Entretien avec Yann Moulier BoutangDeux jeunes chercheurs en Science Politique répondent aux questions de Yann Moulier-Boutang sur les motivations qui les ont amenés à s’intéresser au revenu garanti et sur les principales conclusions de leurs travaux. Leur motivation essentiellement politique est la traduction de l’intérêt qu’ils portent aux nouveaux mouvements sociaux. L’idée d’un revenu garanti est complexe, protéiforme, hétérogène notamment par ce qu’elle emprunte au libéralisme politique et à l’idée d’une autonomie personnelle.
Yann Moulier Boutang : Vous analysez, tous les deux, l’émergence dans l’espace politique de revendications autour du revenu garanti ainsi que la multiplication des mobilisations. Pourquoi vous êtes-vous tourné vers ce thème ? Quelle a été la genèse subjective de cet intérêt ?
Laurent Geffroy : Mon intérêt originel pour le sujet est d’ordre politique. En participant à Toulouse au mouvement social de l’hiver 1995, j’ai cherché, avec d’autres, à défendre l’idée d’un revenu social étudiant. L’enjeu était considérable, notamment pour des étudiants modestes privés de logement en cité U ou de bourses. Ceux-ci, parfois en rupture avec leurs parents, ne bénéficiaient d’aucune aide, en raison, paradoxalement, du niveau de ressources trop élevé de leurs parents. Pour éviter ces effets néfastes et garantir les conditions de l’autonomie financière, il s’agissait de défendre un revenu étudiant universel et inconditionnel. Mais pourquoi réserver cette allocation aux seuls étudiants ? Avec quelques syndicalistes étudiants nous avons envisagé la possibilité d’étendre la prestation aux personnes actives. Le débat sur la fin du travail, la publication notamment du livre d’André Gorz Misères du présent. Richesses du possible, en 1997, nous a considérablement aidé à déconstruire la sainte articulation entre le revenu et le travail. Mais à l’époque l’essentiel était ailleurs : mon mémoire de science-po était consacré à la genèse sociale de la loi Chevènement sur les étrangers et mon engagement était accaparé par l’organisation de manifestations contre l’extrême-droite et le négationnisme. Ce n’est qu’arrivé à Paris en 1998 que je me penche sérieusement sur la question du revenu garanti. En 1999, j’organise avec d’autres un colloque à la Sorbonne et prépare l’année suivante un DEA sur les projets d’allocation universelle et d’impôt négatif. Inscrit en thèse de science politique depuis maintenant un an et demi, j’ai quelque peu pris des distances par rapport à mon engagement premier en faveur du revenu garanti. J’abandonne, au moins provisoirement, une réflexion normative et prospective, et me consacre, quasi exclusivement, à l’histoire des projets et des politiques de revenu garanti en France. Je m’intéresse plus particulièrement à la circulation de l’idée, aux formes de mobilisation et aux retraductions opérées au sein de la haute fonction publique, des réseaux intellectuels, des associations de chômeurs, des partis politiques, des travailleurs sociaux, etc. La retenue que m’impose ma position d’observateur ne m’interdit pas de faire ressortir des enjeux qui peuvent paraître, à certains, politiques, et dont j’aurais peut-être l’occasion de parler.
Daniel Mouchard : J’ai été pour ma part amené à travailler sur les questions relatives au revenu garanti dans le cadre plus large d’une thèse de science politique, qui portait sur la mobilisation pour l’accès à la représentation de groupes dits ” exclus ” : chômeurs, sans-papiers, mal logés. Mes recherches pour cette thèse ont porté plus spécifiquement sur les organisations de chômeurs, et notamment sur AC ! : de ce fait, j’ai rapidement rencontré la question du revenu garanti. Si cette question n’a constitué qu’un point abordé dans la thèse, parmi d’autres, elle m’a cependant semblé constituer une des originalités majeures de l’objet sur lequel je travaillais, et un de ceux qui restent le plus à creuser. En ce qui concerne les motivations à étudier cet objet, le retour réflexif est toujours difficile à opérer. Je crois que le choix de travailler sur certaines mobilisations de la décennie 1990 partait notamment, outre l’observation de l’actualité, d’un intérêt pour la période de l’après-68 et pour le devenir de ce qui avait pu se jouer à ce moment-là. Or, de plusieurs façons, les mouvements des années 1990 entretiennent des liens avec cette période antérieure, tout en renouvelant profondément certaines données du conflit. Dans ce cadre, l’enjeu du revenu garanti occupe une position centrale. Vu ce rapport à l’objet, la posture adoptée ne pouvait bien entendu être totalement neutre : cependant, je pense que l’objectif de ce travail résultait plutôt du projet d’exposer clairement et sans simplification les visées normatives des acteurs sociaux, que de prendre explicitement une position normative.
Yann Moulier Boutang : Le versement d’un revenu universel déconnecté d’une contrepartie (volet insertion du RMI, activation des dépenses sociales, workfare répressif) soulève des résistances très fortes à gauche. Le péché, impardonnable, de flirt avec le néo-libéralisme n’est jamais loin. En tant que jeunes chercheurs quel est votre avis là-dessus ?
Daniel Mouchard : Je répondrai à cette question du point de vue de ma perspective de recherche. Telle que j’ai pu l’analyser dans le cadre de la thèse, l'”idée” du revenu garanti est complexe, protéiforme, et peut résulter de traditions intellectuelles et politique très différentes. On peut évidemment en distinguer des “versions” très différentes : impôt négatif, allocation universelle, salaire social, etc. Mais je pense que l’intérêt propre d’un travail sur le principe de cette revendication, maintenant largement diffusée, consiste à “prendre au sérieux” ce caractère intrinsèquement hétérogène. Autrement dit, il s’agit de voir en quoi l’émergence de cette revendication, dans un contexte de conflit, peut participer d’une configuration idéologique particulière. De ce point de vue, les débats autour de la revendication de libre circulation s’inscrivent dans la même perspective.
Peut-être une façon de s’inscrire dans cette discussion est-elle de proposer une analyse plus différenciée de ce qu’on met derrière le terme “libéralisme” qui est, lui aussi, un concept mouvant. Au-delà des formes contemporaines du “néo-libéralisme” économique, il apparaît assez évident que les mouvements que j’ai étudiés empruntent à certains égards, dans les discours et les pratiques, au répertoire du libéralisme politique : c’est notamment le cas à propos de l’insistance sur l’autonomie des personnes vis-à-vis de la clôture étatique, “sociale” ou “nationale”, et de la référence récurrente aux droits fondamentaux et à la désobéissance civile. Le “libéralisme” n’est donc pas forcément posé comme un Autre absolu, mais comme un terrain de lutte et d’appropriation de certaines armes.
Laurent Geffroy : Le revenu garanti est associé par ses opposants, depuis son émergence, à un projet libéral. Cette homologie relève-t-elle d’une simple volonté de dévaloriser une proposition à des fins polémiques ou nous renseigne-t-elle sur la nature intrinsèque du revenu garanti ? La réponse n’est pas simple. Sans doute de nombreux opposants au projet, d’André Gorz dans les années quatre-vingt aux économistes d’ATTAC, plus récemment ont opéré un formidable amalgame entre les travaux du néo-libéral Milton Friedman et les propositions de revenu garanti. Ils omettaient et omettent encore de préciser que de nombreuses versions empruntent leur philosophie non pas à Friedman, dont l’objectif initial était d’amortir les fluctuations de l’impôt, mais à James Tobin, qui défendit pendant une dizaine d’années, et avec un certain succès, un système d’impôt négatif puis d’allocation universelle dans un pays qui ne dispose d’aucune aide unifiée à l’échelle fédérale, les États-Unis. La dimension “libérale” n’est néanmoins pas complètement étrangère aux promoteurs d’un revenu garanti, si celle-ci ne se réduit pas à son acception économique. L’aspiration à l’autonomie, le refus d’une intégration univoque dans des sphères jugées aliénantes, le marché ou l’État, la critique du contrôle social exercé par les bureaucraties sont à l’origine du mouvement en faveur du droit au revenu, cela a été très bien dit plus haut. Ce revenu doit garantir des libertés “négatives”, c’est-à-dire des capacités de faire, de créer, de tisser des liens, en dehors des tutelles traditionnelles, il doit desserrer les contraintes exercées par l’aide sociale, stigmatisante, et le salariat, tenu pour appauvrissant. J’apporterai toutefois un complément. L’impératif d’autonomie ne représente pas toujours l’objectif prioritaire imparti au revenu garanti, bien au contraire. Il ne faut pas oublier que l’idée d’allocation universelle a longtemps été liée à un courant utopiste, égalitariste et planiste qui, jusque dans les années 1970, a fait bien peu de cas de l’exigence de liberté. Je pense aux utopies dualistes, aux abondancistes, au mouvement fédéraliste, chantres de la cohésion sociale et de la planification au bénéfice de la communauté. À cet égard, les projets de revenu de citoyenneté, qui mettent en avant la nécessité d’encourager des activités socialement utiles, représentent un succédané intéressant des utopies planistes trop impératives.
Yann Moulier Boutang : Dans l’émergence de la thématique du revenu garanti au sein du mouvement des chômeurs, quels grands moments distinguez vous ? Vous reprenez des constats faits largement au sein d’AC ! de l’APEIS, etc. : la mobilisation pour une allocation universelle et un revenu garanti au détriment de l’emploi est montée à partir de l’instauration d’une dégressivité sauvage des allocations de chômage en 1996. Comment analysez-vous la suite, le débat sur l’impôt négatif ?
Daniel Mouchard : On peut effectivement distinguer différentes périodes dans l’émergence contemporaine de la thématique, des années 1970 aux années 1990. De la formulation de la revendication dans les milieux de l’autonomie, durant la décennie 1970, à la fin des années 1980, on peut constater la permanence d’une mobilisation et d’un investissement militant autour de cette question, notamment par l’action de certaines organisations (CASH par exemple). Mais la diffusion de l’idée reste relativement limitée durant cette période, et se cristallise plutôt autour de pratiques localisées. Le tournant de la décennie 1980-1990 constitue à cet égard une régression de la mobilisation : l’instauration du RMI est à l’évidence un facteur explicatif, même s’il faut voir que cette période se caractérise par un faible niveau global de conflictualité. La renégociation de la convention UNEDIC, en 1992, est certainement un tournant : l’instauration de l’AUD, la dégradation des conditions de vie des chômeurs qu’induit la convention, ont sans aucun doute été des facteurs favorables pour l’action collective, ce que reconnaissent d’ailleurs les initiateurs des mouvements de chômeurs. Cela dit, il faut se méfier d’une vision naïve de la mobilisation, qui ferait un lien direct entre facteurs “objectifs” et entrée dans l’action. Sans pouvoir détailler, on peut souligner que la montée en puissance de l’idée de revenu garanti au sein des organisations de chômeurs, et notamment d’AC !, résulte certes de l’expression d’exigences consécutives à la dégradation des conditions de vie, mais ne peut pas se comprendre sans un important travail de généralisation et de politisation de ces demandes, réalisé par une partie des militants (notamment par Cargo au sein d’AC !). Cette politisation est observable de manière exemplaire durant le mouvement de l’hiver 1997-1998, avec le passage de la prime de Noël à une visée revendicative plus large. Donc, si la montée en puissance de la revendication correspond bien aux déplacements de l’Etat social, il faut aussi prendre en compte les formes de médiation militante qui permettent sa formulation publique. De ce point de vue, l’instauration du RMI, si elle a pu constituer un facteur de démobilisation à court terme, a peut-être ouvert, à plus long terme, des espaces d’opportunité pour des revendications renouvelées.
Yann Moulier Boutang : Prenons la genèse sociale de la prime pour l’emploi. Au moment où cette mesure a été mise sur les rails, il y avait plusieurs lignes qui se prétendaient alternatives (hausses du SMIC, hausses des minima sociaux, réforme, proposée par Godino, du RMI en Allocation Compensatrice de Revenu, impôt négatif, et enfin prime à l’emploi pour les ménages comportant un actif et ayant des bas salaires). Dans ce débat où vous rangez-vous ? Comment interprétez-vous l’affrontement et son issue en France ?
Laurent Geffroy : Il faut revenir sur les options en présence et sur leurs défenseurs respectifs. Le gouvernement s’est solennellement engagé en 1998 à répondre au mouvement des chômeurs en étudiant de près la question des minima sociaux et leur revalorisation. Deux ans après, il renouvelle son souhait, mais plus discrètement, en évoquant l’idée d’une augmentation substantielle des revenus des plus démunis afin de ne pas léser cette catégorie qui n’est pas ou peu concernée par la baisse de la fiscalité décidée par les socialistes. La gauche de la majorité plurielle (gauche du PS, Verts, PCF) réclame, elle, une revalorisation du salaire minimum, de nombreux intellectuels marquent leur préférence pour une formule universelle, tandis que des économistes rocardiens réussissent à “vendre” au gouvernement un projet d’impôt négatif, l’ACR, qui se substituerait au RMI en le rendant inconditionnel et dégressif. Mais celui-ci opte finalement, après avoir subi une censure du conseil constitutionnel, pour un crédit d’impôt, c’est-à-dire une subvention aux bas salaires qui exclut les ménages percevant des revenus inférieurs au salaire minimum. Plusieurs enseignements peuvent être tirés. Les associations de chômeurs ne semblent pas avoir réussi, et certaines ne l’ont pas cherché, à peser significativement dans ce débat. Elles parviennent à bousculer l’agenda gouvernemental, mais sont incapables de l’orienter. Elles contraignent le Premier ministre à intervenir, mais n’ont pas prise sur la formulation du problème. Ce n’est pas tant l’idée d’une augmentation des minima sociaux, mais celle de la rationalisation des prestations qui l’emporte. Le projet est ardemment défendu par des économistes issus de l’ENSAE et/ou de Polytechnique disséminés dans l’appareil administratif (Bercy, INSEE) et dans l’appareil expert (du type CAE, Conseil d’Analyse Économique), qui saisissent l’opportunité du débat pour convaincre le gouvernement du bien fondé d’un projet vieux de trente ans, l’impôt négatif. Et, last but not least, le Premier ministre ne retient pas cette dernière solution, politiquement trop risquée, mais se résout à mettre en place un crédit d’impôt réservé aux bas salaires. La mesure subit, outre les foudres de l’extrême gauche et des syndicats, les critiques du très sérieux CERC dirigé par Jacques Delors. La proposition de l’ACR semble plus pertinente au regard de la lutte contre la pauvreté, en dépit toutefois de son faible niveau et de la focalisation sur l’incitation au travail qui en réduisent la portée.
Yann Moulier Boutang : Un article de Philippe Van Parijs lançait dès 1984 l’idée que l’allocation universelle pourrait servir de base à une politique sociale dans l’Union Européenne. Dix-huit ans plus tard, a-t-on avancé ? Comment voyez-vous l’émergence de ces thématiques dans les autres pays de l’Union ? Pouvez-vous faire le point sur les disparités, divergences ou convergences des systèmes d’État social au niveau européen ?
Laurent Geffroy : Les divergences des politiques nationales s’amenuisent depuis les années 1980 avec la mise en place de minima. Il faut préciser, au préalable, qu’en France les disparités ont été quelque peu amplifiées par la croyance en l’existence de modèles irréconciliables, béveridgiens (fondés sur l’aide sociale) et bismarkiens (fondés sur les assurances sociales). Les travaux, parmi beaucoup d’autres, de Gosta Esping-Endersen ont contribué à décloisonner ces traditions mythiques et ont accrédité l’idée de convergences possibles dans le cadre d’États post-industriels. Mais c’est la mise en place de dispositifs communs à de nombreux pays, au moins en matière d’aide sociale, qui aplanissent les divergences et confortent, dans une certaine mesure seulement, la perspective de l’allocation universelle. Détaillons.
Dans les années 1980 plusieurs pays de l’actuelle Union européenne ont mis en place, à l’échelle régionale (Italie, Espagne) ou nationale (France, Luxembourg) des revenus minimum. Ceux-ci, à l’instar du RMI ou du revenu minimum de la région basque espagnole, sont réservées de droit aux populations les plus précaires, mais conditionnés par des démarches d’insertion qui peuvent toutefois prendre de nombreuses formes. On peut considérer cette mise en place comme un premier pas vers l’allocation universelle, dans la mesure où les ressources minimales pour vivre ne sont plus garanties simplement à des catégories spécifiques de la population (handicapés, mère de famille seule, etc.) mais à chaque résident. A la fin de la décennie suivante se dessine une nouvelle tendance avec l’instauration du crédit d’impôt ou de l’impôt négatif dans quelques pays européens. Nous parlions plus haut de la France, mais nous pouvons évoquer les pays scandinaves ou l’Allemagne social-démocrate intéressée par la subvention aux bas salaires. Ces projets constituent un second pas vers l’allocation universelle, car ils n’imposent aucune contrepartie aux bénéficiaires de ces prestations et assurent un minimum par le biais fiscal. La comparaison esquissée ici doit toutefois être nuancée : ni le revenu minimum, qui cherche à mettre un terme aux situations les plus flagrantes de pauvreté, ni l’impôt négatif, qui vise à encourager les bénéficiaires de l’aide sociale à occuper ou rechercher un travail souvent mal rémunéré, ne partagent complètement les ambitions portées par le promoteurs de l’allocation universelle sur lesquelles nous sommes revenus. Seul le gouvernement des Pays-Bas s’est vraiment intéressé au projet et à ses implications en commandant plusieurs expertises dès les années 1980. En France, la commission Belorgey, en 1999, esquisse une réflexion intéressante en recommandant de garantir différents types de socles monétaires pour parer aux transformations du travail. Mais au final, l’allocation universelle est rejetée sans bénéficier d’un examen suffisamment rigoureux. Une réflexion riche manque surtout à l’échelle communautaire. Les projets pourtant ne manquent pas et on peut retenir deux principes : une harmonisation des procédures et des conditions d’accès au revenu, les montants variant suivant les États, et la fixation d’un socle monétaire inconditionnel, universel et uniforme à l’échelle de l’Union.