La France est actuellement secouée par des mouvements de lutte sans véritable équivalent. En 68, tout s’était arrêté, pour un temps au moins, à la fin du mois de juin, et l’ouvrière de l’usine Wonder de Saint-Ouen n’avait plus que ses yeux pour pleurer. L’été 2003, en revanche, aura connu d’innombrables actions et mobilisations : grèves des intermittents du spectacle, rassemblement du Larzac, mobilisation enseignante poursuivie, parce que les retenues sur salaire ont imposé d’autres types de «loisir» ou que, dans les esprits, les vacances n’étaient qu’une pause du mouvement. On pourra toujours objecter qu’à la différence de 95, le mouvement social du printemps 2003 a perdu face à un gouvernement de combat autrement plus fort, rusé et déterminé. Nous préférons nous réjouir de cette nouvelle temporalité inaugurée par les sujets antagonistes de l’ère post-fordiste. Ceux qui luttent ont désormais le temps. C’est ce qu’affirmaient déjà haut et fort les chômeurs en lutte de l’hiver 97-98, qui se moquaient bien de la «trêve des confiseurs» : «Vous avez l’argent, nous avons le temps». Les enseignants ont tout leur temps, et les lourdes retenues sur salaires ne font dans leur esprit que retarder le moment d’une nouvelle mobilisation. Les intermittents, eux, ne connaissent pas le temps saturé par le travail posté, duquel on se libère pour une période déterminée appelée «vacances» ; ils travaillent et peuvent se mettre en grève en été.
Destruction, suicide, invention
Que les retraites des fonctionnaires soient attaquées en même temps que le système d’indemnisation des intermittents du spectacle est une coïncidence qui doit pouvoir être interrogée. On peut y voir la manifestation éclatante d’une révolution néolibérale qui toucherait la France vingt ans après l’Angleterre et les États-Unis ; les arguments ne manquent pas, et ils sont solides. Mais se référer au modèle anglais des années 80, c’est faire du recul actuel de l’État-providence le résultat d’une politique volontariste, alors que ce recul est peut-être à penser comme une crise historique de certains mécanismes de financement liés à une période révolue. Certains discours critiques se sont ainsi constitués pendant le mouvement autour d’un déni de la crise de l’État-providence hérité de la période fordiste et assis sur la norme du plein emploi, et de l’emploi stable, la vie durant. Mais, si la crise est réelle, par delà les mensonges habituels de la propagande, les réformes actuelles sont alors davantage, et dans leur ensemble, le symptôme d’une incapacité profonde à proposer autre chose qu’une sortie par le bas de cette crise : au moment où s’effondre un vieux système de protection sociale indexé au salariat canonique et constitutif de la société salariale, est attaqué le système des intermittents, c’est-à-dire un système de protection potentiellement généralisable, parce que plus adéquat à la société du travail intermittent. Le silence des organisations de gauche , fussent-elles « révolutionnaires », l’indigence de leurs propositions constituent d’autres symptômes de la même incapacité («Taxons le capital en attendant le retour au plein emploi»).
Les luttes les plus visibles de ces derniers mois, celles des enseignants et des intermittents du spectacle, ont beaucoup de choses en commun, et notamment ceci : elles se sont vu violemment opposer le même argument : « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » – les examens, particulièrement le baccalauréat d’un côté, les festivals, tout particulièrement celui d’Avignon de l’autre . « Vous êtes suicidaires » : il faut une conception singulièrement mortifère de la vie pour pouvoir avancer de telles affirmations. Car dans ces luttes souvent contradictoires, la puissance d’invention était assurément du côté des scieurs de branche.
Mots d’ordre
Dans les manifestations contre la réforme des retraites, majoritairement animées par les enseignants, on remarquait surtout les mots d’ordre suivants : « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, on n’en veut pas de cette société là » ; « 37 et demi pour tous » ; « grève générale interprofessionnelle ». À quoi il faut ajouter des mots d’ordre spécifiques aux projets de décentralisation de l’Éducation nationale.
– Le premier mot d’ordre va droit dans le mille. Toutes les réformes actuelles convergent bien vers un objectif homogène : précariser massivement, le plus tôt possible, la population, la faire travailler plus pour gagner moins. Dernier avatar de cette folie rationnelle : si les vieux meurent de la canicule estivale, c’est parce que les français n’ont plus le goût du travail : supprimons donc un jour férié, bon moyen d’en finir avec les 35 heures. Malgré les apparences, il n’est pas étonnant qu’un tel mot d’ordre ait été porté par les enseignants, et tout particulièrement dans les établissements « périphériques » où leurs élèves, souvent déjà salariés, sont de plus en plus directement menacés de n’obtenir de l’École qu’un passeport direct pour la précarité de longue durée. Situation difficilement supportable pour des enseignants, d’autant plus que dans un tel contexte l’exercice du métier est parfois hautement problématique. Sans oublier que le milieu enseignant est lui aussi soumis à la précarité ordinaire, l’État français recrutant de plus en plus de professeurs contractuels, dépourvus de tout statut. Mot d’ordre, donc, potentiellement fédérateur. Pourtant, tout le monde l’a noté : dans cette lutte, les premiers concernés étaient singulièrement absents : les élèves, les lycéens dont l’entrée massive dans la lutte aurait probablement sonné le glas de la réforme Fillon. Il est sans doute difficile de mobiliser des adolescents sur la question des retraites, perçue comme un problème de vieux. Il aurait peut-être été plus facile de les mobiliser sur l’avenir immédiat qui les attend, mais cela aurait nécessité de la part des enseignants une remise en cause radicale de leur fonction sociale, pour laquelle beaucoup n’étaient pas prêts. Le fait, en tout cas, est là : ce mouvement a bien fédéré, fortement fédéré, mais à l’intérieur de la profession. Avec un paradoxe déroutant : si les plus mobilisés étaient les enseignants les plus jeunes, leurs cadets de quelques années, ces élèves souvent un peu âgés, ne l’étaient presque pas. Signe assez sûr d’un rapport problématique enseignants/élèves. Situation d’autant plus fâcheuse que le recrutement d’ « emplois-jeunes » est désormais tari, ce qui ouvre droit les portes d’un chômage instantané et durable.
– Second mot d’ordre : « 37 annuités et demi pour tous ». C’était le régime général des salariés avant la réforme Balladur, qui a allongé la durée de cotisation pour les salariés du secteur privé, la fonction publique n’étant pas concernée, « oubli » auquel la réforme Medef/Fillon/Cfdt a voulu mettre bon ordre. Mot d’ordre incontestablement égalitaire. Mais, une fois encore, dans un cadre limité : les « tous » n’étaient justement pas tous. Même dans le cadre des « 37,5 pour tous », nombreux sont ceux qui n’avaient pas la moindre chance d’obtenir un revenu décent autour de soixante ans. Combien d’annuités pour un RMIste avant d’obtenir on ne sait trop quoi ? Combien pour un intermittent (quel que soit le sens qu’on donne à ce mot ?). 40, 41, 42 années de cotisation sont inatteignables pour des gens entrant dans le salariat à 24-25 ans ; 37,5 l’étaient encore pour ceux qui exercent un emploi à plein temps sans discontinuité : mais pour eux seulement. Il n’est pas très étonnant qu’un tel mot d’ordre, excluant de facto une fraction importante, de plus en plus nombreuse, de la population, n’ait pas été suivi par elle. Et qu’il n’ait pas mobilisé les lycéens, dont la perspective de 37,5 annuités pleines est, pour beaucoup, tout simplement inimaginable ?
– Troisième mot d’ordre : « grève générale interprofessionnelle », la fameuse « interpro ». Mot d’ordre supposé radical, en rupture avec les organisations syndicales majoritaires, censées freiner le mouvement (étonnant tout de même qu’il soit devenu sur le tard le mot d’ordre favori du syndical Force Ouvrière, dont le corporatisme est la marque de fabrique). Passons sur la « grève générale », assez incantatoire. Mais « interprofessionnelle » ? Et ceux qui n’ont pas, justement de profession ? Et ceux qui ne veulent pas s’identifier à une profession, ou qui veulent du moins mettre du jeu dans cette identité, ceux à qui une telle vision du travail fait tout simplement horreur ? C’est à dire ceux qui, une fois encore, deviennent de plus en plus nombreux ? Derrière l’apparence de la radicalité, ce n’était peut-être, finalement, que le mot d’ordre de la gauche travailliste, dont le spectre aujourd’hui est très large, en lutte pour le « retour au plein emploi ».
La lutte contre la décentralisation raffarinesque dans l’Éducation nationale était, évidemment, mille fois justifiée. Un seul exemple : dans certaines régions, les médecins scolaires contractuels (des médecins précaires, cela existe) avaient été avisés qu’aucun contrat ne serait prolongé au-delà du 31 décembre 2003. Cela étant précisé, nous ne pourrons pas nous crisper éternellement sur une conception radicalement étatiste de l’Éducation nationale qui, dans un avenir relativement proche, est perdante. Perdante, évidemment, parce que la construction européenne est un phénomène irréversible. Perdante notamment parce qu’incapable d’apporter sur le terrain des réponses concrètes au problème de l’échec scolaire. Tous les dispositifs efficaces de remobilisation des jeunes en rupture avec l’école impliquent par exemple une participation intense du tissu local, culturel, associatif, professionnel fondé sur le principe de la discrimination positive. Or ceux-ci, lorsqu’ils existent – nous ne pensons pas aux classes de relégation – se développent en marge de l’institution, tout juste tolérés comme des expérience un peu honteuses : « Cachez donc ces voyous que je ne saurais voir ! ». Tout le monde a pu constater l’aspect décentralisé du mouvement, son usage massif d’Internet, des listes et des forums électroniques. Ce mouvement peut être considéré comme une sorte d’anticipation en acte d’une décentralisation positive de l’Éducation. Il lui faudra bien surmonter un jour la contradiction avec sa dimension étatiste, également repérable dans son ambivalence à l’égard des syndicats, à la fois soupçonnés, non sans raison, de velléités hégémoniques, et parfois mis en demeure de donner des consignes simples et claires aux militants.
Un moment particulièrement intense de ces luttes enseignantes a été celui des examens, et tout particulièrement du baccalauréat. C’est ici que l’on nous a asséné le « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » : vous êtes en train de détruire ce qui fait l’identité du métier. Cela en deux temps. Premier temps : le déroulement des épreuves elles-mêmes. Les bloquer ou non ? Ce blocage, qui aurait fait grand bruit, n’eut finalement pas lieu. Inutile d’incriminer exclusivement les syndicats : le corps enseignant, dans son ensemble, n’était pas vraiment près. Mais la perspective du blocage relevait encore une fois d’une vision travailliste – assurément plus radicale qu’il n’est d’usage : nous avons un métier, dans les circonstances actuelles nous refusons jusqu’au bout de le faire. Deuxième temps : la notation. De fortes initiatives ont été prises en faveur de la surnotation. Elles ont déclenché de violentes polémiques parce qu’elles touchaient, cette fois, à cette identité enseignante dont la gestion des flux au nom du « mérite » est censée faire intégralement partie. Les auteurs d’une tribune proposée au quotidien Libération se sont vus opposer un veto joliment argumenté et légèrement menaçant : « Il s’agit d’un encouragement à commettre une transgression affichée comme telle que l’institution, je l’imagine, aura à apprécier, nous n’avons pas à en être un canal neutre de diffusion ». L’appel à la surnotation n’a été repris par aucun syndicat ; peu d’enseignants se sont ouvertement prononcés en sa faveur ; en revanche, il s’est diffusé à la façon d’un virus. Le taux de réussite au baccalauréat 2003 est le meilleur jamais atteint depuis 1968, référence tout à fait flatteuse qui confirme ce que tout le monde sait sans le savoir : la notation est, aussi, un acte politique.
Nous ne pouvons pas savoir aujourd’hui quelle sera la productivité de ce mouvement. Mais nos adversaires ont raison : une branche a bien été sciée. Il n’est pas interdit d’en attendre des effets durables sur le travail des enseignants, sur leur rapport à leur travail et à leurs élèves. Peut-être, à l’avenir, s’ennuiera-t-on moins à l’école.
Tentatives d’élargissement
Le mouvement des intermittents du spectacle est traversé par des contradictions semblables. Sa radicalité peut être jouée sur tous les modes, théâtralisée à souhait ; mais elle est loin d’être partagée par tous les professionnels de la culture. Aux préoccupations strictement sectorielles, les intermittents ajoutent des interrogations d’une portée plus générale, concernant la nature du travail et de la rémunération, ou le rapport entre aspiration personnelle et statut. Ces thèmes, développés dans des Assemblées Générales élargies au public des spectacles annulés, ont soulevé des échos importants en dehors du secteur culturel, notamment chez les chômeurs et les intérimaires ; les intermittents d’Ile de France se sont ainsi organisés en une « Coordination des intermittents et précaires » (Cip-idf). Comme si l’on reconnaissait d’emblée que la « branche » était trop mince, et que la défense de l’intermittence ne pouvait se faire qu’en débordant le terrain constitué. Cependant, le mot d’ordre général du mouvement – « abroger le protocole » décidé le 26 juin par le Medef et trois syndicats minoritaires – ne permet pas de transformer les interrogations transversales en revendications concrètes ; et l’image confuse d’une lutte de privilégiés ou d’assistés continue de se répandre sournoisement dans les médias, alors que les manifestations et les actions de blocage se multiplient dans la rue.
La logique de la scie est tout de suite apparue dans cette lutte, alors que les menaces de grève planaient sur les grands festivals d’été. C’est l’acteur, metteur en scène et réalisateur Patrice Chéreau qui l’a formulée le plus clairement, à quelques jours de l’ouverture du festival d’Avignon : « Si on me demande si je suis pour la grève, je réponds non, évidemment, je pense que c’est extrêmement contre-productif et suicidaire. » Phrase assassine pour les 35% d’intermittents qui, avec l’application du nouveau protocole, risquent de perdre le revenu complémentaire permettant l’exercice même de leur art. Raisonnant dans le droit fil de la cogestion, Chéreau veut protéger l’outil de travail, dirigé par ses collègues et ses pairs (Stéphane Lissner, Bertrand Faivre d’Arcier…). Ce qui lui semble « fou », c’est de regarder en dehors des limites de la profession, en dehors des féodalités de la culture : « Le mouvement s’est mis à réclamer une définition beaucoup plus globale du statut de l’intermittent, du statut de l’artiste dans la société, alors qu’il ne s’agissait que d’une discussion entre partenaires sociaux, avec un partenaire, le Medef, qui voulait supprimer le statut des intermittents. Est-ce que tout a été fait pour que les gens qui ne devraient pas être des intermittents arrêtent de l’être, je ne suis pas sûr » (entretien dans Le Monde daté du 3 juillet 2003). La naïveté de cette vision, où le Medef reste un « partenaire » comme les autres, accompagne une conception conservatrice de la Culture, réservée à un statut d’exception. Des métiers nobles doivent avoir un régime spécifique qui les protège ; ceux qui ne sont pas du métier (ceux qui « abusent ») doivent en être exclus.
Dans les assemblées générales, en revanche – et à cette université d’été intermittente que la Cip-idf a maintenue pendant les mois de juillet-août à la salle Olympe de Gouges, dans le 11e arrondissement de Paris – ce qui ressort constamment est la complexité sociale de l’intermittence. Elle regroupe acteurs, interprètes, scénographes, techniciens du théâtre et du cinéma, metteurs en scène, réalisateurs-documentaristes, eux-mêmes liés par des rapports de collaboration étroite à d’autres artistes soumis à des formes très différentes de rémunération : compositeurs, dramaturges et scénaristes vivant plus ou moins chichement de leurs droits d’auteur ; artistes-plasticiens qui dépendent plus souvent du RMI que des ventes de leurs œuvres… Un égalitarisme radical, franchement anticorporatiste, surgit souvent dans les débats : on affirme que le régime actuel des intermittents du spectacle a vocation à être élargi à d’autres types d’intermittents, qu’il constitue la première ébauche, encore rudimentaire, d’un revenu universel de citoyenneté permettant de sortir des impasses d’un travaillisme désormais sans avenir. Mais comme une telle avancée sociale semble totalement incompatible avec la réalité de la droite au pouvoir, on retombe sur l’idée d’un improbable « statut de l’artiste ». Et l’on en vient à oublier un siècle de critique de la Culture et de tous ses présupposés, on en vient à oublier qu’il n’y a souvent rien de plus ennuyeux qu’un spectacle joué par des acteurs « qui ont du métier ».
Ce ne sont pas, en tout cas, de tels spectacles qui se jouent dans la rue, où les manifestations bigarrées sont assorties d’occupations de commissions officielles et d’interruptions d’émissions de télévision. Les représentations les plus ordinaires sont transformées en occasions de rencontre et d’échange avec le public ; des collectifs de spectateurs se forment pour soutenir les intermittents, et dans un élan de solidarité on parle de mettre à disposition des salles pour les compagnies dont les spectacles d’été ont été annulés. Malgré un sentiment croissant de désarroi parmi les militants, la suite des événements est aujourd’hui totalement imprévisible : craignant l’échec, le ministre Aillagon vient de renoncer à ses Assises régionales du spectacle vivant. Là encore, nous ne savons pas ce que « donnera » ce mouvement – ni quant à ses effets sur les représentations générales du travail, ni en ce qui concerne le retrait du protocole lui-même. Mais parmi les critères de sa productivité, on peut peut-être ranger celui-ci : la diminution du nombre de spectateurs s’endormant au théâtre.