de production dans ces services bénéficie de la proximité d’autres services spécialisés. C’est particulièrement le cas dans les secteurs les plus innovants et les plus en flèche de ces industries. La complexité et l’innovation requièrent souvent de multiples inputs hautement spécialisés venant de plusieurs industries. La production d’un instrument financier par exemple, requiert des inputs de la comptabilité, de la publicité, de l’expertise juridique, du consultant économique, des relations publiques, des designers et des imprimeurs. Les caractéristiques particulières de la production de ces services, notamment ceux impliqués dans des opérations innovantes et complexes, expliquent leur forte concentration dans les grandes villes. L’explication banale selon laquelle les professionnels de haut niveau ont besoin de relations en face à face a besoin d’être reprise de plusieurs manières. Les services aux entreprises, à la différence d’autres types de services, ne sont pas nécessairement dépendants de la proximité spatiale avec les consommateurs, c’est à dire les entreprises qu’ils desservent. Au contraire les économies surviennent dans des entreprises aussi spécialisées quand elles se localisent près d’autres qui produisent des inputs essentiels pour elles ou dont la proximité rend possible une production conjointe d’une certaine offre de services. Une entreprise de point peut desservir des clients distants, mais la nature de son service dépend de la proximité d’autres spécialistes, des juristes aux programmeurs. De plus il est bien connu que beaucoup des nouveaux professionnels à revenus élevés sont attirés par les services et les modes de vie offerts par les grands centres urbains. Fréquemment ce qu’on croit être de la communication en face à face est en fait un processus de production qui requiert de nombreux inputs et feed-back simultanés. Au stade actuel du développement technique l’accès immédiat et simultané aux experts pertinents est encore le moyen le plus efficace, spécialement quand il s’agit d’un produit très complexe. La concentration des télécommunications les plus avancées et des accès aux réseaux d’ordinateurs dans les plus grandes villes est un facteur clé de ce que j’appelle le processus de production des industries de l’information.[[L’infrastructure en télécommunications contribue aussi à la concentration des secteurs dominants dans les grandes villes. Les systèmes de communication à longue distance utilisent de plus en plus les communications en fibres optiques. Ces dernières sont supérieures aux fils de cuivre traditionnels du fait de leur grande capacité, de la vitesse élevée de transmission, de la plus grande sécurité, et de la plus grande intensité du signal. Les systèmes en fibres optiques tendent à connecter entre eux les noeuds de communication parce qu’ils sont difficilement raccordables et donc peu désirables pour connecter des sites à multiples liaisons. Les systèmes à fibre optique ont tendance à être installés là où existent déjà des droits de passage: chemins de fer, canalisations d’eau ou autoroutes (Moss 1986). L’usage croissant de la fibre optique a donc tendance à renforcer les principales concentrations de télécommunications existantes et par conséquent les hiérarchies urbaines existantes.
De plus le temps remplace le poids comme force d’agglomération dans ces secteurs. Autrefois le poids des matières premières en acier, ou en produits agricoles brut, contraignait fortement l’industrie à se concentrer là où elles étaient situées. Aujourd’hui l’accélération des transactions économiques et la priorité donnée au temps ont créé de nouvelles forces d’agglomération. Ce n’est évidemment pas le cas pour les opérations de routine. Mais dès que le temps est le nerf de la guerre, comme c’est le cas dans les secteurs industriels de pointe, les bénéfices de l’agglomération sont toujours très élevés au point qu’il ne s’agit pas seulement d’un avantage en termes de coût mais d’un arrangement indispensable. Le caractère central du marché dans beaucoup de branches les plus innovantes et les plus spéculatives de la finance corrobore ce fait. La spéculation et l’innovation dans un contexte de dérégulation et de mondialisation ont profondément modifié les opérations commerciales dans l’industrie et apporté une beaucoup plus grande instabilité. Dans ces conditions l’agglomé-ration apporte des avantages supplémentaires dans la mesure où le marché devient un site clé pour de nouvelles opportunités de profit et que la vitesse le caractérise. (cf. Storper, 1988; Sassen, 1991, chap. 2-4; Mitchelson et Wheeler, 1994)
Cet ensemble de facteurs suggèrent que l’agglomération de services aux entreprises dans les grandes villes constitue actuellement un système de production, intimement connecté au monde des sièges sociaux. On les pense souvent comme formant un même complexe de services, mais à mes yeux il faut distinguer les deux. Bien que les sièges sociaux se trouvent de manière disproportionnée concentrés dans les villes, depuis vingt ans beaucoup en sont partis.
Les sièges sociaux peuvent se localiser en dehors des villes mais ils ont besoin d’un complexe de services aux entreprises quelque part pour acheter ou louer les services spécialisés et financiers dont ils ont besoin. De plus les sièges sociaux des firmes qui ont beaucoup d’activités à l’étranger, ou des activités très innovantes tendent à se situer dans les grandes villes. En bref, les firmes aux activités routinières, et aux marchés surtout régionaux et nationaux, sont de plus en plus libres d’installer leurs sièges sociaux hors des villes. Les firmes aux activités très compétitives ou innovantes ou très orientées vers le marché international semblent tirer profit d’une localisation au centre des plus grands quartiers d’affaires internationaux, malgré son coût élevé.
Les deux types de firmes cependant ont besoin d’un complexe de services intégrés localisé quelque part[[Par exemple, Wheeler (1986) a examiné les liens géographiques entre les principales firmes américaines et les institutions financières et a trouvé que les entreprises n’utilisent pas nécessairement les services disponibles sur place, mais tendent plutôt à travailler avec des entreprises situées plus haut dans la hiérarchie métropolitaine, tendance particulièrement forte pour les grandes entreprises. Schwartz (1992) a constaté que les grandes entreprises situées dans la région métropolitaine de New York continuait de se fournir pour la plupart de leurs besoins de services à Manhattan.. La localisation de ce complexe est sans doute de plus en plus indifférente à la plupart des sièges sociaux, mais pas à tous. En fait ce complexe de services, dans son propre intérêt sera vraisemblablement situé dans une ville plutôt que dans un technopole en banlieue. Ce dernier accueillera sans doute des entreprises de services mais pas un complexe de services. Or seul un tel complexe est capable de traiter les demandes les plus pointues et les plus compliquées.
Dans un autre travail nous examinons empiriquement la situation de plusieurs villes pour explorer plusieurs aspects de cette tendance à la concentration spatiale.[[Certains des problèmes discutés ici peuvent être examinés à travers une catégorie très différente, celle de centralité. Mais les corrélats spatiaux de la centralité aujourd’hui peuvent convenir à une grande diversité de formes, allant du quartier d’affaires central traditionnel, à la trame métropolitaine de noeuds économiques fortement reliés par la télématique. En analysant l’aspect d’un bon nombre de grandes villes, j’ai trouvé une tendance certaine à la centralité, mais avec une nettement plus grande variété de corrélats spatiaux que dans le traditionnel quartier central d’affaires. La télématique et la mondialisation d: l’économie, inextricablement liées, ont contribué à une nouvelle géographie de la centralité et de la marginalité. En simplifiant une analyse faite ailleurs (Sassen, 1994) j’identifie quatre formes de centralité aujourd’hui. D’abord du fait qu’il n’y a plus de relation directe entre la centralité et certaines identités géographiques précises, le quartier d’affaires central reste une forme clé de la centralité, mais il est profondément transformé par les changements économiques et technologiques.
De plus, le centre peut s’étendre aux dimensions d’une aire métropolitaine, sous la forme d’un réseau de noeuds d’activité économique intense. Ce réseau régional de noeuds, représente, à mes yeux, la nouvelle forme de la région. Bien loin de neutraliser la géographie, ce réseau régional a toutes les chances de reposer sur les formes conventionnelles d’infrastructures de communication, en particulier les trains rapides et les autoroutes joignant les aéroports. Paradoxalement peut-être, les infrastructures conventionnelles ont des chances de maximiser les bénéfices économiques dérivés de la télématique. En troisième lieu nous assistons à la formation d’un centre “transterritorial”, constitué grâce à la télématique et aux transactions économiques intenses. Le réseau le plus puissant de ces nouvelles géographies de la centralité au niveau interurbain relie les plus grands centres financiers et économiques internationaux: New York, Londres, Tokyo, Paris, Francfort, Zurich, Amsterdam, Los Angeles, Sydney, Hong Kong, entre autres. Mais cette géographie inclut aussi maintenant des villes comme Sao Paulo et Bombay. L’intensité des transactions entre ces villes, notamment sur les marchés financiers, pour le commerce des services et pour l’investissement, a augmenté fortement, de même que les ordres de grandeur impliqués. Enfin de nouvelles formes de centralité sont en train de se constituer dans les espaces créés électroniquement (Sassen, à paraître). La ville est un lieu stratégique pour les trois premières formes de centralité.
Le cas de Miami permet d’observer comme dans un laboratoire comment un nouveau secteur d’entreprise international s’implante dans un site. Il nous permet de mettre le doigt sur la dynamique de la mondialisation dans la période actuelle, et sur la manière dont elle repose sur la localisation. Miami est apparue comme un site significatif de développement des fonctions d’une ville globale malgré l’absence de tradition dans le domaine de la banque et des affaires comme c’est le cas de villes globales comme New York et Londres.
Le cas de Toronto, ville dont le quartier financier a été construit seulement ces dernières années, permet de voir dans quelle mesure la pression vers la concentration spatiale des entreprises financières repose davantage sur une dynamique économique que sur l’existence d’une infrastructure héritée des époques antérieures comme on pourrait le penser de vieux centres comme Londres et New York[[Dans son étude du quartier financier de Manhattan, Longcore a trouvé que l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications avait un impact important sur l’organisation physique du quartier du fait des besoins d’espaces supplémentaires liés aux “immeubles intelligents” (également Moss, 1991). Un anneau de nouveaux immeubles de bureaux conformes à ces standards a été construit ces dernières années tout autour du vieux coeur de Wall Street, là où les rues et les parcelles étroites rendent la chose difficile. De plus, réhabiliter de vieux immeubles au coeur de Wall Street est très cher, voire impossible. Les nouveaux immeubles de quartier sont occupés surtout par des sièges sociaux et des services financiers. Ces entreprises ont tendance à utiliser la télématique de façon intensive et la disponibilité des formes les plus nouvelles de celle-ci est un facteur essentiel dans les décisions immobilières et de localisation. Ces firmes ont besoin d’une surabondance de systèmes de télécommunications, à large débit, avec souvent leur propre centre de commutation, etc … Avec cela va souvent un besoin de grands espaces. Par exemple les installations techniques nécessaires à une surface commerciale occupent souvent un espace équivalent à celui de la surface commerciale elle-même.. Mais ce cas montre également que certaines industries seulement sont sujettes à la concentration spatiale, la finance en particulier et les industries connexes (Gad, 1991).
Le cas de Sydney illustre l’interaction entre une économie à large échelle, celle d’un continent et les pressions à la concentration spatiale. Au lieu de renforcer la multipolarité du système urbain australien, les événements des années 80 – internationalisation accrue de l’économie australienne, fort accroissement de l’investissement étranger, net déplacement vers l’activité financière, l’immobilier et les services aux entreprises- ont contribué à une plus forte concentration des activités et des acteurs économiques dominant à Sydney. Cela s’est traduit par une perte d’influence dans les mêmes domaines de Melbourne, qui a été longtemps le centre de l’activité commerciale et de la richesse en Australie (Daly et Stimson, 1992).
Enfin, le cas des places financières majeures dans le monde aujourd’hui est d’un intérêt renouvelé, parce qu’on aurait pu s’attendre à ce que le nombre croissant de places financières intégrées maintenant dans les marchés mondiaux réduise l’importance de la concentration de l’activité financière dans les centres les plus importants.[[Plus encore, ce niveau inchangé de concentration se manifeste à un moment où les services financiers sont plus mobiles que jamais: la mondialisation, la dérégulation (ingrédient essentiel de la mondialisation) et la recherche de sécurité ont entraîné cette mobilité, dans le contexte de progrès massifs des télécommunications et de l’électronique. La compétition croissante entre les places pour une hypermobilité des activités financières en résulte. On a d’ailleurs trop insisté sur cette compétition. Comme je le développe par ailleurs (Sassen, 1991, chap. 7) il y a aussi une division fonctionnelle du travail entre les plus grands centres financiers. En ce sens on peut parler de système transnational à localisations multiples. Et ceci en particulier du fait de l’énorme accroissement du volume global des transactions. En fait les niveaux de concentration sont restés inchangés face aux transformations massives de l’industrie financière et de l’infrastructure technologique dont elle dépend.[[Beaucoup de la discussion sur la formation d’un marché unique européen et d’un système financier européen a porté sur la nécessité et même le besoin, pour le rendre compétitif, de centraliser les fonctions financières et le capital dans un nombre limité de villes, plutôt que de maintenir la structure actuelle dans laquelle chaque pays a son centre financier.
Par exemple les prêts bancaires internationaux ont cru de 1 890 milliards de dollars en 1980 à 6 240 milliards de dollars en 1991, soit une multiplication par cinq en à peine dix ans. Londres, New York et Tokyo étaient à l’origine de 42% de ces prêts en 1980 et toujours 41% en 1991 d’après les données de la Banque des établissements internationaux, l’institution mondiale dominante dans le contrôle de l’activité bancaire. Cependant le rapport entre les trois pays n’est plus le même: la part du Japon est passée de 6,2% à 15,1 % tandis que celle du Royaume uni tombait de 26,2% à 16,3%. Celle des Etats Unis est restée constante. Toutes ont évidemment augmenté en valeur absolue. Derrière ces trois grands pays, la Suisse, la France, l’Allemagne et le Luxembourg complètent la part des grands pays prêteurs jusqu’à un total de 64% en 1991 comme en 1981. Une ville, Chicago, domine le marché mondial des effets à termes puisqu’elle concentre 60% de ce type de contrats à l’échelle mondiale.
Cette concentration dans les supercentres est en partie fonction de la concentration dans ces centres des technologies financières les plus avancées. C’est aussi en partie la conséquence de conjonctures macro-économiques diverses, notamment des risques élevés courus sur les nouveaux marchés en même temps que de la facilité avec laquelle l’argent peut être déplacé, comme le montre la véritable fuite des marchés dits émergents après la dévaluation du peso mexicain de décembre 1994 et la crise financière qui s’en est suivie pour les investisseurs étrangers.
La trame mondiale des sites stratégiques
L’intégration mondiale des marchés financiers dépend de la réalisation d’un ensemble de relations entre les centres financiers impliqués, en même temps qu’elle y contribue.[[Il y a une littérature très spécialisée et en croissance rapide sur les différents types de liens économiques transfrontaliers entre les villes (Castells, 1989; Noyelle et Dutka, 1988; Daniels, 1991; Leyshon, Daniels et Thrift, 1987; Sassen, 1991) Le premier exemple de telles relations est donné par les réseaux multinationaux de filiales et de fournisseurs typiques des grandes firmes industrielles et de services. Les firmes de services intégrés ont créé de vastes réseaux multinationaux avec des relations géographiques et institutionnelles spéciales qui rendent possible aux clients de la firme – des entreprises transnationales et des banques- d’utiliser une large variété d’offres de services du même fournisseur (Marshall et al. 1986; Noyelle et Dutka, 1988; Daniela, 1991; Fainstein, 1994, chap. 2; Leyshon et al., 1987).[[Il y a de nombreux indices que le développement des entreprises de services intégrés multinationales est lié aux besoins des firmes transnationales. Une entreprise publicitaire multinationale peut offrir une publicité à l’échelle mondiale pour un segment spécifique de consommateurs potentiels dans le monde entier. De plus l’intégration mondiale des filiales et des marchés demande d’utiliser des technologies d’information et de télécommunication qui permettent de partager significativement les coûts, non seulement opérationnels mais de recherche et de développement pour de nouveaux produits ou des améliorations des produits existants. Le besoin d’économies d’échelles sur tous ces fronts explique l’accroissement récent des fusions et des acquisitions, qui a consolidé la position de quelques très grandes firmes dans beaucoup de ces branches, et a renforcé les liens transfrontaliers entre les sites clés, ce qui a concentré les besoins en télécommunications. Ces nouvelles firmes peuvent contrôler une part significative des marchés nationaux et internationaux. L’augmentation rapide des investissements étrangers directs dans les services est fortement lié à la tendance croissante des premières firmes de services à opérer transnationalement. La sous-traitance par les plus grandes firmes et la multiplicité des marchés spécialisés a entraîné également le développement de petites firmes indépendantes dans les grands centres d’affaires. (Commission des communautés européennes, 1992; Sassen, 1991; Stanback et Noyelle, 1982; Lash et Urry, 1987; Noyelle et Dutka, 1988; Thrift, 1987; Leyshon, Daniels et Thrift, 1987) Ces offres viennent également d’un nombre croissant de villes. Ces villes, en plus de leurs fonctions centrales au niveau mondial (Hall, 1966; Friedmann et Wolff, 1982, Sassen, 1982) sont systématiquement reliées entre elles de manières différentes (Sassen, 1991, chap. 1 et 7). Par exemple les interactions entre New York, Tokyo et Londres, en matière de finance et d’investissement consistent partiellement en une série de processus qui peuvent être pensés en termes de chaîne de production financière. C’est ainsi qu’au milieu des années 80 Tokyo était le principal exportateur d’une matière première appelée argent alors que New York en était le centre de transformation mondial. C’était à New York que beaucoup des nouveaux instruments financiers étaient inventés et que l’argent sous forme brute ou sous forme de dette était transformé en instruments destinés à maximiser le retour sur investissement. Londres par ailleurs jouait la fonction d’entrepôt principal, qui avait le réseau pour centraliser et concentrer de petits montants de capitaux disponibles sur un grand nombre de plus petits marchés financiers dans le monde, ce qui était déjà pour partie la fonction de son vieux réseau pour l’administration de l’empire britannique. Cet exemple est juste là pour suggérer que ces villes ne sont pas en compétition entre elles pour faire chacune le même type de travail. Elles appartiennent à un système économique qui repose à mon avis sur trois types de localisations distinctes. Il n’y a pas une seule ville-monde, comme c’était autrefois le cas des capitales impériales, une seule ville globale au sommet du système. Une ville globale est fonction d’une trame mondiale de transactions, le site de processus qui sont mondialisés parce qu’ils ont de multiples localisations dans de multiples pays.
Si les services financiers et juridiques de pointe sont de fait impliqués dans de tels systèmes transnationaux, cela peut être un facteur significatif pour examiner les possibilités d’une régulation. La recherche du profit dans ces industries ne dépend pas seulement de la dérégulation et de la mondialisation, mais aussi d’une trame complexe et dense de relations et de sites. L’hypermobilité de ces industries et les difficultés de régulation qui s’ensuivent ne sont qu’une partie de la question, même si c’est la plus étudiée et débattue; la trame mondiale de relations et de sites sur laquelle repose cette hypermobilité et à travers laquelle elle circule est potentiellement une autre dimension de la question, qui requiert plus de recherche pour être connue.
Réguler la trame mondiale des villes
Inclure les villes dans l’analyse de la mondialisation économique et de la domination des industries de l’information ajoute trois dimensions importantes. D’abord cela décompose l’Etat-nation en différentes composantes qui peuvent aider à comprendre l’activité économique internationale et les capacités de régulation. Deuxièmement cela déplace l’intérêt du pouvoir des grandes entreprises sur les gouvernements et les économies vers l’ensemble des activités et des arrangements organisationnels nécessaires pour réaliser et maintenir un réseau mondial d’usines, de services et de marchés; tous ces processus ne sont qu’en partie recouverts par les activités des firmes transnationales et des banques. Enfin cela contribue à attirer l’attention sur la question du lieu et sur les concentrations stratégiques d’infrastructure et de capacités productives nécessaires à l’activité économique mondialisée. Les processus de mondialisation économique sont alors reconstitués en tant que complexes productifs concrets, situés dans des lieux spécifiques accueillant une multiplicité d’activités.
Centrer l’attention sur les villes conduit à une géographie mondiale des lieux stratégiques en même temps qu’à des microgéographies et des analyses politiques de chacun de ces lieux.
La transformation de la composition de l’économie mondiale, en particulier la montée des services financiers et d’innovation en tant qu’industries dominantes, contribue à un nouvel ordre économique international, dominé par les centres financiers, les marchés
mondiaux, et les firmes transnationales[[Beaucoup de ces changements exigent, évidemment, une action gouvernementale explicite. L’étude de Pastor Congress and the Politics of U.S. Foreign Economic Policy, 1929-1976 sur le difficile cheminement législatif qui a conduit les Etats Unis à s’ouvrir aux investissements étrangers est une bonne analyse de cas sur ce point.. Il s’ensuit une croissance significative de nouvelles catégories politiques telles que sub- et supra- national. Les villes qui fonctionnent comme centres financiers et de commerce international sont les lieux de transactions directes avec les marchés mondiaux.
Ces villes ainsi que les marchés et les firmes orientés à l’international qu’elles accueillent interviennent comme intermédiaires entre les nations-états et l’économie mondiale et dans les relations entre états-nations. Les processus économiques transnationaux interagissent nécessairement avec les systèmes de direction des économies nationales. De plus, les conditions matérielles nécessaires à beaucoup de processus économiques mondialisés – depuis l’infrastructure télématique jusqu’aux complexe de production de services aux entreprises – ont besoin d’être intégrées dans l’examen des questions de gouvernance et de responsabilité dans l’économie mondialisée. Elles signalent la possibilité de nouvelles formes de régulations et de nouvelles conditions d’évaluation.
En somme, une analyse centrée sur la ville et la production reconsidère la mondialisation; celle-ci est reconstituée conceptuellement en termes de géographie transnationale d’une centralité faite de relations multiples et de concentrations stratégiques d’infrastructure matérielle. La mondialisation peut être vue alors comme reposant sur ces relations et cette infrastructure matérielle et dépendant d’elles. Dans une très large mesure, les processus de mondialisation sont faits de cette trame de sites et de relations.
L’existence d’une telle trame transnationale de lieux et de relations qui constitue l’infrastructure de la mondialisation de la finance et d’autres services spécialisés définit des possibilités de régulation. Précisément du fait de son caractère stratégique et de la densité des ressources et des relations qu’elle rassemble, cette nouvelle géographie de la centralité peut devenir l’espace d’une activité régulatrice concentrée. Mais le type de cadres de régulation et d’opérations qu’elle entraînerait a besoin d’être découvert et inventé, de même que le sens des mots responsabilité et démocratisation de la nouvelle économie mondialisée de l’information.
Traduit de l’anglais par Anne Querrien.