L’Europe doit encore réaliser sa décolonisation interne. Le projet de Constitution européenne a raté une occasion historique d’abolir la logique d’apartheid qui taraudera les pays européens dans les décennies à venir, en multipliant les discriminations, humiliations, oppressions, injustices et camps. En réalité, moins l’Europe sera fédéraliste, plus sa politique migratoire versera dans l’absurdité répressive. L’Europe actuelle des activistes nous amènera tôt ou tard à considérer les migrants comme la partie du peuple manquant dans le conseil des nations européennes.

Eugene Genovese expliquait dans ce qui est sans doute son plus grand livre, Roll, Jordan, Roll, qu’au cœur de la pire des législations esclavagistes des États sudistes, il y avait l’inéliminable présence des Noirs que le planteur blanc niait par tous les pores de sa peau. Les chasses de l’esclave marron avec des molosses, les jarrets coupés pour les fugitifs récidivistes, les lynchages pour ceux qui avaient transgressé l’interdit des relations sexuelles avec des partenaires blancs, les humiliations incessantes, les discriminations dans les lieux publics inscrivaient partout l’omniprésence des sans-droits et du sang noir. William Faulkner pour l’homme blanc, avec Quentin Compson de son Absalon, Absalon, Toni Morrison du côté des femmes noires avec la mère dans The Beloved, ont décrit ce fer rouge qui marque le Sud profond. Nous savons qu’il vient de loin : que la société confédérée de la Louisiane ou de l’Alabama, comme celle de l’Est de Cuba, durent beaucoup à l’arrivée des 12 000 planteurs blancs balayés par l’insurrection de Saint-Domingue les 22 et 23 août 1791. L’Europe est en train de se forger des fers analogues. Si elle semble avoir à peu près terminé sa décolonisation externe (à l’exception de la Russie), il lui reste à faire le plus dur : sa décolonisation interne. Nos « républicains » si sourcilleux des empiètements insupportables, selon eux, que toute loi de discrimination positive ferait peser à l’Université, dans l’école, devraient méditer cet exemple.

L’occasion ratée d’un abolitionnisme européen
On aurait pu espérer que le traité de Constitution européenne se saisisse, à un niveau politique global, de la question de la vingtaine de millions d’immigrés ou descendants de migrants encore non citoyens que compte les 456 millions de l’Union élargie([[Pour être précis : les pays membres de l’Union Européenne recensaient (SOPEMI de l’OCDE) 13,737 millions en l’an 2000. Encore les chiffres de la France et de la Hongrie dataient-ils de l’année 1999. Depuis, ces chiffres sont en hausse et si l’on inclut les migrants en situation irrégulière qui apparaissent à chaque régularisation, nous sommes plus près, fin 2004, de 17 à 20 millions que de 13 millions. ). L’occasion eût été belle d’achever de briser le résidu bourbonien qui lie la citoyenneté et la nationalité en attribuant une citoyenneté européenne fédérale aux résidents de plus de 5 ans dans l’Union, même lorsqu’ils ne sont pas citoyens d’un État membre. Hélas, l’article du TCE consacré à la citoyenneté reprend sèchement le Traité de Maastricht : seuls sont citoyens européens les citoyens de l’un des États membres.
Pourtant, on lit dans l’article II-21, Non discrimination : « est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques et sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou tout autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle » et, la ligne suivante, « dans le domaine d’application de la Constitution et sans préjudice de ses dispositions particulières, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite. »
On aurait pu espérer que les conventionnels prendraient conscience du gouffre qui sépare cet article de la législation infamante qui touche l’étranger, et l’étranger au travail, dans tous les pays sans exception de l’Union. Que la poutre européenne de la limitation systématique des libertés des migrants qui sont ici et maintenant sur le sol d’Europa (les diverses formes de droits du sang, les entraves à vivre avec sa famille, les humiliants parcours de naturalisation, tous les artifices de confinement grâce aux papiers – ou à leur absence – dans les métiers les plus dangereux, les plus mal payés) leur sauterait aux yeux au moment où certains, complaisamment, vantent la France et l’Europe comme « patrie ou continent des droits de l’homme ». Europa est en ce sens digne héritière de l’Athènes du IVème siècle. Aussi indifférente que cette dernière aux barbares et aux esclaves qui sont ses soutiers.
Sur le limes mouvant de l’Empire européen émergeant, tous les États ont laissé la main libre à Bruxelles, ravis de faire valoir sur le dos de l’immigré leur souveraineté. Comment appeler autrement l’alignement des États membres depuis l’entrée de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal en 1986, sur la législation à base de permis de travail et de résidence limités dans le temps, sur le lien exclusif de l’ouverture aux migrations avec l’état supposé du marché du travail, sur un primat à la fermeture largement démenti dans les faits, ce qu’expriment les contorsions récurrentes des régularisations massives ? Quel autre nom pour cette réduction du droit d’asile aux impératifs de contrôle du marché du travail (avec quels brillants résultats) ? Comment ne pas être stupéfait par les projets ouvertement exprimés depuis deux ans par l’acclimatation systématique des différents types de camps (de ceux du regroupement des réfugiés entrants aux camps de détention avant rapatriement, en passant par des camps pour les « victimes » de la traite des femmes). Un degré supplémentaire a été franchi dans l’externalisation des camps à l’extérieur de l’Union en Albanie, au Maghreb, en Libye.
Plutôt que de pleurer sur la « méchanceté du pouvoir », ou sur cette vilaine tache sur le drapeau azuré et étoilé, fustigeons notre propre incapacité à avoir saisi la Convention européenne, qui prépara le projet de Traité de Constitution, de l’exigence impérieuse pour la démocratie européenne d’un accès inconditionnel à l’égalité des droits civiques, politiques, sociaux, une fois que les migrants sont admis à l’entrée et/ou qu’ils sont là pour s’installer, donc habiter et vivre, avant que de travailler, même si nous savons que le travail demeure largement la loi sous le capitalisme, fût-il cognitif.
Regrettons aussi les limites des stratégies de défense de la libre circulation pour tous à l’entrée, qui ne mettent pas l’accent sur la lutte contre la discrimination institutionnelle interne sur le marché du travail, dans les cités, c’est-à-dire contre leur vecteur fondamental : l’existence de permis de travail et de séjour néo-esclavagistes. À partir de 1960, soit 40 ans après l’invention et la systématisation des bantoustans et du pass (passeport intérieur) qui structurait l’apartheid, les femmes lancèrent une campagne de boycott et brûlèrent solennellement en public leurs papiers de circulation. Cet acte fut le point de départ de l’insurrection qui mit 26 ans à avoir la peau d’un régime de discrimination. La culture du hrigue([[Il est donc inutile de chercher à opposer une culture de la lutte à la culture du hrigue, définie comme une obsession de la réussite sociale et de l’émigration, comme le fait Mohamed Nadif in Le Goût amer de nos fruits et légumes, Forum Civique Européen et revue « Informations et Commentaires, le développement en question », mai 2002. Ce que firent les femmes sud-africaines, c’est reporter cette transgression sur le véritable mur de leur liberté, car le hrigue qui pousse aussi les jeunes marocains à devenir clandestins, à s’adonner à n’importe quel type d’activité, est le même mouvement qui les pousse aussi à brûler leurs papiers « nationaux » collectivement. ) au Maroc, de cette façon de « couper les ponts derrière soi », « partir ou mourir » ne se comprend que dans cette lutte à venir où des immigrés dotés de papiers attaqueront ces cloisonnements internes de l’Union, leur véritable ennemi, bien plus que les tempêtes ou les mafieux du détroit de Gibraltar et de Tarifa.
L’Europe actuelle des activistes se bat pour l’égalité des droits ici et maintenant. Une œuvre de salubrité publique qui combat les camps d’internement européens présents et futurs. Car ceux-ci comportent des menaces pour les libertés publiques au moins aussi graves et probablement encore plus hypocrites que Guantanamo. Le gouvernement américain fait reposer sa suspension dérogatoire, et assumée insolemment comme telle, du droit international et interne américain sur l’exigence « supérieure de sécurité nationale » depuis le 11 septembre. L’Europe, elle, fait reposer son marché du travail sur la suspension quotidienne, permanente depuis 1920 ou 1945 selon les États membres. Tous les néolibéraux qui répètent mécaniquement que le marché du travail européen n’est pas assez « flexible » (G.S. Becker, le Medef, et récemment, le Rapport Camdessus) devraient plutôt, comme les libéraux qu’ils invoquent (par exemple J.S. Mill), se joindre à un mouvement abolitionniste. Mais nous savons que ce n’est pas entre leurs mains que repose le flambeau de la liberté, sans lequel le marché vire au cauchemar et à un système étagé de camps (les nouvelles « cascades de mépris » de ce nouvel « ancien régime »).

Les trois murailles
Trois éléments se conjuguent pour produire ce fameux système des camps (des plus « humanitaires » censés protéger les femmes prostituées par des réseaux mafieux, aux plus ignobles pour parquer dès les aéroports les entrants en attendant leur « rapatriement ») : a) une segmentation du marché du travail ; b) un recours interne chronique et récurrent au droit colonial ; c) les migrations comme banc d’essai compensatoire et symbolique des transformations de la souveraineté limitée. Détaillons ces trois points.
La bonne vieille segmentation ou balkanisation du marché du travail n’a pas attendu M.J. Piore, C. Kerr (les inventeurs du terme) pour exister. En matière d’usage des statuts et des identités prescrites, assignées ou réactivées dans un nouveau contexte, les vieilles nations européennes en connaissent un bout. En particulier, à l’égard des minorités nationales irlandaises, basques, bretonnes, corses. L’invention de la race, de la couleur, du ghetto ethnique remonte au Moyen âge et aux guerres de religions. Mais lorsque ces cloisonnements furent attaqués par les mouvements d’émigration massive transatlantique à partir de 1820-1850, moment de démarrage de la grande fabrique manchestérienne, à l’extérieur, et de façon quasiment concomitante par les mouvements de migrations internes([[Voir la très belle reconstruction des mouvements migratoires en Europe par Klaus J. Bade (2002) L’Europe en mouvement, Paris, Le Seuil, ), fut forgé un nouveau clivage : celui qui divisait le citoyen du non national et le citoyen du sujet de l’Empire colonial. On peut même dire que l’invention d’une classe ouvrière unie coïncide avec une balkanisation et une pluri-segmentation croissante[[Stephen Castles & Godula Kosack, Immigrant Workers and Class Structure in Western Europe, London , Oxford University Press, 1973.. L’invention de la figure juridique de l’Étranger, contrepoint indispensable de l’invention du « national » (D. Lochak pour la France), institue d’abord l’assignation à la déclaration de changement de domicile (reprise du passeport intérieur et du livret de travail dont les ouvriers autochtones avaient mis un siècle et demi à se débarrasser), puis la carte d’identité durant la période d’exception de la grande guerre de 14-18 et la répression de la révolte de 1917 (G. Noiriel). Dans les Empires coloniaux européens fleurirent le travail forcé, la corvée coloniale, puis les contrats léonins des coolies([[Voir notre livre De l’esclavage au salariat (1998), chapitres 17, 18 et 19. ). En métropole, les contrats des travailleurs agricoles et miniers, polonais, italiens, jettent les fondements des cartes de travail et de séjour, langue que l’Europe s’obstine à bégayer près d’un siècle plus tard.
Comme d’habitude, c’est au Sud que les nations européennes inventèrent les formes qui feront un terrifiant retour sur leur sol métropolitain. La De Beers invente en Afrique du Sud, pour contrôler sa classe ouvrière migrante, le compound minier isolant l’enceinte de l’entreprise de façon étanche de la ville (Y. Moulier Boutang, 1998, chap. 19) et lors de la féroce guerre des Boers, les troupes britanniques inventent les premiers regroupements dans des camps de la population blanche des colons hollandais ou allemands qui avait quelques années auparavant allègrement accepté la quasi-extermination d’ethnies aborigènes. Il ne manquait plus à cette segmentation raciste et coloniale que la science tsariste de la déportation sibérienne, vite reprise par l’administration soviétique, ainsi que le camp de travail et de déportation nazi construit sur le plus effroyable accomplissement et dépassement de la barrière raciste dans la surdétermination de tous les antisémitismes chrétiens et biologisants, pour finir dans l’horreur de la Shoah.
Ce pesant héritage européen, qui se réveille périodiquement aux États-Unis, (l’extinction programmée des Amérindiens, le virulent racisme anti-chinois en 1893) est aussi sous-jacent à la fibre européenne que ne l’est l’esclavage dans les sociétés transatlantiques qui furent esclavagistes jusqu’au deuxième tiers du XIXème siècle. L’Europe tout entière devra traverser une cure abolitionniste. Il lui faudra rapidement promulguer de véritables « lois civiques ». Les chaînes de l’esclavage laissent des stigmates sur plusieurs générations. Voilà pourquoi la résurgence des camps sous une forme quelconque, si « inoffensive » en apparence soit-elle, doit faire frémir tout Européen qui a deux sous de mémoire. Mais ce consternant constat ne suffit pas. Encore faut-il comprendre cette évolution qui transforme la politique de l’espace Schengen en machine à édifier des camps comme une forme ordinaire de gouvernance (et pas simplement d’une exception guantanamesque ou la réalisation de l’État d’exception décrit par Agamben au niveau biopolitique et illustré juridiquement par Jean-Claude Paye([[J.-C. Paye (2004) , La Fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste de l’état d’exception à la dictature, Paris, La Dispute. ) ).
Le passage d’une segmentation par le simple statut des étrangers (le premier mur) à une nouvelle ligne de défense (la réactivation du droit colonial qu’Enrica Rigo caractérise bien dans ce même numéro comme le recours au droit administratif et au statut personnel de la loi) traduit, à notre avis, la progressive inefficacité des contrôles ; il faut au « gros animal », l’État, des doses de plus en plus grandes de répression et d’ordre juridique dérogatoire pour faire fonctionner l’intimidation que représente la sanction envers ceux qui poursuivent leur marche vers la liberté et l’égalité bien plus que vers la fortune économique. L’autonomie des mouvements migratoires, plus forte que les politiques, n’est plus régulable qu’à travers un système qui incorpore le camp d’internement provisoire comme un moment de son fonctionnement global. L’analyse pessimiste à laquelle tend par tropisme la gauche héritière de la grande tradition d’Adorno (Habermas ayant hérité de l’autre côté des Lumières), voit dans cette floraison des camps pour « migrants illégaux » le couronnement perfectionniste de la segmentation post-coloniale. J’y vois, pour ma part, l’aveu d’une impuissance consubstantielle, de cette même impasse qui sature le quasi-régime d’apartheid qui se mettait en place à Saint-Domingue à la veille de la Révolution française, ou l’édifice de plus en plus surréaliste de l’apartheid sud-africain entre 1946 et 1986 et qui s’écroula comme un château de cartes. Pourquoi ? Parce que cette fuite en avant des dispositifs de contrôle traduit l’usure des mécanismes de la segmentation post-coloniale. Cette usure conduit à une surenchère d’autant plus forte et proche de la roche Tarpéienne que s’ajoute un troisième élément : l’effet de la réaction confédéraliste qui s’appuie sur le domaine de la politique migratoire pour compenser le rétrécissement croissant du périmètre de la souveraineté des États Nations.
Le processus d’émergence d’un ensemble européen doté d’une constitution et d’un gouvernement tangue fortement entre la nostalgie confédéraliste des États Nations de plus en plus incapables de survivre de façon autonome dans la mondialisation, et un fédéralisme rampant qui ne veut ou ne peut pas dire son nom (voir nos contributions aux numéros 4 et 14 de Multitudes). Le pouvoir de gouverner la migration n’est qu’un prétexte : c’est le pouvoir régalien, le dernier carré de la souveraineté des États Nations qui est en jeu. En tapant sur les migrants (les externes internes), les politiques populistes ne risquent rien ou très peu puisque les migrants non naturalisés ne votent pas et que les mécanismes compensatoires de la démocratie représentative ne jouent pas : ils ne craignent pas de perdre des voix pour en gagner d’autres. Les États Nations de l’Union font preuve du même populisme ; adopter des politiques de plus en plus répressives de fermeture à l’échelle communautaire, tout en gardant la latitude à l’échelle nationale de sélectionner leurs « bons migrants » leur permet de gagner sur tous les terrains. Seule la règle fédérale (même politique pour tous avec les inconvénients des avantages) peut rompre cette course au moins-disant pour les immigrés et au plus populiste pour les élections.
Mon hypothèse est que plus la souveraineté des États Nations s’étiole, plus les migrants et la politique à leur égard (intégration, admission, politiques de main d’œuvre) deviennent le sujet expiatoire du ressentiment désormais subalterne des nationalismes petits et grands. Le déni fédéraliste (aucun des États membres ne veut, ne peut reconnaître la montée du fédéralisme et s’arc-boute dans le confédéralisme) nourrit la fuite en avant des camps et d’une stratification qui s’exporte pour survivre à l’intérieur malgré la pression niveleuse des mouvements de la population entrante. Autrement dit, moins l’Europe est fédéraliste, plus sa politique migratoire versera dans l’absurdité répressive.
Cette crispation sur la politique migratoire, qui conserve intact le régime migratoire semi esclavagiste, est sans avenir dans la mondialisation qui repose sur le drainage des cerveaux. Elle est également, et c’est heureux, très vulnérable à la pression migratoire elle-même (le nombre fait échouer les camps car leur généralisation soulève à son tour des problèmes d’ordre public très peu solubles dans la démocratie, si imparfaite fût-elle). Elle est vulnérable à une nouvelle alliance des abolitionnistes de toutes tendances pour en finir avec un régime migratoire qui fabrique de la discrimination, de l’exclusion civique et ces minorités ethniques qu’une sociologie européenne aveugle s’obstine à ne sentir qu’outre Atlantique. Elle est enfin contournable par une initiative constituante inscrivant les migrants dans la construction d’une Europe fédérale, comme la partie du peuple manquant dans le Conseil des nations européennes.
Le régime européen semi-esclavagiste des migrations est déjà centenaire. Europe, encore un effort pour briser les chaînes.