Salariat brouillé et crise constitutionnelle du travail
Crise de l’État-social ou Providence, crise du lien social, crise du travail, crise du salariat, chômage, exclusion sociale, sans-papiers, sans-droits, si l’on devait dresser en cette fin de siècle l’inventaire de la « question sociale », c’est sans doute en ces termes qu’on le ferait.
Le brouillage du salariat, de ses contours (devenu la fin du travail chez Rifkin, Forrester, Gorz), ne signifie pas le déclin du travail dépendant encore moins la disparition du travail effectué sous commandement d’autrui – autrui étant le patron individuel, la société, le groupe qui emploie -. Ce phénomène traduit un tout autre symptôme : la crise de la forme institutionnelle et matérielle dans laquelle la liberté, la subjectivité du travail dépendant se trouvent absorbées et subsumée réellement. La crise du salariat a dans ces conditions de grandes chances de signifier que le pacte de la liberté est rompu. Ce pacte ou cette convention sont remis en cause de part et d’autre des « contractants », mais à la différence des années soixante où la lutte du salariat se trouvait violemment dedans et contre du rapport de production capitaliste, on peut dire qu’aujourd’hui il y a des deux côtés, du travail comme du capital, toujours une lutte mais son enjeu se situe sur le dehors du salariat. En ce sens la crise du travail et du statut du travail commandé comme travail salarié régi par le code du travail est devenue une crise constitutionnelle[[En témoigne l’extraordinaire succès du livre de Viviane Forrester L’horreur économique, Fayard, 1996 qui a des accents salutaires sur l’hypocrisie du discours sur la « fracture sociale » et sur le « droit à la vie » en lieu et place du « droit au travail ». . C’est la constitution du travail qui subit une remise en cause révolutionnaire tant dans les comptes que le travail commandé se doit volens nolens à rendre à la liberté, la mobilité, la fuite, que dans son rapport avec sa reproduction, avec la vie.
Le salariat est historique (il n’est pas l’horizon indépassable de notre temps). C’est une bonne nouvelle qui semble renouer avec l’espoir de la Charte d’Amiens du Mouvement Ouvrier historique d’en finir avec l’esclavage du salariat. Le plancher de la journée de huit heures est crevé, mais parallèlement le temps de vie s’avère subrepticement absorbé dans l’industriosité générale et un pouvoir bio-politique à la recherche de position de force en dehors de la sphère classique du travail. Et cela, c’est une moins bonne nouvelle dans la mesure où de nouvelles formes de travail dépendant sont en train d’émerger.
Au passage elles (nous) libèrent de certains traits du salariat devenus insupportables (arbitraire du commandement, inutilité non pas « au monde » mais inutilité productive du travail apparemment présenté comme l’essence du travail productif). C’est la libération du salariat dans la fuite du travail matériel vers le travail immatériel. C’est le dépassement de l’amputation politique qu’opère la division du travail avec l’apparition de l’utilité sociale immédiatement perceptible de l’activité écologique.
Mais ce mouvement ne conduit pas nécessairement vers le travail libéré comme une « force productive » ou comme le progrès technologique. Il est sans cesse reconduit vers du travail dépendant. Autrement dit le post-salariat n’est pas une utopie irénique. Est-ce cette amère réalité qui incite enfin la chouette de Minerve à prendre son envol ? La nuit tombe sur le salariat des Trente Glorieuses. Et l’on assiste aujourd’hui à des reconstructions historiques tant du régime du salariat canonique (1890-1980) que du traitement de la question de l’exclusion sociale. Celle de Christian Topalov, celle de Robert Salais, Bénédicte Raynaud et Nicolas Baverez en sont des exemples sur la période moderne et contemporaine. Celle de Robert Castel, beaucoup plus générale nourrit, elle, quelques quiproquos qu’il paraît urgent de dissiper.
Salariat, travail et reconnaissance sociale
Or cette transformation actuelle non de la question sociale, mais directement de la réalité matérielle (dont l’immatérialité croissante du travail n’est que le symptôme) est évacuée trop vite. La recherche académique ou les perspectives « alternatives » se limitent trop souvent à la représentation du travail, comme valeur, comme fondement de la société. Des questions soulevées par la constitution du travail, c’est-à-dire la question du travail comme nouvelle conjuration de la liberté (le travail source de la valeur) et conjuration contre la liberté (les nouvelles formes de travail dépendant stabilisées dans des formes d’emploi) sont laissées de côté au profit de l’exclusion sociale, de la non reconnaissance sociale du salariat, ou du néo-salariat. L’ouvrage de Robert Castel, est sans doute l’ouvrage le plus représentatif de cette tendance. S’intéressant avant tout à la question sociale, Les métamorphoses de la question sociale remontent à la représentation du salariat et tentent une généalogie historique qui se place sous l’égide de Michel Foucault. Par le matériau traité, l’oeuvre est ambitieuse et renoue enfin avec les synthèses d’horizon plus large que celles qui s’opèrent sur le cours du blé, ou l’analyse des mentalités. Par ses conclusions, elle est malheureusement beaucoup plus « sage », risquons le mot, « orthodoxe ». Ne conforte-t-elle la plupart des grandes « valeurs » de la République (la seule, la vraie, la Troisième dans le cas français) : la reconnaissance du travail par les institutions, le traitement de la question ouvrière en question sociale. Dans des contributions plus récentes et plus destinées à un public plus large, Robert Castel[[« Travail et utilité au monde », in Revue Internationale du Travail, n° spécial : regards croisés sur le travail et son devenir, vol 135 ( 1996) n°6, pp. 675-682) ) accentue encore cet aspect de reprise apologétique des Lumières et de Polanyi : il distingue de plus en plus l’utilité économique et la reconnaissance sociale[[R. Castel (1996), p. 678. : les travailleurs « indignes et misérables » ont acquis une dignité sociale dans une large mesure « par la médiation du droit » qui les a fait passer de l’ordre purement contractuel (individuel) au statut collectif et à la régulation collective, bref à la société organique démocratique de solidarité. C’est là une thèse centrale de Castel. Nous entendons monter ici, les limites insurmontables auxquelles ce type d’approche se heurte.
Elle nous semble avoir aujourd’hui pour effet de consolider une vision des rapports de l’économique et du social, du travail et de la participation à la société, ainsi qu’un contractualisme à l’origine des politiques sociales d’implication contre l’exclusion. Robert Castel entend fonder ces positions sur une généalogie du salariat et de la question sociale. Si la matrice inter-activiste de son raisonnement sociologique n’est pas fausse : la reconnaissance du « marginal » non pas comme catégorie « à part » mais comme ayant-droit pleinement égal dans la République, les fondements historiques, matériels et économiques de son analyse demeurent eux, extraordinairement captifs d’une épistémé qui détruit la subjectivité, les processus conflictuels et réduit les « pauvres » à des marginaux passifs. En ce sens R. Castel historien détruit ce que R. Castel sociologue et citoyen veut établir.
Partis d’une interrogation sur le contrôle de la mobilité du travail et d’une analyse du salariat, nous avons été conduit à reprendre l’examen des lois sur les pauvres avant la Révolution française dans notre thèse[[Yann Moulier Boutang, Le salariat bridé, constitution du salariat et contrôle de la mobilité du travail, à paraître aux PUF, Collections Marx/confrontations, 1998.Nous avons repris de larges extraits du chapitre 11,Quelle liberté du travail salarié, la plupart des notes ont été supprimées ici. . Nous reprenons quelques unes des principales conclusions que nous établissons et qui se sont construits largement à l’exact opposé de celles de Robert Castel.
Qu’est-ce que la liberté du salarié ?
Partons d’un problème classique: l’entrelacs en apparence indémêlable de la naissance du salariat et de la naissance du capitalisme. La genèse du premier butte sur une difficulté insurmontable. R. Castel (1995) échappe à cette difficulté en annonçant d’emblée que pour éviter tout anachronisme, il analysera surtout le salariat dans sa représentation sociale. Bien qu’il soit contraint de reconnaître dans ses chapitres 2 et 3, la réalité évidente du salariat sous mille et une forme, R. Castel lui refuse toute existence économique réelle et consistante tant que n’a pas été instaurée la liberté de l’industrialisation libérale d’après la Révolution française. En ce sens, il accepte le cadre d’interprétation libéral pour lequel le salariat n’existe que comme libre. L’absence de statut du salariat, avant la constitution de l’État social républicain et solidaire, thèse centrale du livre, est appuyée sur une « analyse » économique et historique selon laquelle le travail dépendant ne joue un rôle économique que marginal.
Or Jean Baechler qui avait noté l’insistance progressive de Marx depuis l’Idéologie Allemande jusqu’au Capital sur le caractère central du salariat pour identifier le capitalisme, remarque qu’on se trouve alors placé dans un cercle où “l’origine du système capitaliste suppose le système capitaliste” [[J. BAECHLER (1995), p. 169-176. . Or sur la détermination de la liberté du vendeur de la force de travail, les analyses marxistes récentes du salariat, se contentent de répéter les textes fondateurs de l’analyse marxienne, alors même que cette dernière soulève la difficulté sans la résoudre. On ne peut en effet, se contenter de décrire l’aspect “dialectique”, (c’est-à-dire la contradiction dans les termes mêmes) du prolétaire vendeur de force de travail libre et non libre sans expliquer non seulement en quoi il est contraint mais aussi en quoi consiste sa liberté. À notre avis, K. Marx saisit le moment “libéral” de la prolétarisation, tout en étant bien conscient de la contrainte précédente de l’accumulation primitive, mais sa description exacte extrapole le salariat (moment historiquement daté et probablement en train de subir aujourd’hui de profondes et nouvelles transformations) comme le trait absolu de la naissance du rapport capitaliste alors que c’est le travail dépendant et subsumé (formellement ou réellement) sous le capital qui joue le rôle moteur. Nous dirions à l’inverse de H. Nadel [[H. NADEL (1983; Réédition 1994, pp. 75-92). qu’il n’y a pas rupture entre les Grundrisse etLe Capital , mais qu’au contraire la généralité même de la formulation des Grundrisse (le travail comme non-capital et le capital comme condition du travail) les préserve de cette fétichisation de la forme salariale (et avec elle de la liberté) que l’on peut tirer d’une lecture rapide de la description de ” l’homme aux écus”. H. Nadel en effet, à la suite de bien d’autres, dans son examen du salariat reprend la formule de Marx :” le propriétaire de la force de travail doit non seulement être libre de la vendre mais doit être dans la nécessité de le faire “[[H. NADEL (1983; Rééd. 1994, pp. 75-97 et 153-174). . On retrouve la même pétition de principe qui ne prouve pas pourquoi il faut que le travailleur soit libre pour qu’il y ait force de travail, car si la force de travail est un quantum d’énergie musculaire employée à du travail simple ou non qualifié, il n’y a aucune différenceobjective entre le brassier qui loue son bras, l’esclave de plantation, l’affranchi et l’engagé. La différence se situe alors dans les autres éléments du rapport et l’on ne voit pas ce que le salariat entendu comme rémunération de la force de travail libre est censé ajouter. Une telle pétition de principe, ou tautologie si l’on préfère, inverse l’ordre ontologique des priorités sous prétexte que l’exposition de Marx mentionne en deuxième lieu seulement, la contrainte engendrée par la prolétarisation, alors que visiblement elle est dans son esprit, première. En effet, c’est la disparition de toute propriété ou disposition effective des moyens de production pour le marché et pour sa propre subsistance, qui engendre le prolétaire et chez ce dernier cette ” propriété” curieuse qui ne se trouve faire l’objet d’aucune désignation ou enregistrement préalables, qui n’est pas un produit, bref cet avoir qui n’est pas séparable de son être. La propriété d’être libre résulte de la prolétarisation[[La définition du pauvre donnée par le Comité de mendicité de la Constituante lors de son enquête de 1790 est nette lorsqu’elle compte au rang des “véritables pauvres “, à côté des invalides, ou des trop jeunes ou trop vieux: “ceux qui, sans propriété et sans ressources, veulent acquérir leur subsistance par le travail ” (O.H. HUFTON, 1974, p. 22). Avant de devenir prolétariat, le vendeur de travail est le pauvre . Ce n’était pas science récente : Mgr J.P. Camus , dans son Traité de la pauvreté évangélique, Besançon, 1634, n’écrivait-il pas : ” Celui-là seul est vraiment pauvre qui n’a d’autre moyen de vivre que son travail ou industrie soit d’esprit soit de corps. ” (cité par J.P. GUTTON, 1971, p. 9).. Et non l’inverse : la liberté a tout les chances d’aboutir en effet à la non-prolétarisation et au non salariat. Indépendamment de “l’homme aux écus” qui l’emploie, ou d’un de ses concurrents, ce que vend le prolétaire n’a pas de valeur du tout (ni d’usage, ni à fortiori d’échange). Ce qu’il vend n’est pas une valeur d’usage au sens de l’économie politique classique, la consommation productive d’un bien ordinaire, car cette utilisation est celle de la capacité conjointe de travail et des machines ou du procès de travail en général, c’est l’accès à cette consommation productive, la disponibilité à entrer dans la transaction. Et comme cette dernière est organisée socialement et que l’homme aux écus (comme capitaliste individuel en chrysalide ) fait face non pas à un loueur de bras (nous reviendrions alors au serviteur ou au valet), mais à des brassiers (au pluriel, à une classe en formation), ce qui est vendu en fait, c’est la mise une disposition sociale, collective. La force de travail individuelle n’est pas une marchandise préexistant à l’échange.
A la limite on pourrait dire que, comme entité distincte, atomique, assignable à un individu déterminé, elle est une fiction[[En ce sens la propriété du travailleur dépendant de sa “force de travail” est toujours rétrospective, redistributive. Historiquement le travailleur dépendant apparaît avant le travailleur propriétaire de sa capacité de travail. C’est seulement la libération du travailleur dépendant (sous les différentes formes que revêt la liberté et la mobilité dans chacune des formes de l’activité humaine de l’esclave, au serf, en passant par le paysan affermé , le valet, le serviteur, le salarié) qui se codifie ex post en rapport de propriété. et la tentative de rechercher l’origine de la totalité de la valeur à partir d’elle et de son agrégation avec d’autres unités du même type est d’autant plus vouée à l’échec que l’on se trouve dans un stade développé des relations capitalistes, en particulier celui du capital social (Gesellschaftskapital).
L’attribution ex post , au vendeur de force-de-travail, d’un bien sur le modèle de l’échange marchand dont il serait le propriétaire attitré, relève doublement de la métaphore (donc du déplacement) : ce bien n’est pas aliénable au sens d’une cession définitive, ce qui est le sens en droit commercial d’aliéner; d’autre part, la cession ne s’effectue pas sur le porteur de ladite force ou capacité de travail; la terminologie populaire est dans le vrai qui, pour traduire cet état de fait et de droit, – et marquer ainsi sa différence avec la déviation esclavagiste du travail dépendant – parle de la location ou de l’affermage (et non de vente) de bras ou de mains (c’est-à-dire d’une partie du corps et non de sa totalité). Ce déplacement se réalise grâce à la forme salaire, qui présente certes la rémunération de la force de travail comme étant celle du travail (du produit), ce qui est bien remarqué (il n’y a qu’à suivre Travail salarié et capital de Marx et la postérité nombreuse de ce texte), mais qui accomplit surtout une autre opération bien plus importante: elle dissimule que ce qui est acheté, ce n’est pas seulement la disponibilité individuelle du salarié à la production, c’est la force sociale, collective de mise en oeuvre du rapport de capital, comme relation sociale à quoi toute marchandise est ramenée, commensurée, qui se révèle dans la production capitaliste. Lorsque l’argent (conditions de la production) est risqué par l’homme aux écus dans cette relation, lorsque il s’expose au moment de la valorisation, c’est-à-dire à l’antagonisme du rapport de production, le salaire est la forme de rémunération qui permet le mieux de parer à cette incertitude. Pour dominer ce rapport qui lui est éminemment défavorable dans la production, l’homme aux écus, puis le capitaliste puis enfin le capital collectif, ne peuvent réagir qu’en donnant un tour de plus en plus social à leur pouvoir, c’est-à-dire en étendant le marché et en opposant la circulation de l’argent et des marchandises et l’organisation de la société et du travail, l’innovation technologique, au prolétariat, à la classe ouvrière puis au travail salarié. Et cet antagonisme intégralement déployé comprend la “liberté” non contractuelle que le prolétaire refuse de travailler et de valoriser le capital. C’est la seule façon de comprendre la phrase obscure de Marx que le travailleur doit être libre et en même temps n’avoir pas d’autre choix que de se vendre (c’est-à-dire d’être finalement dans la même position effective que le travailleur non-libre). Car s’il n’a pas d’autre choix, cela ne signifie-t-il pas qu’il se trouve contraint et donc non-libre ? La liberté à laquelle, pense-t-on, Marx fait allusion, n’est pas la liberté de sortir de la situation de travailleur dépendant ( c’est cette liberté là, dont la prolétarisation a eu, en principe, la peau), c’est celle de pouvoir se vendre au plus offrant, la liberté au sein du marché du travail et dans les strictes limites de ce dernier. Mais cette liberté là se décompose en deux traits distincts. S’il s’agit d’être vendu au plus offrant, il s’agit en fait de ce que l’on entend par la fluidité du marché (au fond l’élimination des obstacles à la loi de l’offre et de la demande) et donc aussi bien, de celle du marché des esclaves, voire celui des engagés rachetables (redemptioners) comme de celui des salariés, la différence ne consistant après tout que dans l’élimination dans ce dernier type de transaction, de l’intermédiaire qu’est le “propriétaire”. En ce sens, le marché du travail est un marché celui comme les autres marchandises. Il n’entretient avec le capitalisme qu’un rapport tautologique de déploiement de la fétichisation des biens.
Mais il existe un autre niveau et un autre rapport du capitalisme avec le marché, mais pas n’importe quel marché, celui justement de la liberté. Et c’est en ce dernier seulement, quje réside selon Marx le moteur secret du capitalisme. S’il s’agit de se vendre au plus offrant, il s’agit de la faculté laissée au salarié de chercher certes le meilleur patron, mais aussi de le quitter ou de refuser de travailler pour tel ou tel employeur, ou pour tout employeur disponible à ce moment là sur le marché. Cette liberté-là comprend donc bien le droit de quitter un employeur pour un autre (c’est l’application dans la sphère du travail de la liberté publique d’aller et venir sans entraves). Il y a donc dans le salariat en amont, et comme sa condition, une liberté constitutive, sans laquelle le marché du travail n’est pas différent du marché des titres de propriétés, ou des actifs marchandises inertes. La liberté du travailleur faisant face aux conditions du travail est la contrepartie indispensable à la concurrence des capitaux qui est censée assurer la péréquation des taux de profit et du taux d’intérêt entre les diverses branches de la production[[K. MARX, Le Capital, livre III, chapitre 9. Nous avons de fortes raisons de soupçonner, sans qu’il nous soit loisible de développer cette idée: a) que l’aversion pour le risque et le désir de consolider durablement le marché, entraîne en général non pas la concurrence entre les différents capitaux, mais la collusion entre eux dans les formes de concurrence imparfaite ( de la corporation, à l’entreprise d’État en position de monopsone, ou à la firme en position de monopole); b) que c’est souvent la concurrence pour la main-d’oeuvre (liée elle au contrôle de la fuite des travailleurs dépendants) qui contraint les firmes à renoncer aux ententes et une fraction du capital à chercher à éliminer une autre avec laquelle elle avait coexisté très bien en se répartissant privativement la rente différentielle créée . . Seul le marché de la liberté, et non plus celui du travail dépendant libre et salarié, est porteur d’une valorisation croissante, d’une révolution constante du rapport social.
La séquence temporelle dessinée ainsi, n’est donc pas celle du monde de la contrainte (condensé dans les “autres modes de production non capitalistes”), auquel succéderait la prolétarisation, puis le salariat libre, c’est-à-dire la contrainte du salariat libre dans le seul espace du marché (et donc l’éclosion du mode de production capitaliste). C’est plutôt l’antagonisme entre les diverses figures de travailleurs dépendants déjà socialisés et le détenteur de moyens de production pour le marché en général (les moyens de subsistance du travailleurs dépendant ne disparaissent partiellement ou en totalité que dans le cas particulier d’une prolétarisation complète) ainsi que l’État garant de la laboriosité générale de la société. La rétribution monétaire n’est que l’une des solutions qui apparaît historiquement, car le marchand (l’homme aux écus) devenu capitaliste par la force des choses, règle ses transactions commerciales par numéraire, ou lettre de change; l’organisation du troc n’apparaît que dans des conditions particulières (la traite). Quant au seigneur, qui veut faire cultiver sa réserve domaniale, il souhaite le faire faire sur la base d’une extension de la corvée c’est-à-dire gratuitement ou sous la forme de troc. Cette première salarisation se glisse d’autant plus facilement dans les formes de travail dépendant existantes que le tribut (collectif ou dépendant) en travail existe déjà dans les sociétés féodales rurales et dans les Empires disposant d’un État centralisé, et qu’un marché du travail des artisans et des métiers urbains s’est constitué dans les États-Cités. Mais cette première salarisation révèle très vite ses limites : s’il ne se constitue pas en pouvoir social, sans État moderne solidement affermi, l’homme aux écus n’est pas capable de contrôler la liberté du travail dépendant. Pourtant cette histoire n’est pas entièrement nouvelle: le salariat est né en Europe Occidentale largement comme la libération du servage. Pour être libre de travailler à son compte ou pour autrui contre salaire, il faut être libéré du servage, bien plus que d’être dépouillé, destitué de toute propriété ou ressources.
La liberté du salariat : la lutte médiévale contre la tutelle et le contrat
Il n’est pas nécessaire pour que la liberté naisse qu’apparaisse la laborieuse ( c’est le cas de le dire) déduction philosophique du contrat à partir de la loi naturelle ni qu’émerge l’homo oeconomicus, le propriétaire bourgeois individualiste et possessif décrit par Crawford B. Macpherson. Bien avant John Locke, ou le Léviathan de Hobbes, il y a le cri parfaitement net des insurgés de la révolte anglaise de 1381 qui réclament l’abolition du Statut des Travailleurs de 1349-1351 et massacrent systématiquement les hommes de lois qui étaient responsables de son application au niveau national. Que prévoyait ce statut (nous disons bien statut)? Il rendait illégal entre autres choses, aussi bien l’offre que la demande de salaire au dessus des niveaux de 1346 juste avant la Peste Noire. Le dispositif anti-mobilité déjà contenu dans les principales clauses du Statute of the Laborers se trouvait renforcé par le contrat passé avec l’employeur obligeant le travailleur à rester avec lui un an ou plus selon la coutume. Les travailleurs devaient prêter serment de respecter ces dispositions sous peine d’être mis au pilori. Les petits exploitants obligés par manque de ressources à travailler pour autrui étaient obligés eux, à louer leurs bras aux salaires fixés et aux termes du contrat. Le contrat de travail les voulait dépendants, servants , salariés mais non libres. Non libres en particulier de demander des augmentations de salaire. Les barèmes maxima étaient calés sur ceux de 1346 et passer outre était puni d’une amende égale ou double du montant réclamé[[Rodney HILTON, (1979) p. 194 ; il n’apparaît pas que la législation du travail de l’État du bas Moyen-Age ait été médiocrement appliquée, tout comme celle du mercantilisme. R. Hilton indique par exemple, qu’en déduisant le produit des amendes de l’impôt local dû au roi, l’État incitait fortement les autorité locales à la sévérité: dans certaines régions les six premières années du dispositif, il fut collecté jusqu’à la moitié ou le tiers des impôts à acquitter , ce qui déchargeait d’autant la contributions des classes aisées. aussi bien pour le demandeur que l’employeur qui y avait cédé.
Or que veulent les émeutiers qui font vaciller la monarchie anglaise et après avoir marché sur Londres, y entrent le 14 juin 1381 ? A Mile End, premier lieu de négociation, l’abolition du servage, la liberté de tous les tenanciers, un cens uniforme de 4 deniers l’acre de terre, l’amnistie générale, la liberté totale d’acheter et de vendre, mais aussi la liberté du travail donc la révocation du Statut de 1359. L’équivoque sur la liberté du travail commence ici, qui aura une belle postérité ; le travail dépendant est déjà la réalité économique, mais qu’il soit paysan ou urbain, le travail au service d’autrui (autrui étant le seigneur de la tenure, le marchand, le maître de corporation ou le maître de maison), cumule le service et la servitude personnelle (au sens strict médiéval ou au sens moderne du bridage systématique de la liberté de rupture du contrat d’engagement). La lutte pour le contrat écrit représente pour les dépendants une lutte de libération de ces servitudes personnelles; du côté des seigneurs ou des employeurs, le contrat une garantie que la terre ou l’emploi ne seront pas abandonnés. L’exemple anglais est encore plus net que le français: le possesseur du freeholder franchise , était totalement libre; le copyholder représentait le degré en dessous de la liberté et se subdivisait en ceux dont le titre d’usufruit de la tenure dépendant de la coutume devenue héréditaire (customary freehold ou free copyhold ou copyhold of frank tenure) et ceux dont le titre d’usufruit dépendait du bon vouloir du seigneur(copyholders at will of the lord) ; sous le copyholder se trouvaient les lease holders titulaires d’un bail à terme plus ou moins précaire; puis venaient les cottagers qui n’avaient propriété que d’un habitat concédé. Le travailleur dépendant urbain(servant) qu’il fût apprenti, domestique, compagnon, maître obligé par la misère à servir chez un autre maître, était lui stratifié d’un côté entre propriétaire d’une maîtrise d’établissement (corporation) ou d’une franchise obtenue pour une raison historique ou une autre, et d’autre part entre travailleurs en situation régulière (encadré) et travailleurs en rupture de contrat, dénommés en France le travail “libre”. La revendication de la liberté d’établissement, ou du titre de propriété sur le tenure, constituait le plus souvent une demande de régularisation (passage du caractère coutumier précaire, à un titre définitif ou héréditaire, admission au séjour). Quand le contrat comme la revendication de la propriété, consolidait la liberté de se mouvoir (mobilité géographique, professionnelle et sociale ) il fut porté en avant par les dépendants; quand il constituait un moyen de retenir la main-d’oeuvre sur la terre, dans le travail salarié, il fut combattu et devint le combat pour la liberté de rupture du contrat (ce qui allait frontalement contre le contrat commercial et son caractère inconditionné, non subordonné à une justice redistributive). La position des travailleurs dépendants à l’égard du marché, est rigoureusement la même: lorsque le marché du travail devenait un moyen d’acquérir ou d’accélérer la conquête de la liberté, ils appuyaient les forces du marché; quand le marché du travail devenait celui du maintien de la servitude, ils opposaient au marché les principes encastrants et exogènes de la justice religieuse (millénarisme égalitariste), la théorie chrétienne du juste prix ou les principes radicaux de la taxation et des prix publics.
Et puis, comme pour mieux faire comprendre tout cela au jeune Roi Richard II qui était sorti de la Tour de Londres pour se rendre à l’Abbaye de Westminster, Wat Tyler l’un des chefs de la révolte intercepte le cortège royal à Smithfield et rajoute quelques revendications : outre le partage des biens du clergé, les émeutiers veulent la suppression de toute mise hors la loi des travailleurs enfuis[[“Qu’aucun homme ne travaille pour un autre si ce n’est qu’il le choisisse et que le contrat de travail soit écrit “(Rodney HILTON (1979 ) cité par R. CASTEL (1995)p.81. Voir aussi M. MOLLAT & Ph. WOLFF (1993)p. 196-197). L’énormité des dernières revendications des émeutiers ne fut pas pour rien dans l’assassinat de W. Tyler qui suivit et qui fut le signal de la féroce répression. John Ball, l’autre grand meneur de la révolte, prêtre déjà emprisonné auparavant, fut avec quelques autres meneurs, pendu , éviscéré et écartelé . . Voilà donc rétablie à de justes proportions la nature du contrat: en pleine explosion des salaires qui doublent après la Peste noire, il consiste en un serment, engagement religieux [[Le terme contrat est neutre, l’anglais distingue le covenant, pacte qui peut être imposé et lie celui qui le conclut, de l’agreement qui suppose un accord entre parties. (sa violation est bien plus grave que l’infraction ordinaire), de ne pas s’enfuir, de ne pas réclamer des augmentations de salaire. Le phénomène est tellement général en Europe occidentale (des législations similaires souvent plus locales sont appliquées en Bavière, Italie du Nord, Flandres, Picardie, Paris, Castille, Aragon, Portugal) qu’il suppose un remarquable degré d’homogénéisation du marché du travail salarié. Que la baisse brutale de l’offre de bras ait entraîné une montée irrésistible des salaires, montre déjà qu’il y a bel et bien un mécanisme de marché connu comme tel et combattu par les corporations puis par l’État garant des titres de propriétés et premier intéressé au marché de ces titres sur lesquels il prélève des droits d’enregistrement puisqu’il vend comme des charges les privilèges d’exemption fiscale qui trouveront leur achèvement dans la vénalité des offices ; mais c’est évidemment l’accélération de la mobilité intra-rurale et rurale-urbaine qui montre que le marché du travail fonctionne de façon dynamique. Il ne s’agit plus d’une fixation locale et instantanée du prix du travail dépendant (spot market), il s’agit de mécanismes d’ajustements dynamiques qui concerne aussi bien la mobilité géographique, statutaire (libre/non libre) que professionnelle. La constitution de la première législation étatique s’opère donc en Europe occidentale contre cette dynamique; elle la bride de concert avec les pouvoirs municipaux et intervient dans la réglementation de la mendicité pour renforcer le dispositif de contrôle et en ôter progressivement le monopole à l’Église. De Scheintiz a raison lorsqu’il voit dans cette législation, à la suite de Elizabeth Léonard, la véritable origine de la politique publique de secours des pauvres et donc l’ancêtre de l’assistance publique: pour mobiliser l’offre de travail potentielle à un prix plus bas qu’elle ne le veut et là où spontanément elle ne se présente pas, il faut tracer une démarcation nette entre les pauvres valides qui refusent de travailler et les autres, donc ne secourir que ces derniers[[De SCHWEINITZ (1943, p.8) montre que la législation anglaise très répressive à l’égard du vagabondage et de la mendicité des actifs reconnaît la légitimité des besoins des infirmes, des malades, des très jeunes enfants, des vieillards, bref de tous ceux qui sont inaptes au travail (non-able bodies ). . Qu’il y ait eu dans cette Europe de la féodalité finissante le projet utopique de reconstituer un servage urbain, un travail dépendant salarié sans la liberté, un salaire maximum sans variation, ne fait guère de doute. Utopie est d’ailleurs un mauvais terme, car les effets de ce bridage brutal du marché de la liberté[[Nous écrivons volontairement marché de la liberté et non de liberté du marché, car à ce moment précis, dans le contexte de la libération du servage, le marché libère les paysans du statut de serf, et en même temps coïncide avec le travail pour son propre compte même s’il faut en passer par la location de ses services ou de ses bras à autrui. furent eux, bien réels lorsque furent écrasées les insurrections qui se produisirent avec une non moins étonnante simultanéité en Europe de 1378 à 1382[[Voir par exemple, M. MOLLAT & Ph. WOLFF (1993) pp. 140-142. . Or le salariat, loin d’être la condition indigne (il s’agit là d’une vision d’en-haut qui s’ancrera au XV° et au XVI° siècle avec l’extension de la pauvreté et les désillusions des salariés de parvenir à s’arracher à l’indigence) s’avérait déjà largement présent dans la société lainière du bas Moyen-Age et constituait à la fois un symbole et un moyen pratique d’émancipation du servage[[Cf. De SCHWEINITZ (1943, p. 3).. L’indignité du salariat sur laquelle insiste beaucoup R. Castel (op. cit. chap. III, pp. 109-125), nous paraît une construction tardive, comme d’ailleurs celle toute négative du pauvre vagabond, du gueux. Au temps des répressions en Flandre en 1328, les révoltés sont raillés par la chevalerie qui les écrasa comme des Karl, c’est-à-dire des paysans. Les exemples qu’il cite sont d’ailleurs presque tous empruntés à la fin du XVI° et au XVII° siècle. Au XIV° siècle, le salariat représentait pour le paysan avec la conquête de la propriété de sa terre, la fuite de l’esclavage et l’exode vers la terre promise. R. Castel (op. cit. p. 151) soutient l’idée que le mouvement de rachat de la corvée par le paysan est à l’origine du louage de ses bras au service du seigneur ou de tel autre et donc du salariat rural. Il écrit: “Le salarié est donc “libre” de travailler , mais à partir de la place qu’il occupe dans un système territorialisé de dépendance, et le travail qu’il effectue est exactement du même type que celui de la corvée “. Il ajoute citant G. DUBY (1962, t. I, p. 424 ) que les mêmes paysans pouvaient faire leur corvée le lundi et revenir les autres jours de la semaine et obtenir des gages. Mais ce dernier exemple prouve exactement le contraire de ce que veut montrer R. Castel. Si le paysan parvient à libérer du temps par rapport à la culture de son propre lot, c’est parce qu’il est parvenu à expédier le travail de corvée en un seul jour, libérant son temps soit pour gagner de l’argent de façon à racheter la corvée, soit pour joindre les deux bouts, soit pour les deux à la fois. Le seigneur lui, ne perçut peut-être pas la différence au départ. Mais après un siècle de ce jeu patient, acharné et vertueux, entrecoupé d’épisodes plus roublards ou d’émeutes et d’empiétements tenaces, le paysan d’Europe occidentale avait largement entamé la conquête de sa liberté. Travailler pour autrui contre argent n’était pas synonyme de soumission en particulier quand on disposait à défaut de la propriété, de l’usage d’un toit et d’une parcelle.
Point encore plus important, qui dément l’image passive, enfantine de ce « peuple », ce salariat ne bafouille pas lui, sur les conditions de son existence. Redevenir son propre maître et pouvoir se déplacer sont les deux contenus essentiels de la liberté telle qu’elle apparaît et est vécue. S’y ajoute aussi le droit de participer aux prises de décisions de la Cité. Les trois contenus se renforcent l’un l’autre. Redevenir son maître signifiait pouvoir vendre ses bras, mais aussi vendre son cheptel, se marier ou marier sa fille sans avoir à demander l’autorisation, pouvoir quitter son village de naissance, ne pas être contraint par le seigneur ou par les lois du roi d’y retourner. De Schweinitz remarque que la propriété et le mouvement n’étaient pas sans lien: se déplacer était souvent le moyen pour le paysan de reconquérir droit sur lui-même. La mendicité permettait de survivre et à l’occasion des moissons, occasion tolérée de déplacement, la possibilité de s’enfuir pour de bon dans des zones très peu peuplées. Mais la lutte pour la liberté de mouvement est aussi une lutte pour être admis en ville, et pouvoir y travailler tout court, pour pouvoir participer aux décisions des corporations et des municipalités. Pas plus à Florence qu’en Angleterre, on ne rencontre beaucoup d’hésitations sur le contenu de la vague révolutionnaire: la révolte des Ciompi explose sur l’affaire des proscriptions guelfes alors que les consuls de l’Art de la Laine, autorités régissant les métiers du textile, venaient de doubler les frais d’immatriculations et empêchaient indéfiniment les sottoposti d’accéder au statut de patrons non salariés[[Sur l’historiographie de cet épisode célèbre, voir le récent et très bel exposé d’A. STELLA (1993), pp. 17-29. M. MOLLAT et Ph. WOLFF (1993, p. 146) remarquent aussi que depuis 1371 les avances sur salaires ne peuvent être remboursées qu’en travail, autre moyen de fixer les Ciompi . A.STELLA (1993, pp. 169, 270) montre que le noyau central des Ciompi était bel et bien composé de salariés non qualifiés des ateliers lainiers.. Et en effet, avec les archives de la justice et du fisc, celles de la corporation de la laine sont brûlées le 20 juillet 1378. La Jacquerie de 1358, avait été précédée elle aussi, en France, d’une nouvelle législation sur les salaires en 1351 et d’une tentative d’expulser les immigrants du monde rural venus en ville : le louage des services se trouvait lourdement taxé et l’on cherchait à fixer la main-d’oeuvre sur les lieux de travail. Certes, il y a bien dans cette flambée de révolte insurrectionnelle aux quatre coins de l’Europe, à Londres, Paris, Barcelone, Florence et Bruges, une révolte fiscale contre le prélèvement étatique qui s’alourdit pour des raisons conjoncturelles, les guerres, mais aussi en raison de la constitution d’un véritable appareil d’État avec ses relais locaux. Toutefois ces révoltes fiscales sont récurrentes sous l’Ancien Régime comme les grandes hérésies tandis que l’élément spécifique que l’on retrouve dans ce XIV° siècle, c’est la première crise de gouvernement de l’organisation du travail et de la mobilité du travail salarié sur fond d’affrontement des paysans pour racheter leur tenures, réduire le domaine seigneurial, et obtenir le droit de ramasser le bois mort, de chasser dans les forêts et donc de se procurer des protéines. Bien avant que l’accumulation marchande ne révèle son potentiel déséquilibrant sur le plan économique, les mouvements sociaux du proto-salariat tuent dans l’oeuf la constitution d’un servage urbain sur le modèle rural tandis que les paysans entament partout à des degrés de réussite divers et par tous les moyens (rachat légal, empiétements sanctionnés juridiquement, destruction illégale des preuves matérielles de leur servitude) une liquidation du premier servage que l’expansion économique du XV° siècle consolidera définitivement. Il n’est pas besoin d’un développement ultérieur des forces productives, ni d’une révolution des conceptions du monde pour que le salariat énonce d’emblée que le travail pour le compte d’autrui, si l’on n’a pas faculté de refuser son employeur, si l’on n’est pas libre de ses mouvements n’est pas libre, et qu’il n’est de rapports de force stables que sanctionnés par des droits écrits. La revendication de la liberté de s’employer et de choisir son employeur[[J. Froissart, le chroniqueur contemporain, tout hostile qu’il soit aux émeutiers décrit parfaitement la situation : ” Les méchantes gens commencèrent à s’agiter en disant qu’on les tenait en trop grande servitude(…) qu’ils voulaient être tout un avec leur seigneurs, et que s’ils cultivaient les labours des seigneurs, ils voulaient en avoir salaire ” cité par R. Castel, op. cit. p. 82. , de se coaliser pour profiter du marché précède de quatre bons siècles la liberté du travail et d’accès au travail dont les libéraux ennemis des corporations et de toutes les entraves, patronales un peu, ouvrières surtout à l’emploi des brassiers devaient faire leur cheval de bataille. Elle n’est pas séparable de la révolution municipale qui amorça la conquête du pouvoir politique dans les villes. La “révolution des métiers”[[L’expression est d’Henri Pirenne dans son Histoire de la Belgique en deux volumes, Bruxelles, 1900 et 1903 (5° édition 1929, 2° édition 1922). Elle marque suffisamment l’ampleur des transformations économiques et la naissance du travail dépendant moderne dans les villes. qui mêle intimement la désignation technique des métiers en tant que tels (au fur et à mesure du développement du travail salarié et de l’artisanat produisant pour le marché), et leur reconnaissance dans les rouages politiques, qui touche d’abord la Flandre, Picardie et vallée de la Seine et du Rhin, constitue avec la conquête par les paysans de la liberté, un ébranlement général en Europe à Florence, Sienne, Gênes et Barcelone. Dès 1280, on a trace de séries de grève organisées par les artisans avec sanctions contre les “jaunes”. Le pouvoir de coalition économique et politique du travail est bien identifié par ses adversaires sinon toujours par ses acteurs. En témoignent ces lignes du juriste Philippe de Beaumanoir dans les Coutumes de Beauvaisis entre 1280 et 1283: “Il y a alliance faite contre le commun produit lorsque certaines manières de gens jurent, ou garantissent, ou conviennent qu’ils ne travailleront plus à prix aussi bas qu’auparavant, mais augmentent ce prix de leur propre autorité, s’entendent pour ne pas travailler à moins, et établissent entre eux des peines ou des menaces contre les compagnons n’observant pas cette alliance. Celui qui le leur tolérerait agirait contre le droit commun, et jamais ne seraient conclus de bons contrats de travail , car les membres de tous les métiers s’efforceraient d’exiger des salaires plus élevés que de raison, et l’intérêt commun ne peut souffrir qu’il ne soit pas travaillé. Pour ce aussitôt que de telles alliances viennent à la connaissance du souverain et d’autres seigneurs, ils doivent mettre la main sur toutes les personnes qui s’y sont accordées, et les tenir en longue et étroite prison; et, après une longue peine de prison, on peut lever de chacun soixante sols d’amende”. Ce souci de briser les coalitions ouvrières se retrouve à Rouen où en 1289 toute assemblée de tisserands est interdite, à Londres avec l’interdiction aux valets cordonniers de s’assembler promulguée en 1303 et réitérée en 1383[[M. MOLLAT et Ph. WOLFF ( 1993), p. 203. Dès le XII° siècle , dans les villes d’Empire, les confréries de métiers sont souvent interdites. En 1253 à Arras , les guildes sont interdites comme étant des foyers de subversion . En 1335, l’Art de la soie ( la corporation des métiers de la soie ) interdit à Florence les coalitions. . Il est complété d’une déchéance politique qui sera décisive pour construire cette vision “vile” de la populace: les “gens mécaniques “c’est-à-dire les artisans ou ouvriers sont exclus de la fonction municipale à Nevers en 1312 Pareille sanction touchera Sens en 1530 et Reims en 1595. En Silésie en 1361, on interdisait les signes de reconnaissance entre valets des maîtres cordonniers tels les chapeaux ou autres détails vestimentaires. En 1520, le Roi de France défendit expressément aux artisans, ce popolo minuto en guerre contre les gros, de prendre le nom collectif d’artisans de Lyon, donc de se regrouper.
Il semble d’ailleurs, et c’est un point particulièrement intéressant pour la compréhension du rôle des corporations médiévales et de leur transformation, qu’après ce mouvement de croissance sociale, entre 1319 et 1337, notamment en Flandre, juste avant la guerre de Cent-Ans, il se soit produit une deuxième phase d’institutionnalisation des corporations. Le phénomène associatif populaire des artisans, des marchands des métiers nouveaux et des salariés dépendants, qui avait été à l’origine de la poussée vers le haut des “moyens ” et des “grassi ” contre les patriciens, s’est alors trouvé progressivement canalisé et cristallisé dans une organisation très spécialisée et donc divisée des métiers. Les règles d’accès aux divers grades des métiers se caractérisèrent par une fermeture progressive. Lorsque se produisirent des conjonctures économiques difficiles, et qu’ils souhaitèrent maintenir leurs profits en limitant la concurrence, les marchands, en particulier les lainiers entrepreneurs et marchands à la fois, voulurent fermer l’accès aux instantes dirigeantes des branches de métiers et par le même coup le portillon de l’ascension politique derrière eux, préparant ainsi les grands soulèvements de la dernière partie du XIV° siècle des petits contre les gras. Lorsqu’éclatèrent à partir de 1327, les révoltes urbaines qui consacrèrent l’accès au pouvoir des partis populaires c’est-à-dire des bourgeois ou des dictateurs plus éphémères, appuyés sur le menu peuple, sur les minuti), les corporations, d’organisations d’entraide et de solidarité professionnelles, étaient devenues les vecteurs essentiels de l’exercice de l’administration économique des villes et du pouvoir politique. Elles se divisèrent au point d’offrir aux patriciens la possibilité de revenir souvent au pouvoir. La force de coalition sociale et politique des corporations, ombre portée de la nouvelle organisation économique de la société qui bénéficiait du nombre du salariat naissant, devint l’objet de toutes les attentions, et de tous les affrontements; la réglementation des corporations devint un enjeu analogue à celui qui entoura nos deux derniers siècles, les luttes sur le cens puis sur les modalités d’organisation des scrutins dans les démocraties parlementaires représentatives. L’institution elle-même des corporations après la mise au pas des municipalités et le déclin des Cités États au profit des Nations en train de se constituer, paraît entrer dans une longue décadence, tandis qu’à partir de Louis XI, c’est l’État qui tente d’imposer sans grand succès les jurandes dans toutes les villes tout en se réservant la possibilité de dérogation dans les secteurs stratégiques (technologiques ou d’intérêt militaire comme les mines, les chantiers navals). Ce n’est qu’à partir du XVII° siècle, que la centralisation administrative mercantiliste remodela totalement les guildes comme des auxiliaires fiscaux.
Déconversion de la société féodale ou régulation de la première transition au capitalisme ?
R. Castel reprenant quelques uns des symptômes des violentes luttes sociales et politiques qui secouèrent le Bas Moyen-Age propose d’expliquer la crise de gouvernementalité de la société et l’ébranlement de l’organisation du travail comme une déconversion de la société féodale[[R. CASTEL, (1995) p. 81-82 . . Il préfère ce terme à celui, trop vague selon lui de décomposition. La déconversion caractérise pour lui le passage de systèmes de régulations rigides”à des organisations sociales dans lesquelles l’individu n’est plus organiquement lié aux normes et doit contribuer à la constitution de systèmes de régulations “. Les structures traditionnelles de régulations ne maîtriseraient plus les turbulences sans pour autant perdre leur empire. On reconnaît la thèse développée dans son ouvrage, d’un passage d’un système de tutelle à un système de contrat d’abord libéral où l’individu est trop faible et donc largement utopique puis socialisé dans des institutions collectives qui garantissent une régulation plus souple et une existence garantie par le droit à l’individu. Thèse très polanyienne (opus cit.p. 201-202) d’un capitalisme utopique qui généraliserait à la façon de l’idéal-type de Weber, des traits encore embryonnaires et largement minoritaires du capitalisme. Or le caractère utopique du capitalisme ne tient pas à un ordre libéral économique encore trop en avance sur son temps, en particulier du fait de l’isolement où se trouveraient les expériences pionnières du laboratoire capitaliste marchand par rapport à la société, mais à sa volonté de supprimer le mouvement de la société (la liberté) tout en bénéficiant en même temps des avantages du salariat.
La réserve que l’on peut faire à la thèse de Castel, c’est que, sur le plan du développement économique, elle ne constitue au fond qu’une reprise de la thèse classique de la modernisation capitaliste accompagnant l’individualisation sociale. Elle souffre des mêmes insuffisances que les idées du premier Rostow[[W.W. Rostow étoffa son article de l’Economic Journal (vol. LXVI , 261, March, pp. 25-48) dans The Stages of Economic Growth , (1960) Son second livre, The World Economics , (1978), revient complètement sur le caractère mécaniste du démarrage ( l’investissement continu), en introduisant les variables de la politique et de l’administration .
. Mais le point qui nous intéresse ici est autre: la thèse de la déconversion du système féodal n’explique pas comment la tutelle peut persister tout en perdant le contrôle des turbulences, car si système il y a, il faut bien admettre sur le plan de la régulation de son fonctionnement socio-économique comme sur celui de sa légitimation politique, qu’un empire sans maîtrise n’est guère intelligible, d’autant qu’historiquement l’affirmation du pouvoir de l’État fut féroce. On peut même dire plusieurs de caractéristiques politiques et administratives fondamentales de l’État moderne se forgèrent dans cette épreuve. M. Mollat et Ph. Wolff remarquent que la facilité avec laquelle les émeutes se répandirent fut largement due à l’absence d’une force de l’ordre permanente efficace, un trait général de l’époque. Ils imputent largement le déséquilibre fiscal, et les luttes sociales à un véritable “envahissement de la société par l’État “[[M. MOLLAT et Ph. WOLFF, (1993), p. 283. . D’autre part, le caractère spectaculaire de la répression systématique de ces mouvements, surtout destinée à dissuader la population, la partialité des témoignages historiographiques presque systématiquement défavorables aux insurgés, sauf dans les lettres de demande “de rémission” (biaisées elles aussi, comme les auto-critiques modernes) ne sauraient dissimuler le fait que le système social fut transformé en profondeur et à long terme: certes, en Angleterre où le servage était jusqu’alors plus dur qu’en France, il y eut une réaction aristocratique mise en évidence par Charles Oman mais on admet aujourd’hui que le soulèvement rendit impossible l’aggiornamento du système manorial ; incapable de se réformer, le domaine seigneurial perdit sa réserve au siècle suivant et avec lui les corvées et le vilainage tandis que le développement rapide de l’industrie lainière et de l’élevage des moutons multiplia les nombres de paysans ne pouvant plus subsister de leurs terres même quand ils en demeuraient propriétaires, ce qui accentuait la salarisation partielle des tenanciers de parcelles ou carrément l’abandon des seigneuries.
Le lien entre statut des salariés et premières lois sur les pauvres
Quant au Statut des Travailleurs de 1349, complété immédiatement par celui de 1351 interdisant aux apprentis l’accès de la ville et l’emploi saisonnier à des salaires élevés, il constituait la première tentative importante d’application à l’échelle nationale d’une politique des salaires jusque-là locale, et fut réaménagé constamment jusqu’au Statute of Artificers d’Élisabeth I en 1563. L’interdiction sous peine d’amende, de faire l’aumône aux mendiants valides assujettis à l’obligation de travailler ou de les héberger montre pour la première fois une claire subordination du secours des pauvres à un impératif global d’équilibre autoritaire du marché du travail. La mendicité n’est pas interdite parce qu’elle est dégradante moralement, thème qui sera développé plus tardivement mais parce qu’elle facilite considérablement la mobilité incontrôlée des salariés et rend presque impossible l’assignation de la pauvreté à un territoire limité. Lorsque ne se déplaçaient que les pèlerins, les hommes d’armes, les clercs, les règles chrétiennes de l’aumône et de l’hospitalité ne contrevenaient pas à la fixation des paysans. Mais lorsqu’une frange importante de ces derniers entreprend de bouger, la mendicité devient un canal privilégié de fuite en dehors du système féodal[[Dans cette découverte de la mobilité à longue distance et cette libération de l’assujettissement féodal, les croisades des pauvres gens, et celle quasiment hérétique et messianique des enfants (Pastoureaux) jouèrent un rôle non négligeable (voir le début de M. MOLLAT & Ph. WOLFF, 1993). . La légitimité théologique de la mendicité, se met à hâter l’écroulement du système féodal si elle n’est pas limitée aux seuls indigents non valides[[ Le rôle positif de la fuite massive des paysans, du vagabondage des pauvres et des indigents dans l’effondrement du féodalisme de l’intérieur, rappelle le processus de minage de l’économie esclavagiste du Sud en Amérique du Nord, ou celui de l’Allemagne de l’Est avant la chute du mur de Berlin. E. M. LEONARD (1900, p. 4) signale d’ailleurs que l’effet des Statuts de 1349 et 1351, fut d’accélérer considérablement les déplacements des travailleurs visés qui cherchaient à échapper à l’application de la loi en s’installant dans un comté favorable. . Le second statut promulgué sous le règne de Richard II vingt ans après, dresse un véritable constat d’échec : les vilains comme les tenanciers échappent de plus en plus aux corvées et services seigneuriaux; ils se réunissent et se confédèrent pour opposer une résistance violente à leurs seigneurs; quant aux journaliers et servants (valets et apprentis de ferme), ils sont si rares que les exploitants ne payent plus leur tenure au seigneur, ni leurs impôts. Après le soulèvement de 1378, une quatrième version du statut réaffirme l’objectif de limiter les salaires et pour ce faire, il veut fixer plus intelligemment la main-d’oeuvre : il instaure un véritable passeport intérieur pour les travailleurs dépendants (servant ou laborer dit le texte de loi) sous la forme d’un certificat dont doit être muni toute personne sortant de son canton et qui précise la raison du déplacement et la date de retour dans le canton d’origine ou de résidence. Ce certificat est établi par un homme de bien du comté, employeur ou non. Les femmes sont assujetties comme les hommes à la même obligation; les étudiants doivent posséder un certificat du recteur de la dernière Université qu’ils ont fréquentée; et les pèlerins la preuve qu’ils se rendent bien à un pèlerinage[[De SCHWEINITZ, (1943), p. 7; J-C. RIBTON -TURNER (1972), p. 60. Les faux pèlerins correspondaient alors à nos faux-touristes pour l’immigration clandestine; les étudiants eux, sont toujours là. Pauvres/indigents, vagabonds/ mendiants, colporteur/receleurs, invalides/valides, les frontières sont floues pendant quatre siècles.. Quant aux servants ou labourers , leur déplacement n’est pas interdit pourvu qu’ils produisent un contrat montrant qu’ils sont embauchés. L’infraction à cette réglementation entraîne l’emprisonnement jusqu’à ce que le contrevenant obtienne une lettre de réintégration ou d’embauche dans son canton d’origine. Les mendiants capables de travailler qui sortent des limites géographiques, sont frappés du même traitement. Cette législation permet de dessiner les véritables contours de la mobilité d’alors : une épidémie de ruptures de contrat (résultant en partie des Statuts précédents) aussi bien chez les femmes que chez les hommes, renforcée par la répression qui suivit le soulèvement, une forte fraude des apprentis ruraux cherchant à se faire passer pour étudiant ou pèlerins, la tentative de contenir le mobilité dans le cadre du canton (l’on descendra au XVI° siècle beaucoup plus loin en fixant les indigents et les pauvres sur les paroisses ) révèlent a contrario une forte mobilité inter cantonale. Mais en même temps, la délivrance de papiers atteste une reconnaissance des déplacements de migrations saisonnières (particulièrement au printemps et à l’été) qu’on cherche à discipliner, sans les contrer entièrement. On remarquera également que le travailleur salarié doté d’un contrat de travail conforme à la législation reçoit l’autorisation de se déplacer. Ainsi ce n’est pas le déplacement en soi qui est combattu[[La répression de toute forme de déplacement est en revanche la caractéristique du Bas-Empire et du Haut Moyen Age esclavagiste ( P. DOCKES, 1980, pp. 271-272) . , c’est la mobilité qui s’opère sans contrat de travail préalable, et partant, sans possibilités de contrôle sur le niveau des salaires (ce qui intéresse surtout l’État) et sur les métiers exercés (ce qui intéresse surtout les corporations urbaines). De même, se trouvait reconnu implicitement le droit de mendier pour les indigents non valides dont on se bornait à éviter le vagabondage hors des limites du canton. On ajouta en 1495 puis en 1504, une limitation de la peine d’emprisonnement pour le vagabondage des indigents.
La question sociale se trouva reposée en Angleterre dès la fin du XV° siècle avec l’augmentation massive des pauvres à la suite de l’extension de l’élevage des moutons pour l’industrie lainière au détriment des cultures vivrières[[C’est entre 1420 et 1440 que les surfaces dévolues au pâturage atteignent la parité avec celles consacrées aux céréales ( BERESFORD, 1954, p. 204) . , du retour des soldats après la fin de la Guerre de Cent Ans et des guerres civile, du chômage manufacturier beaucoup plus fort que celui de l’artisanat urbain. Les petites exploitations agricoles sont abandonnées, les prix agricoles montent, l’inflation frappe les salaires et l’ère de relative prospérité du XIV° siècle n’est plus qu’un souvenir. Ces effets conjugués rendront la condition des pauvres plus sensible aux disettes et davantage susceptible de basculer dans l’indigence donc dans une recrudescence générale de la mendicité. Ainsi la répression du vagabondage va de pair avec les émeutes du Kent en 1527 et de Somerset en 1549. L’État répondra en se substituant de plus en plus aux municipalités dans la répression du vagabondage, dans l’interdiction de la mendicité, dans le secours aux indigents invalides. Le phénomène est européen. Plusieurs mesures de répression du vagabondage sont prises entre 1514 et 1524 à Londres, tandis que les législations très dures se succèdent sous François 1° (les galères pour les vagabonds arrêtés). Leipzig en Allemagne en 1520, sur les conseils de Martin Luther énonce le principe d’une imposition destinée à financer le secours aux pauvres pour éradiquer la mendicité, bientôt suivie par plusieurs autres cités; Ypres en Flandres applique en 1525 le programme élaboré par le De subventione Pauperum de Juan Luis Vives; Zurich en Suisse au même moment avec le plan de Zwingli[[K. De SCHEINITZ, (1943), pp. 36-38; E.M. LEONARD, (1900), pp. 14-17; J-P. GUTTON (1971, pp. 252-257). La dureté des mesures à l’égard des actifs valides, la limitation du droit à l’aumône interdit aux mendiants invalides compensées par une assistance dont le financement devient public, traduisent bien une mutation de l’image du pauvre par rapport à la tradition chrétienne comme le souligne J-P. Gutton, mais également l’ampleur de la misère urbaine et rurale des invalides en même temps que la résistance des valides au travail forcé et la persistance d’un problème de fixation du salariat.
Entre 1536 et 1597, d’Henri VIII à Elizabeth I, la mue de la politique à l’égard des pauvres s’est effectuée, au terme de laquelle les biens du clergé ont été nationalisés par le schisme anglican. L’extraordinaire durcissement de 1547 prévoyait le marquage au fer rouge sur la poitrine, puis sur le front et l’asservissement pour deux ans de tout mendiant valide s’étant enfui de l’employeur qu’il avait été condamné à servir contre le couvert pour tout salaire. Si ce dispositif draconien fut abrogé trois ans plus tard, et remplacé par un Statut qui revenait à celui de 1531 tout en y ajoutant le retour à cheval ou carriole des sans ressources âgés ou impotents, ce n’est pas seulement parce qu’il était inapplicable, c’est aussi parce qu’en 1549 était intervenu le soulèvement de Somerset qui rappelait celui de 1378. L’insurrection fut réprimée mais elle eut raison de la loi esclavagiste. Mieux, en 1552, le balancier revint dans le sens de l’assistance au lieu de celui de la répression: les riches qui refusaient de payer leur contribution à la charité publique envers les pauvres se virent fermement invités à le faire par le curé ou le vicaire de la paroisse puis, à défaut, par l’évêque. En 1563, des pouvoirs de police furent conférés aux autorités locales pour extorquer jusqu’à 10 £ de contribution volontaire aux contribuables récalcitrants à la persuasion. Mais la grève fiscale des riches se poursuivit, et en 1572, le chapitre 5 de la nouvelle loi sur les pauvres conféra à la justice de paix ainsi qu’aux autorités officielles locales le droit de lever un impôt en bonne et due forme. L’assistance aux indigents invalides fut prise en charge par les hôpitaux royaux quand les finances locales n’y suffisaient pas. La résorption des indigents valides récidivistes du vagabondage et de la mendicité, passa comme nous l’avons vu par le statut de 1672 qui tout en reprenant en partie les châtiments corporels du statut de 1531 (dont le marquage au fer de l’oreille droite pour les récidivistes) introduisait le mécanisme de l’indenture et l’esclavage avec la condamnation pénale à une amende rachetée par un maître qui pouvait lier son employé, ou à une déchéance civile en cas de récidive. Mais, contrepartie de cette générosité publique, le chapitre 4 du même statut, enjoignait au pauvre au chômage d’avoir à travailler pour quiconque l’exigerait, conférait au juge de paix le droit de fixer les salaires, d’infliger une amende à l’employeur qui dépasserait le montant attribué et obligeait le travailleur pour chercher un nouvel emploi à fournir un quitus de son ancien employeur. Le principe du livret de travail était désormais bien installé. Quelques uns des mécanismes forgés par les premiers statuts des travailleurs et des artisans furent repris ou étendus aux mendiants invalides (leur dénombrement, leur assignation à un comté par la possession d’un certificat de mendicité).
Le point d’orgue de la Grande Fixation : la loi du Settlement et du Removal de 1662 en Angleterre
Le couronnement essentiel des lois sur les pauvres fut apporté sous les Stuarts à l’édifice législatif des Tudors par la loi sur l’installation de 1662. Elle établissait l’interdiction pour le travail dépendant (les pauvres) de sortir des limites de la paroisse. Les juges de paix se trouvaient directement impliqués au niveau local le plus restreint et le plus fin dans l’application d’une politique nationale d’aide aux pauvres, de surveillance de l’exécution des contrats de travail et particulièrement du contrat d’indenture (toute rupture devenait une affaire criminelle passible du juge de paix), de répression de la circulation sur le territoire des actifs non autorisés. Puisque la charge des pauvres avait cessé d’être volontaire et était devenue un impôt, la triple surveillance des pauvres par les curés anglicans, par les juges et par les autorités administratives locales, s’avérait infiniment plus efficace pour leur application que les édits royaux sans relais capillaires comme ce fut souvent le cas en France. Il s’agissait d’une fixation particulièrement forte de la main- d’oeuvre puisqu’elle ôte pratiquement le droit de se déplacer aux pauvres et pas seulement les indigents assistés. Se trouvaient refoulables en effet par les juges de paix vers leur paroisse d’origine, tous ceux qui a) n’avaient pas de certificat les autorisant à quitter leur paroisses d’origine ; b) ne payaient pas plus de 10 £ St. par an de loyer ou de fermage, somme assez considérable. Les attendus du texte promulgué la quatorzième année du règne de Charles II sont sans équivoque :”Lorsqu’à la suite de lacunes dans la législation, les pauvres ne sont pas empêchés d’aller d’une paroisse vers une autre, alors ils tentent de s’installer eux-mêmes dans les paroisses où il existe les meilleures ressources (stock), les terrains communaux les plus étendus ou des friches où construire leur maison, et le plus de bois à détruire et à brûler. Puis quand ils ont consommé toutes ces ressources, ils tentent d’aller dans une autre paroisse pour finir comme gueux et vagabonds ce qui décourage des paroisses de produire des ressources si elles sont susceptibles d’être dévorées par des étrangers “[[13 et 14° année du règne de Charles II, C. 12 : an Act for the Better Relief of the Poor of this Kingdom , 1662 ( Law of Settlement ) cité par K. SCHWEINITZ, 1943, p. 40. . De Schweinitz a raison de voir dans cette législation “une régression aux jours du servage et à la théorie que le travailleur appartenait à l’endroit où il était né “. On a nommé cette législation celle du “parish serfdom”, ce qui montre bien que l’instauration progressive de l’esclavage dans les colonies d’Amérique à cette même époque n’est pas une exception, mais participe d’un même vaste mouvement de fixation. Remarquons que la loi était quand même obligée d’admettre que toute personne ayant résidé dans une paroisse au moins quarante jours sans interruption sans avoir dû solliciter le secours comme pauvre était admise au séjour régulier. Il existait donc bien une reconnaissance d’une certaine forme de mobilité des actifs, même si elle était fortement encadrée un droit au séjour régulier limité au seuil inaccessible pour les pauvres du montant du fermage ou loyer. Ce dont ne voulait pas le pouvoir central c’était que cette mobilité occasionne des troubles par concentration excessive des mendiants, vagabonds et pauvres indigents attirés par des régimes d’assistance plus cléments; c’était aussi que la réaction paysanne d’occupation des terres en friche compromette l’enclosure lainière et le pourvoiement de main-d’oeuvre bon marché aux manufactures rurales. Comme Adam Smith le remarque bien, on assista à un large développement de la fraude des notables qui essayaient de se décharger de leurs pauvres en favorisant leur transfert dans d’autres paroisses, puisqu’une loi promulguée sous le règne de James II, exigea en 1686 que les 40 jours de résidence au delà desquels on ne pouvait plus rapatrier les pauvres dans leur résidence d’origine, fussent comptabiliser en partant de la date de notification écrite de leur installation au tuteur des pauvres ou au curé, ce afin d’éviter la régularisation des résidents clandestins. Dans les paroisses récipiendaires, les autorités pouvaient en effet, taire la notification faite par les pauvres de façon à attendre le dépassement des quarante jours pour régulariser le séjour. Cette tolérance aboutissait à une régularisation de leur présence. Une forte latitude administrative était laissée aux autorités locales. Celles-ci exigeaient toujours les certificats pour les arrivants assujettis à la réglementation, mais pouvaient aussi refuser quitus sans avoir à la justifier. On voit bien, par conséquent qu’elles pouvaient empêcher les entrées, mais aussi retenir le travail dont elles avaient besoin sur place.
La loi remplaça donc la notification officielle par l’affichage au porte de l’église le dimanche après le culte, qui pouvait être faite aussi bien par l’intéressé que par des paroissiens, un peu comme les bans de mariage. Le rapprochement n’est pas fortuit, car le moyen d’échapper à ce contrôle de la mobilité était évidemment le mariage. Et de même que nous avons vu pour l’esclavage le développement d’une législation très précise sur les descendants d’asservis, il fut élaboré une législation très complexe concernant les enfants, les conjoints et les parents de pauvres. Le souci des autorités locales étaient à la fois de réduire le nombre d’ayant-droits aux secours et de limiter les possibilités de déplacement que les rapports de parenté ouvraient aux candidats à l’émigration[[ Tout cela rappelle de façon irrésistible les subtilités des dispositifs contre les migrations clandestines de main-d’oeuvre aujourd’hui et les non moins grandes subtilités des migrants pour les tourner. . Quoiqu’il en soit, la correction progressive de la législation centrale entre 1662 et 1691, atteste à la fois l’ampleur du problème, et les véritables mouvements du peuple des pauvres. La loi datant de la troisième année du règne de Guillaume III (1691) institue en effet un certificat dont devait être porteur le travailleur s’installant : les autorités de sa paroisse d’origine s’engageait à payer son retour et le coût de son entretien s’il devenait un pauvre assisté dans la nouvelle paroisse où il s’était installé. Ce correctif aux lois de 1662 et de 1686 prouve à la fois la nécessité d’aménager des déplacements du travail banal rendus nécessaires par la précarité des emplois et par les rapides transformations de l’industrie rurale, mais il traduit aussi un mouvement réel de déplacement des pauvres. À l’heure où il devenait impératif de récupérer la main-d’oeuvre salariée pour les manufactures, pareille mobilité signifiait tout simplement chez une population largement prolétarisée, une résistance au travail ouvrier dépendant et au travail dépendant tout court dans un contexte de blocage des salaires. K. De Shweinitz juge, à la suite d’Adam Smith que cette législation contre la pauvreté produisait une entrave à la mobilité dommageable et inefficace sur le plan économique. Mais son véritable objectif était précisément de limiter la mobilité et de façon dissuasive. Adam Smith souligne en 1776, qu’il n’est pas un travailleur dépendant de 40 ans qui ne se soit trouvé confronté à la cette loi du settlement d’une façon ou une autre son existence. De Schweinitz parle d’un septième de la population directement concernée, donc de beaucoup plus sur les actifs dépendants, et d’un effet dissuasif considérable sur l’ensemble de la population. Il existait donc une logique des interventions de l’État pour enrayer la mobilité des salariés en 1662. Plus tard, la virulence de la critique par Adam Smith de la législation de 1662, comme celle de J. Bentham , D. Ricardo, Th. Malthus, puis R. Owen, et K. Marx contre celle de 1795 (Speenhamland) lors de la nouvelle Loi sur les Pauvre de 1834, montrèrent a contrario que ce contrôle local exprimait la résistance du modèle du capital marchand et foncier bâti sur la première industrialisation rurale permise par le Statute de 1349 face au régime du second capitalisme industriel, libéral et urbain.
Les corporations: interprétation d’un déclin et la légende libérale des Lumières
Mais surtout l’aspect le plus discutable de la thèse de R. Castel de la déconversion est de ne faire aucune place au rôle collectif et organisé de ce salariat, mixte de pauvres, d’artisans, de ces paysans qui se battent pour leur liberté personnelle. Si le salariat n’a pas de place dans la représentation officielle ou symbolique de la société, sauf au titre de la “canaille” ou de la “merde” (cf. le mot d’un patricien Florentin à l’égard des Ciompi cité par M. Mollat & Ph. Wolff (1993), p. 75) l’existence de nombreuses formes de salariés ou travailleurs dépendants est incontestable et irrigue la culture populaire, voire même les luttes politiques en Italie du Nord pour la participation au pouvoir. Bronislaw Geremek (Ref. 1990, pp. 307-309) parle bien d’un marché dont les limites géographiques s’étendent sur 150 km, ce qui pour l’époque représente bien 1000 de nos kilomètres. Quant à la place symbolique unifiée des salariés (à temps partiel ou plein) il faut la lire derrière la catégorie à la fois théologique et sociale des Pauvres. L’enjeu du Pauvre comme sujet de l’Histoire et du Salut est tellement important que la papauté devra déclarer hérétique la proposition que Jésus Christ est un Pauvre ou le Pauvre par excellence. R. Castel (1995, p. 112) aperçoit bien cette relation qui écrit: “le vagabondage représente l’essence négative du salarié. Sa figure limite permet de dégager les caractéristiques structurales de la condition ou plutôt de la non-condition salariale d’alors. “
Si tutelle il y a des corporations, elle ne s’exerce pas sur des individus isolés, mais en réponse à des comportements de groupes ; il leur faut le plus souvent l’aide de l’État pour maintenir des privilèges que les compagnons tantôt défendent tantôt attaquent selon leurs intérêts, selon l’ampleur de l’approvisionnement de la migration rurale-urbaine ; et surtout cette tutelle est aussi fortement contestée que le sera le contrat de travail libre au XIX et XX° siècle de l’intérieur par les grèves, les ruptures de contrat, de l’extérieur par les travailleurs libres. La dialectique de l’affrontement social et politique dans l’Italie en constitue l’exemple limite puis qu’elle enrayera durablement l’édification d’un État centralisé et compromettra longtemps l’éclosion du capitalisme industriel. Si les maîtres artisans et plus encore les grassi s’appuyaient sur les Arts (c’est-à-dire l’organisation des corporations de métiers) pour contenir les popolani minuti et les patriciens oligarques, les apprentis, les compagnons et les artisans qui étaient en même temps salariés dépendants ou sous-traitants n’acceptaient eux des corporations que ce qui servait leur mobilité sociale et professionnelle et garantissait les prix et l’emploi. Dès que l’organisation des métiers les bloquait dans la condition de salariés dépendants, ou refusait de reconnaître les nouveaux métiers (comme ce fut le cas pour les Arts Mineurs en Italie), les corporations furent attaquées avec une violence qu’aucun programme libéral n’atteignit jamais. Il faut surtout ajouter, comme l’a montré H. Hauser dans le cas de la France, que le travail libre résista pied à pied aux tentatives des corporations, secondées par l’État à partir de Louis XI , d’étendre le système des jurandes à l’ensemble des villes puis des campagnes. Henri Hauser (1899, pp. XXIX) donne comme l’un des principaux résultats de sa recherche que dans la France du XVI° siècle, c’est le travail libre qui est la règle ; le travail organisé l’exception. Par ailleurs “l’histoire des confirmations des privilèges est l’histoire de la lutte du travail organisé contre le travail libre”. On ne saurait mieux dire à quel point, contrairement à la thèse de R. Castel, le travail libre, salarié, existe bel et bien. C’est l’Autre des Corporations, leur face cachée et le moteur secret de leur institutionnalisation puis de leur absorption directe comme élément de l’appareil de l’État Royal. Nul hasard, si la plus grande ville du Royaume, Paris, était aussi celle où à la veille de la Révolution, où plus de la moitié du travail, et plus particulièrement dans les faubourgs se trouve hors corporations. Là où les libéraux, à l’instar de Turgot voulaient la liberté du travail, l’accès au travail (salarié) libre, le salariat depuis du Bas Moyen-Age réclame le libre accès à la ville, le libre accès à l’installation à son propre compte. La liberté a pour contenu la liberté de pouvoir fuir la terre du seigneur, la tenure, et en même temps et immédiatement celle de pouvoir fuir le salariat. Le programme des Niveleurs anglais en sera le reprise. Ce mouvement de constitution sociale c’est-à-dire d’organisation de la liberté comme pouvoir de dire non, de quitter la terre, de ne pas dépendre d’autrui, le travail dépendant l’exprime si tôt qu’il faut réinterpréter la prolétarisation: loin de se borner au mouvement économique qui consiste à séparer le travail dépendant des conditions du travail, elle représente un mouvement d’individualisation et donc d’affaiblissement de la force collective du salariat déjà constitué comme sujet social. Comme le capitalisme libéral de l’individu du louage de service, puis du contrat de travail, elle est utopique au sens où elle présente une tendance unilatérale comme la réalité, et donc ne sera jamais accomplie totalement non, comme R. Castel le soutient, parce que l’individu ne serait pas encore libre, ou trop faible pour devenir libre face à la force collective des employeurs, mais parce qu’elle cherche à séparer le porteur de travail dépendant des conditions de sa présence collective, ce qui explique que souvent la prolétarisation ait revêtue historiquement la forme d’une séparation du travailleur d’avec le groupe de métier, d’avec la communauté rurale ou urbaine dans laquelle il était inséré, affilié et enfin de la famille, bref de toutes les conditions de sa reproduction non seulement économique mais aussi sociale et politique. Ce qui explique aussi la résistance très souvent acharnée des populations à ce processus.
Le bridage du pouvoir de coalition
Il faut ramener à de justes proportions la suppression des corporations par la Loi le Chapelier de 1791 et les Combination Laws [[Décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 et loi Le Chapelier des 14 et 17 juin 1791 pour la France, 39° année du règne de Georges III, c. 81, 1799 et 40° année du règne de Georges III, c. 106, 1800, pour l’Angleterre. britanniques de 1799-1800 (ainsi que ses antécédents bien plus espacés dans le temps[[Par exemple l’édit de 1548, 2° et 3° année du Règne de Édouard VI, c. 15. interdisant aux salariés de se coaliser pour fixer les salaires et la durée du travail. Voir aussi le chapitre 4 du Statut des travailleurs promulgué en 1563 par Elizabeth I. Pour la France, l’édit de Villers-Cotterêts de 1539 qui fut suivi d’autres interdictions semblables. ), tout comme l’abolition des privilèges de la nuit du 4 août. Non l’aube d’une ère nouvelle, mais les turbulences secondaires dérivées d’une autre bataille sur les mouvements réels du travail salarié dans la société avant l’industrialisation qui en a constitué la seule forme de contrôle possible, parce que la grande fixation avait échoué. L’enregistrement post festum d’un décès déjà advenu. En Angleterre, le réquisitoire d’Adam Smith visant les corporations porte surtout sur la limitation du droit de s’installer à son compte sans en être passé par un apprentissage fixé à sept ans depuis le Statute of Apprenticeship d’Élizabeth I. Clause que l’auteur de la Richesse des Nations dénonce comme largement inadaptée à former de la main-d’oeuvre industrielle. La longueur des études, l’oisiveté ne favorisent pas l’acceptation de la discipline de manufacture. Même dans les secteurs très qualifié comme l’horlogerie, il n’y a aucun mystère, soutient-il, qui requière une si longue initiation. La nature véritable des corporations apparaît nettement : instruments destinés à pallier la pénurie de main-d’oeuvre dépendante dans l’organisation des métiers à la fin du XVI° siècle, donc jouant un rôle direct dans la politique globale de fixation du travail, les corporations freinaient un siècle et demi plus tard l’approvisionnement des fabriques et devenaient des lieux de résistances à la discipline industrielle. Quant à l’argument selon lequel la supériorité de l’industrie urbaine sur l’industrie rurale serait due aux système de réglementation des corporations en général, A. Smith le balaye d’un revers de la main: il est dû à bien d’autres réglementations[[A. SMITH (1986), p. 231.. Cinquante ans d’industrialisation avait eu raison du système d’apprentissage contrôlé par les corporations de métiers, parce que simplement dans les métiers nouveaux qui apparaissaient, les choses s’organisaient autrement. Aussi lorsqu’en 1813, fut aboli le Statut des travailleurs ( Satute of Artificers) , il fut entendu à la Chambre des Lords qu’il était”inconnu d’éminents légistes ainsi qu’à la commission de la Chambre Basse” [[Après l’incendie de Londres de 1666, avait été accordé la liberté d’établissement à toute personne participant à la reconstruction. Une Commission Parlementaire rendit un rapport féroce contre les corporations qui aboutit à une résolution votées par les Communes en 1751 contre la guilde du tricot. Mais ce furent les Cours de justice qui jouèrent le rôle décisif dans l’extinction progressive des corporations E.F. HECKSCHER, (1935, REF. 1962) t. I, pp. 301- 324. . En fait le système s’était écroulé de l’intérieur depuis bien plus longtemps. En France aussi, les corporations abolies en avril 1791, étaient largement moribondes à cette date; aucun ouvrier ne se battit véritablement pour elles, ni surtout contre elles[[Dans les Cahiers de Doléances la défense des corporations qui est surtout le fait du Tiers État des villes de Province à l’exception notable de Lyon, est associée au thème de la défense des compagnons .Le Tiers État de Paris intra muros est silencieux, et celui des faubourgs est franchement hostile. G. AUBIN & J. BOUVERESSE (1995, pp. 81-82) pourtant défenseurs du décret d’Allarde et de la loi Le Chapelier, sont bien obligés de le reconnaître. . Un édit de 1762, pour favoriser le développement du tissage et de la confection dans les campagnes, leur en avait retiré la surveillance et l’avait placé directement sous la surveillance de l’administration royale. Dès 1736, la doctrine de l’administration royale placée sous l’autorité de Vincent de Gournay, si admiré par Turgot, était de limiter les corporations aux grandes agglomérations, d’autoriser tout artisan à s’installer librement à son compte à la campagne pourvu que ses produits fussent marqués à leur entrée en ville. En 1755, une ordonnance déclare ouverte à l’installation de tout artisan ayant accompli son apprentissage et son tour, sauf Paris, Rouen, Lyon et Lille. Si l’on ajoute que du XIV° à la fin du XVI° siècle, les Corporations ne couvrirent qu’une partie minoritaire du travail en France non seulement parce que les jurandes ne fonctionnaient pas partout ni dans tous les métiers, mais aussi parce que les dérogations étaient multiples, on doit restreindre considérablement leur impact et leur pouvoir de nuisance quant à l’éclosion d’un marché homogène. Constituant des formes de monopsone de l’achat de travail, elles furent capables d’enrayer les hausses des rémunérations, mais pas d’étouffer la libre initiative du travail libre ni un fonctionnement de marché imparfait. Ce qu’elles réalisèrent, c’est un contrôle des prix des produits et en particulier de bridage des salaires au prix d’une limitation de la production[[D.C. NORTH & R.P. THOMAS (Ref. 1980,p. 128). H. HAUSER (1899) réfute longuement l’argument de l’innocuité des corporations sur le prix du travail. . Mais ce rationnement des salaires n’empêchait nullement des mécanismes globaux d’offre et de demande de jouer et localement, des procédures complexes de contrats implicites d’opérer partiellement. La raison de ce choix de bridage des salaires (qui revient à faire de ce dernier un coût fixe) tient probablement à l’absence d’organisation de mécanismes financiers centralisés et de marchés capables de supporter une hausse forte des rémunérations du travail, caractéristique qui ne se mettra en place qu’entre 1890 et 1950 et au prix de l’abandon de la notion de contraction individuelle du salaire[[C. KERR (1950) a montré que le marché du travail est alors un marché largement administré, les prix sont fixés à priori, la productivité s’ajuste à ces données, comme l’offre de monnaie qui anticipe sur la demande anticipée. La naissance du crédit et le contrôle de l’offre de monnaie a supposé la délimitation de droits de propriétés nouveaux, de règles de comptabilité et d’institutions nouvelles. La naissance de ce crédit particulier qu’est l’augmentation de salaire gagée sur un incrément à venir de la production, a soulevé des difficultés plus importantes à en juger par le caractère beaucoup plus récent de l’acquisition de la notion de compatibilité d’une hausse durable des salaires avec la croissance de l’accumulation. . Si les corporations eurent un effet limitatif sur les salaires, dès le départ, ce fut d’autant plus leur principale raison d’être que les coûts du travail constituaient l’élément majeur des coûts de production. Toutefois il s’agit d’un freinage endogène et non d’un blocage exogène, par une institution extra-économique utilisant la force à titre principal et non incitatif. Comme le remarque Sylvia L. Thrupp, les physiocrates remontèrent beaucoup trop loin dans l’histoire des corporations en leur imputant le pouvoir d’avoir gelé les salaires en particulier en restreignant au maximum l’accès à la maîtrise et à la possibilité de devenir travailleur indépendant .” Le travail médiéval était si mobile que si les Guildes procédaient à des restrictions excessives de l’accès au statut de maître, les compagnons (servants) et les apprentis déçus dans leurs espoirs de promotion sociale, se mettaient à les quitter et à s’installer à leur compte dans les faubourgs des villes ou dans les villages pour leur faire concurrence” [[S. L. THRUPP, (1966) p. 279. On voit là l’origine de la création de l’industrie rurale qui surgit comme une réponse sociale au blocage des corporations urbaines à partir du XIII° et XIV° siècle . .
Dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, l’application des règlements avait été transférée en totalité de la juridiction des corporations à l’administration de l’État. Le mouvement de protestation qui suivit les édits de Turgot en 1776, bien résumé par le réquisitoire de l’Avocat Général du Parlement de Paris, Seguier, contre cette suppression, émana des techniciens de l’administration royale qui craignaient les conséquences fiscales et politiques de la disparition d’un élément organique des corps intermédiaires du royaume sur les autres composantes d’un équilibre politique déjà précaire. Elles ne furent d’ailleurs supprimés par le décret d’Allarde de mars 1791 qu’à la faveur de la création d’un impôt nouveau la patente qui frappait tout commerce, et par conséquent permettait à l’administration fiscale d’y voir plus clair et de reprendre le contrôle du secteur de l’activité libre[[G. AUBIN & J. BOUVERESSE, (1995), p. 83. . Largement ineffectives sur le plan économique, elles représentaient en revanche une source de rentrée fiscale importante ainsi qu’un véritable corps intermédiaire sur le plan social, continuant à mêler compagnons et maîtres alors que la dissociation s’avérait croissante et que les nouveaux sottoposti représentaient un bon tiers de la population. Leur maintien formel ne faisait plus obstacle à la hausse des salaires; l’entrave qu’elles représentaient pour le développement du travail libre sans être négligeable, n’était pas comparable aux trente trois zones découpées par les droits de douane intérieur supprimés par le même Turgot. Contrairement à une légende tenace qui trace le parallèle entre les deux décisions du ministre de Louis XVI, pour conférer au marché des marchandises un degré d’unification supérieur à celui du marché du travail, il existait une plus forte homogénéité des neuf millions de brassiers journaliers et autres alloués que des marchés locaux du commerce du grain. Ces derniers contrôlés localement de façon trop compartimentée ne parvenaient pas à ajuster les prix et surtout les quantités pour éviter les disettes. Le marché du travail des brassiers, des forains[[Les forains étaient les compagnons libres itinérants ou des ouvriers de petits métiers. Souvent rejetés par les corporations urbaines, ils tournaient au gré de l’ouvrage disponible en ville ou dans les campagnes (cf. H. HAUSER, 1899, pp. 57, et O.H. HUFTON , 1974 chap. 4). et des manoeuvres urbains lui ne pouvait plus être contrôlé par le système des corporations qui a) empêchait une perception correcte de sa réalité unifiée; b) qui risquait d’être investi par les salariés pour entraver l’industrialisation, la mécanisation et la prolétarisation.
Comme en Angleterre, d’autres instruments de contrôle du marché du travail que les corporations s’étaient progressivement mis en place. Au lieu de réglementer le travail libre à travers les corporations, l’État prenait de plus en plus de mesures touchant directement le travail libre, c’est-à-dire échappant aux guildes. En France, c’est de 1749 que date l’ordonnance qui interdit aux travailleurs de quitter leur emploi sans un “billet de congé”[[Ce fait est rappelé opportunément par R. CASTEL (1995, p. 156). Ses deux chapitres fourmillent d’exemples qui nous semblent prouver exactement le contraire de l’argumentation principale de l’ouvrage et donc revenir à l’interprétation de J.P. GUTTON (1971, pp. 219-234) ou à M. MOLLAT. La dé-théologisation, la sécularisation en même temps que municipalisation progressive de la question de l’aumône paraissent indubitables. Le passage d’une charité sur le plan religieux (obligation morale de l’aumône) individuelle et volontaire, à un secours collectif, obligatoire assis sur l’impôt avec pour contrepartie l’interdiction de toute mendicité, fut d’ailleurs vécu au XVI° siècle comme une véritable révolution mentale. Voir la controverse autour de l’expérience continentale d’Ypres qui appliqua les idées de Juan Luis Vives à partir de 1526, et le recours des Ordres Mendiants devant la Sorbonne qui légitima l’expérience tout en maintenant le droit à l’aumône pour les pauvres non secourus et le privilège de l’aumône pour les Ordres ecclésiastiques. (K. SCHWEINITZ, 1943, pp. 30-36). Ce que R. CASTEL (op. cit. pp. 44-45) ne mesure pas, c’est, au delà de l’histoire des représentations, le différend pratique qui sépare l’État et ses instances laïques de l’Église. Le reproche qui se cristallise progressivement à l’encontre de la charité chrétienne surtout catholique (car Luther dès 1520 appelle lui aussi à la suppression de la mendicité et à l’attribution de secours aux seuls indigents locaux) à partir du XVI° siècle, c’est de compliquer par son inconditionnalité, le tri entre les indigents invalides et ceux qu’il faut mettre au travail sous une forme ou sous une autre. Le Comité de Mendicité créé par l’Assemblée Constituante en 1791, s’inspirant des philosophes des Lumières, estimera que l’Église Catholique par ses institutions de charité cherche à consolider son influence politique favorisant du même coup, une inflation des pauvres et du parasitisme social (O.H. HUFTON, 1974, pp. 3-4). La continuité est parfaite, et là encore comme sur la question des corporation ou de la liberté, la Révolution Française marque moins une rupture encore largement utopique que la généralisation juridique d’une situation déjà largement réalisée sous l’Ancien Régime mais largement contre lui. . En 1781, comme nous l’avons déjà vu, était instituée la lettre patente créant le livret ouvrier; tout ouvrier arrivant dans une ville doit dorénavant se faire enregistrer au greffe de la police. Coalitions et débauchage sont interdits. I. Wallerstein avait souligné l’esclavage dans les mines écossaises au XVII° siècle. Max Weber rappelle qu’au siècle suivant on enchaînait encore des mineurs par des colliers de fer à Newcastle. Du Moyen-Age, au Beveridge -State actuel en passant par le Mercantilisme, la réglementation de la mobilité de la main-d’oeuvre constituait l’un des piliers essentiel de l’intervention de l’État et de l’édification historique de l’institution qu’est le marché du travail[[C’est ce qui se dégage des ouvrages classiques de S. & B. WEBB (1927) et de l’admirable contribution De SCHWEINITZ (1943) dont K. POLANYI (1944) n’eut visiblement pas connaissance, pas plus qu’il ne mentionne E.M. LEONARD (1905) dans ses sources. , telle que l’analyse classique puis néoclassique en a hypostasié les propriétés. La principale condition d’un fonctionnement classique du marché du travail (établissement simultané des quantités et des prix d’équilibre) à court ou moyen terme n’est pas seulement en effet la mobilité interne de ce marché, c’est son immobilité par rapport à l’extérieur. Cette immobilité correspond à une neutralisation de son approvisionnement exogène. Cette neutralisation peut être obtenue soit par l’immobilité totale (fermeture totale), soit par un solde migratoire avec l’extérieur nul si les entrées en volume et en qualité sont strictement compensées par les sorties. La première solution fut souvent essayée par les politiques migratoires des États. Il ne s’agit pas d’une clause de style, puisque la législation mercantiliste et caméraliste interdirent l’émigration (pas l’immigration). Dès 1534, l’Angleterre avait interdit le voyage à l’étranger pour les artisans des métaux. En 1669, Louis XIV avait promulgué un édit “portant défense sous peine de confiscation de corps et de biens, de prendre du service ou de s’habituer à l’étranger”. En 1700, la plupart des Cantons suisses avaient prohibé l’émigration non autorisée expressément. Guillaume de Prusse avait fait de même en 1689. Ces interdictions totales furent peu efficaces. La seconde solution qui consiste à compenser les fuites dans un marché du travail donné, par une immigration endogène ou exogène. Les États mercantilistes, sans illusion sur la déperdition de travail qualifié ou non, cherchèrent à attirer de l’étranger des artisans qualifiés (première forme historique de drain brain ) et d’autre part à dégager du monde rural les effectifs nécessaires à la marine royale, aux manufactures. Que ces politiques aient échoué souvent, n’empêche pas de parler d’une intervention active de l’État, en particulier dans le domaine colonial dont le peuplement était directement lié à la conjoncture économique et à la situation des brassiers qui fournirent le gros des engagés comme nous l’avons vu .
Sélectionner dans le discours des Lumières et le libéralisme économique, la lutte contre les corporations dites médiévales[[A cinq ou trois siècles de distance du véritable Moyen-Age, l’institution corporatiste mercantiliste avait peu de rapport avec la réalité socio-économique médiévale. L’argumentation du Maire de Paris, Bailly aux compagnons charpentiers venus pétitionner pour obtenir un salaire minimal n’ajoute rien à celle de Beaumanoir sur le fond.En revanche les guildes en France étaient devenues au XVII° siècle des auxiliaires de la politique industrielle (souvent liée à la production guerrière) et fiscale de l’État, ce qu’elles n’étaient pas autrefois. , de même que ne retenir que le dernier mouvement d’enclosure dans la naissance de l’âge industriel, c’est se tromper sur la nature de la relation qui lie les compagnons aux corporations, c’est aussi s’obnubiler sur l’arbre de l’immobilité en oubliant de la sorte, la forêt de la mobilité. C’est aussi sur le plan plus général, privilégier les périodes malthusiennes où l’excédent démographique aurait été tel que le mécanisme de la loi de l’offre et de la demande aurait joué[[Nous employons le conditionnel car pour qu’un tel mécanisme ait joué à l’échelle globale et à long terme, il faut des conditions très strictes rarement remplies. En particulier qu’il n’y ait pas de fuite par émigration et/ou accès au travail indépendant ou moins dépendant (travail garanti à vie sous diverses formes qui atténue la principale dépendance vis à vis du marché). Or à l’acmé du libéralisme entre 1850 et 1914 , on ne peut dire que ces conditions furent remplies: au contraire, l’Europe occidentale connut une hémorragie de main-d’oeuvre sans précédent puisqu’une quarantaine de millions de personnes s’échappèrent du marché du travail vers le Nouveau Monde ou les colonies tandis que la promotion sociale à travers l’accès aux professions libérales devenait un rouage normal du fonctionnement du marché du travail. Le développement de l’emploi public dans nombre de pays européens, l’internalisation presque totale d’un tiers des effectifs des grandes entreprises japonaises pour lutter contre un taux de rotation très élevé à partir de 1900, élevaient autant d’obstacles supplémentaires à un fonctionnement malthusien dans une période de croissance démographique rapide. nécessairement à la baisse de la rémunération du travail jusqu’à son coût de reproduction minimale, par rapport aux périodes où la pénurie de main-d’oeuvre est la règle générale pour des motifs strictement démographiques ou pour des raisons autres (défrichage des forêts au XI et XII° siècles, découverte de terres nouvelles, naissance de formes nouvelles d’activité). La liberté d’accès au travail, la liberté du travail constituent à la fin du XVIII° siècle a) un problème secondaire pour les ouvriers qui posent déjà la question de l’application du machinisme, de l’homogénéité des prix et perçoivent parfaitement que la destruction des vieilles formes d’organisation est susceptible de les affaiblir; b) des conséquences dérivées d’un problème plus général qui conditionne leur solution : quel régime de mobilité interne géographique, professionnelle et sociale est compatible avec une expansion et une homogénéisation des mécanismes des marchés en général et du marché du travail en particulier. En ce sens, à la fin du XVIII° siècle, le problème n’est plus celui des Niveleurs qui essayèrent désespérément de préserver la liberté politique et donc l’accès à la propriété pour permettre au paysan ou à l’artisan anglais de ne pas tomber dans la servitude de travail pour le compte d’autrui. La condition de salarié et plus généralement de travailleur dépendant est devenue une condition à partir de laquelle il faut aménager l’accès à la liberté du dedans et non en s’en évadant.
Ce que les réglementations de contrôle des pauvres cherchent toutes dans les deux siècles qui précèdent l’industrialisation, c’est d’abord à faire travailler les indigents valides pour soulager les finances publiques de leur prise en charge et plus encore de les contrôler quel qu’en soit le coût; c’est ensuite de les fixer dans ces multiples formes de salariat ce qui implique enfin de réguler l’approvisionnement en main d’oeuvre. R. Castel (1995, p. 147) en recense onze tout en devant expliquer de façon embarrassée qu’il ne s’agit pas d’un salariat unifié comme condition, mais d’états non reconnus socialement (il multiplie les termes quasi, presque, pour ainsi dire salarié). Bien que son problème théorique soit celui, foucaldien, de la gouvernementalité des pauvres, il ne lui vient pas à l’esprit une hypothèse beaucoup plus conforme au matériau impressionnant qu’il accumule par ailleurs: 1) que le salariat existe bel et bien comme réalité économique unifiée, agissante, mais que; 2) sa non reconnaissance comme catégorie unifiée traduit un problème d’ingouvernabilité pour l’État pris entre les exigences de régulation globale du système (la fixation de la main-d’oeuvre le maintien des équilibres budgétaires, la limitation des salaires) et les poussées dérégulationnistes locales micro-économiques (la libération locale de la main-d’oeuvre, la concurrence entre employeurs); 3) que l’indignité du salariat considéré comme n’ayant pas sa place dans les ordres de l’Ancien Régime, soit une représentation largement utilisée comme une technique de marginalisation en raison même de 2). Cette infériorisation du salariat, état sans place symbolique, Tiers État mais aussi Quart État, permet en effet de dissimuler le rôle productif déjà déterminant du salariat sous le capital marchand ou de le minorer symboliquement, politiquement. L’erreur fondamentale de R. Castel dans son ouvrage est d’avoir confondu l’histoire des représentations (enjeu certes crucial des techniques de gouvernementalité) ainsi que le problème de gouvernement de ce qui a été dénommé les Pauvres par l’État, avec la genèse réelle des catégories. La leçon de Michel Foucault n’est reprise qu’en apparence. Ainsi “l’inutilité au monde” c’est à dire la désaffiliation sociale des inemployés d’aujourd’hui, des Pauvres d’hier, (op. cit. pp. 14 et suivantes) se voit-elle dotée d’un statut méthodologique sans qu’en soit critiquée la genèse. Si l’État, les élites ont catégorisé ainsi le salariat lui refusant une place symbolique et soi-disant sociale, il ne s’en suit pas du tout a) que les proto-salariés eux-mêmes se soient vécus comme inutiles , improductifs; b) qu’il n’ait pas existé une condition salariale avant que l’État ne soit obligé de lui concéder une place institutionnelle en tant que telle. Ce défaut de méthode se traduit par la faiblesse des analyses économiques en particulier sur le mercantilisme, sur la genèse du capitalisme, sur ce qu’est le marché du travail (pp. 121-127), par une ignorance totale de la Révolution Anglaise entre autres. La vision structuraliste des “plans de gouvernementalité” loin de dégager les véritables socles de l’épistémé des tutelles, des contrats et du salariat, bref d’opérer un tri critique des représentations, aboutit à entériner les préjugés les plus traditionnels de la mauvaise sociologie du chômage (voir en particulier l’avant propos sur la désinsertion des nouveaux chômeurs, la désaffiliation des pauvres). Depuis Nels Anderson (1923, Ref: 1993, p. 30 et p. 76), confirmé par K. Allsop (1967), on ne confond pas le caractère intermittent du travail avec l’absence de contribution productive. Le sociologue N. Anderson, ancien hobo, sait parfaitement caractériser le rôle économique de ce travailleur mobile sans domicile fixe (et non sans abri comme la traduction française le laisse maladroitement entendre) : ” En dépit de toutes les rumeurs affirmant le contraire, le hobo est un travailleur. Il ne travaille pas de façon régulière mais il gagne la plus grande partie de ce qu’il dépense “.
Réguler voulant dire à la fois régulariser les flux de façon prévisible et réglementer de telle sorte que les normes administrées ou négociées introduisent une régularité minimisant les coûts de transaction et sécrétant des habitus légitimés progressivement et sanctionnés par le droit coutumier ou le droit écrit. Ce dernier objectif conduit tantôt à dissoudre les obstacles à ces entrées dans le salariat tantôt à les accumuler, et à procéder de même pour les sorties du salariat. Sans vouloir se faire l’avocat du diable, c’est-à-dire défendre le bien fondé de l’utopie d’un marché du travail autorégulateur[[Contrairement aux marchés de la monnaie ou des marchandises qui fournissaient des exemples étonnants de mécanismes autocorrecteurs compatibles avec la croissance des richesses comme celui du rééquilibrage automatique de la balance commerciale mis en évidence par Hume, ou celui de la spécialisation selon des avantages comparatifs de Ricardo, le marché du travail n’exhibait lui que le lugubre modèle de réduction du salaire au minimum de subsistance mercantiliste généralisé dans le modèle général d’équilibre stationnaire à la Malthus. , on peut soutenir que le modèle de la trop fameuse “main invisible” smithienne, a trouvé une bonne partie de son inspiration dans le fonctionnement du marché du travail : l’intervention régulatrice de la puissance publique procédait déjà des deux côtés à la fois du marché, aussi bien du côté de l’offre, que de celui de la demande, et selon une pluralité d’instruments qui pouvaient paraître à première vue contradictoires donc incohérents. Ici tentative de blocage de la mobilité, là encouragement éhonté à la prolétarisation classique. Réaffirmation un jour des réglementations mercantilistes des corporations, quand elles permettaient de contenir le bas peuple du Tiers État, laxisme demain dans la dérogation systématique sous la pression économique, abolition solennelle des ordres et des privilèges d’un côté, exception coloniale de l’autre. L’alternance souvent rapide des grandes directions des politiques sociales de secours (relief ) aux pauvres, tantôt dans un sens répressif tantôt dans un sens tolérant, qui ne date pas de la naissance du Welfare moderne, montre assez que la réglementation administrative s’ajuste de façon très sensible à des mouvements dont le plus souvent nous sommes obligés de deviner à la trace en dehors des périodes d’explosion sociale.
Quand on connaît exactement le contenu des luttes sociales du XIV° au XVII° siècle, l’étonnant n’est pas l’émergence du libéralisme économique à la suite des Lumières, c’est qu’un si long délai ait séparé la revendication de la liberté pour le travail salarié et dépendant dans le marché du travail de sa concrétisation et de son inscription dans le corps du droit. L’esclavagisation à la périphérie de l’économie monde n’est pas sans rapport avec la Grande Fixation. Cette dernière fut contenue en Europe, non sans difficulté, comme l’enseigne l’histoire des lois sur les pauvres avant même les épisodes plus connus et plus “misérabilistes” des maisons de correction, des workhouses de l’ère industrielle, parce que les deux tendances profondes du capitalisme naissant furent confrontées en permanence et ne purent jamais édifier un “monde nouveau” et écrire le droit sur des tabula rasa . Nous voulons parler du vendeur de travail dépendant cherchant sa liberté d’abord contre le seigneur, puis contre la paroisse et l’État sous toute les formes possibles, le salariat, l’installation à son compte, la production pour le marché, la fuite vers la ville, ce puissant ferment de mobilité sans lequel les écus du marchand reviennent à une logique millénaire de comptoirs et de pillage. L’autre tendance est l’utopie autoritaire du travail dépendant réglementé, de la main-d’oeuvre comme coût définitivement fixé, de l’accumulation sans les mouvements du travail, le marché sans la liberté, le marché du travail et non celui de la liberté. La confrontation de ces deux tendances avait montré à partir du XVI° jusqu’à l’aube du XVII° siècle, une tendance à exclure symboliquement et politiquement le pauvre (le destituer de sa légitimité théologique médiévale d’abord, l’écarter ensuite des mécanismes de représentation de la citoyenneté urbaine, puis nationale qui se mettaient en place) à mesure que son importance économique s’accroissait. Le trait le plus nouveau de ce processus, lisible dès Martin Luther, c’est la création d’un nouvel espace territorialisé par exclusion de l’étranger. Dans sa préface au Liber Vagatorum, un libelle anonyme datant de 1513 et publié en 1528, le fondateur du protestantisme, trace un partage entre l’assistance au pauvre de proximité et les pauvres venus d’ailleurs, mendiants et vagabonds. Le sens du Liber Vagatorum explique-t-il, est que les puissants et l’État devraient être “prudents et méfiants lorsqu’ils traitent du problème de la mendicité”. Ils devraient mesurer l’incohérence de leur position : ils refusent la charité “aux honnêtes pauvres et à leurs voisins dans le besoin , comme cela est ordonné par Dieu” tandis qu’ils donnent, “sous l’influence du démon et contrairement au jugement de Dieu, dix fois plus à des vagabonds et à des affreux rôdeurs de la même façon que nous avons agi par le passé à l’égard des monastères des cloîtres, des églises, des chapelles et des frères mendiants , abandonnant systématiquement les vrais pauvres “. Luther prescrit au fond la grève fiscale de l’aumône en générale (catholique), comme la Réforme l’avait fait et prône un programme de contrôle local de la charité. “C’est pourquoi chaque ville et chaque village doit connaître ses propres pauvres, les inscrire sur le Registre et les assister. Mais pour ce qui est des mendiants étrangers ou venu d’ailleurs (ausländisch) on ne devrait pas accepter de vivre avec eux à moins qu’ils aient des lettres et des certificats en règle “[[Cité par K. De SCHWEINITZ, (1943), p. 37 . . Le programme beaucoup plus libéral et annonciateur d’une conception moderne de l’assistance publique de Juan Luiz Vives appliqué à Ypres en Flandres, prévoyait lui aussi, une fermeture aux migrations incontrôlées: “Décrétons par commandement exprès qu’aucun de nos citoyens ne laissera maison quelconque à un étranger sans nous en faire connaître et avoir notre autorisation faute de quoi l’augmentation quotidienne des pauvres ferait peser sur nous une charge plus lourde que nous n’en pourrions supporter.” [[Cité par K. De SCHWEINITZ, (1943), p. 35 . Cinquante ans plus tard, en 1571, Thomas Wilson lors des discussions au Parlement anglais sur les propositions de lois punissant le vagabondage et la mendicité définit sans ambages cette interprétation restrictive de la charité :”Ce n’est point charité de donner à quelqu’un qui est un étranger pour nous, puisque nous ne le connaissons pas .” La loi anglaise de 1662, selon un marché politique destiné à une belle postérité, troque un peu plus d’égalité sociale contre un peu moins de liberté. Mais l’Église catholique, elle même après le Concile de Trente, prit des mesures pour discipliner et fixer le clergé régulier ainsi que les Ordres Mendiants.
Une question se pose alors: Pourquoi les premières formes articulées d’intervention de l’État sur le marché du travail à l’origine de la création de la politique sociale, s’attachent-elles surtout à brider la mobilité du travail dépendant ?
Parce que cette première liberté (celle d’entrer ou non dans le rapport de travail dépendant et celle tout aussi essentielle d’en sortir), ne joue que médiocrement lors de la phase d’accumulation primitive, dans le sens d’une salarisation élargie et régulière : le seul attrait économique du revenu procuré par la rémunération du travail dépendant ne suffit pas à canaliser la mobilité. Tant que le travailleur potentiellement dépendant dispose de revenu provenant d’un patrimoine quelconque (patrimoine au sens par exemple de l’usufruit par exemple de terres ou de biens indépendamment de la détention de titres de nu-propriété) ou de la vente des produits de son travail qu’il soit dépendant ou à son propre compte sur un marché et donc, d’autres moyens de produire sa subsistance, la liberté joue au détriment de “l’homme aux écus”. Sans mécanismes sociaux extrêmement élaborés et ne pouvant être mis en oeuvre que par un État centralisateur et homogénéisateur, les externalités positives produites par la relation salariée sont contrebalancées par des externalités négatives et se perdent. Sans politique à l’égard des pauvres qu’elle soit menée par l’intermédiaire de l’Église, par les municipalités ou par l’État, la mobilité rurale-urbaine devient vagabondage, la croissance des villes l’accumulation de la populace. Dans les campagnes, il faut élever la rente absolue qui gèle les terres les plus infertiles, les anciennes zones domaniales ou communales entre les mains de propriétaires fonciers dont le produit net sera très faible, voire nul, (source ultérieure de mésallocation des facteurs et de bridage du profit industriel) mais qui toucheront une rétribution pour empêcher les paysans d’accéder à la propriété de moyens de production. Il s’agit donc d’un mécanisme plus général que la transformation des cultures en pâturage. Il faut d’autre part, quand cela ne suffit toujours pas, interdire l’accès à certaines professions [[La restauration des corporations sous le mercantilisme protégeait certes le salaire des artisans, mais elle bloquait surtout leur accès aux journaliers. , défendre la corvée contres les empiétements paysans, promouvoir le travail forcé des indigents assistés valides[[Sur ce dernier point, R. CASTEL (1995) contient des aperçus intéressants en particulier sur la territorialisation du salariat libre (p. 151), la tutelle qui pèse lourdement sur le salariat qui n’est au départ ni la liberté ni le contrat (p. 150). Mais le cadre méthodologique adopté que nous avons déjà critiqué empêche l’auteur de tirer profit de ses observations, Cf.J.P. GUTTON (1971) F.F. PIVEN & R. CLOWARD (1971). , développer des mécanismes d’endettement qui fixent les dépendants, et là où cela ne suffit pas encore, instituer le contrat comme un engagement pris par le dépendant de ne pas rompre la relation de travail. Il faut fixer le travail dépendant, donc faire des corporations non pas simplement des ordres conférant des conditions mais des organisations gérant des flux d’entrée et de sorties; il faut canaliser l’émigration vers les villes: le droit d’habiter en ville, être inscrit sur la liste des métiers, ne sont que des exemples d’une question beaucoup plus fondamentale : résider dans les villes plus d’un an au Moyen-Age, c’est échapper à la condition de servitude, bénéficier de l’organisation de la charité publique ou religieuse pour l’hébergement, les soins, des distributions de blé et également de plus grandes chances de travailler. Il faut donc cesser de considérer les ordres et les institutions tant celles du Moyen-Age que celles du mercantilisme comme n’ayant qu’un rôle extérieur à la dimension économique de l’activité, et en particulier à la croissance conflictuelle du travail dépendant, puis du travail dépendant salarié. L’administration et les politiques du travail existent bien avant la fiction libérale du capitalisme industriel, la prolétarisation sociale et la destruction brutale ou graduelle des ordres de l’Ancien Régime. La lutte collective pour la liberté personnelle constitue l’enjeu majeur, du côté des travailleurs dépendants salariés ou pas, des relations de travail avant l’intronisation institutionnelle de l’individu du droit au travail. Toute l’histoire du contrat, du statut, du « social » devra être reconstruite en partant de cette réalité historique.