Articles

De l’Impérialisme de crise : la Russie face au monde

Partagez —> /

A la belle époque du stalinisme triomphant, la superficie et la masse de la population de l’Union Soviétique étaient transformées en arguments de propagande : le « socialisme » qui y était pratiqué méritait d’autant plus la sympathie qu’il s’étendait sur le « sixième du monde ». Depuis lors, l’URSS a réellement cessé d’exister mais son territoire et ses peuples subsistent et constituent l’infrastructure d’une des zones clés de l’échiquier mondial – marché potentiellement fabuleux, puissance militaire considérable, source éventuelle de crises politiques ou diplomatiques. Le nouvel ordre mondial se construit aussi à Moscou.

Parler d’ordre à propos de la Russie relève du paradoxe tant la crise ébranle tous les niveaux des sociétés qui composent la Communauté des États indépendants (CEI). Pourtant, le vieil adage, selon lequel la politique intérieure d’un pays est la prolongation de sa politique extérieure, demeure valable : C’est parce que l’État russe vacille en permanence qu’il est amené à mettre en œuvre une politique d’affirmation agressive de sa grandeur hors de ses frontières immédiates. Cet impérialisme de crise diffère profondément de l’expansionnisme traditionnel d’une nation assurée de sa suprématie économique et stratégique. Dans une large mesure, il constitue une donnée nouvelle de la situation internationale[[On peut lui trouver des précédents, tant dans la tradition russe que soviétique. La lamentable guerre menée contre l’Afghanistan en constitue un jusqu’à un certain point. Mais, aujourd’hui, toutes les manifestations d’une politique russe de grande puissance sont directement déterminées par la crise interne de l’État.. Les États-Unis, dans leur tentative de conquérir l’hégémonie mondiale, sont confrontés au problème. Et l’Union européenne, dans ses efforts de consolidation et d’élargissement, ne peut ignorer ce qui se passe au-delà du Dniepr[[L’admission éventuelle dans l’Union de pays comme la Pologne, la Hongrie ou la République Tchèque dépend, de toute évidence, de la position de Moscou.. Comprendre la logique de la politique extérieure de l’ensemble régulé par la Russie est devenu une nécessité.

Le règne des trop-connus

Dans cette perspective, il importe d’abord d’analyser les changements survenus pour la Russie depuis la transmission de pouvoir de Gorbatchev à Eltsine. Il serait absurde de nier la réalité et l’ampleur des transformations survenues en quelques années. Depuis la mise en cause du monopole du parti communiste (opérée par Gorbatchev le système politique est totalement différent : bien que souvent violée, une Constitution – qui rappelle celle de la Ve République – sert plus ou moins de référence à la vie politique ; en dépit de ses faiblesses, le Parlement a plus de réalité que sous l’ancien régime ; malgré la faiblesse de leur organisation, les partis existent sur un mode pluraliste ; constamment menacée lorsqu’elle est indépendante, la presse a conquis une large liberté d’expression etc. Bref, la possibilité d’une vie publique démocratique existe.

Reste à savoir si, dans ce domaine, la Russie et les États de la CEI passeront de la proto-histoire à l’histoire. L’économie jouera là un rôle décisif puisque aussi bien le mythe du marché salvateur a motivé l’adhésion de la population aux bouleversements politiques dont Eltsine symbolise la signification. A première vue, le tableau est sombre : aucune des « réformes » engagées n’a été menée à terme et la situation de la majorité s’est profondément dégradée. Pourtant, si l’on veut raisonner dans les termes des experts, une certaine stabilisation libérale est envisageable : la limitation de l’inflation, la rentabilisation de nombreuses entreprises peuvent être obtenues – au prix, sans nul doute, du chômage et de la misère d’un grand nombre de salariés et de retraités.

Tenir compte des ambiguïtés de la situation, nuancer la présentation des difficultés de l’ex-Union soviétique n’est pas simple affaire de prudence méthodologique. C’est la condition d’une juste appréciation des vrais risques de catastrophe. Les bouleversements politiques n’entraînent pas nécessairement la société dans l’impasse. La stagnation actuelle, l’instabilité institutionnelle, la fuite en avant dans l’impérialisme le plus borné ont une cause beaucoup plus fondamentale : en dépit des apparences, les rapports sociaux de production n’ont pas fondamentalement changé, par rapport à l’époque brejnevienne.

Certes, à force de privatisations multiples, le régime de propriété tend à devenir largement différent. Mais ce sont, en majorité, les mêmes anciens dirigeants – autrement dit les membres de l’ancienne classe dirigeante – qui demeurent en place dans l’État et dans les entreprises. Dans le passé, l’appartenance au parti communiste de la très grande majorité d’entre eux devait peu à l’idéologie ou à l’éthique : c’était un moyen de s’assurer des positions de pouvoir, garantes de l’obtention des privilèges ; le « marxisme-léninisme » était la carte de visite qu’il fallait exhiber pour entrer dans la confrérie des nantis.

Pour ces gens en quête de domination, la nature du régime importe peu. La crise des structures de l’URSS, causée par l’échec économique et social du système et accélérée par les réformes partielles et zigzagantes de Gorbatchev, les a facilement convertis à l’économie de marché et – éventuellement – la démocratie parlementaire. Ils constituent une masse, une sorte de marais social, prêt à suivre successivement des orientations divergentes pourvu que leur statut de dirigeant soit préservé. Un directeur du combinat industriel s’accommode fort bien de la privatisation de son entreprise s’il continue à être le responsable. Les cadres du parti, les responsables locaux suivent le même chemin s’ils trouvent à se recaser.

Bien entendu, les changements politiques se sont accompagnés d’un renouvellement et d’un élargissement des cercles dirigeants. Il existe maintenant une catégorie de « golden boys » originaires de la CEI. Parmi eux, d’authentiques entrepreneurs, répondant aux canons du libéralisme le plus strict. Mais aussi, un nombre de spéculateurs qui ont besoin de liens étroits avec l’appareil d’État pour mener à bien leurs affaires. Les liens qui se créent ainsi entre anciens « nomenklaturistes » spéculateurs et, dans bien des cas, milieux criminels n’ont qu’une apparence de nouveauté : la corruption organisée existait sous l’ancien régime ; aujourd’hui, de semi-clandestine elle devient quasi officielle[[D’où l’étalage public de la « mafia » qui tend à devenir, comme l’Église ou l’armée, une institution parmi les autres, avec lesquelles elle n’est pas sans relations..

Cette couche sociale n’est pas homogène. Il existe dans le personnel politique et administratif des hommes qui envisagent une véritable réorganisation de l’économie (la plupart sont passés dans l’opposition parlementaire à Eltsine (notamment lors de l’intervention en Tchétchénie). Par ailleurs, les différences de situation entraînent des divergences d’intérêts entre les puissants de l’heure : les dirigeants des grandes entreprises, plus ou moins liées à ce qu’il est convenu d’appeler le « complexe militaro-industriel » ont besoin de l’aide de l’État aussi bien que du contrôle des sources d’énergie ; ils n’ont pas la même vision du présent et de l’avenir proche que les champions des éventuelles « joint-ventures ». Dans d’autres cas, la rivalité pour les débouchés contribue à une lutte de clans féroce[[Qui croirait que la haine réciproque entre Eltsine et le maire de Moscou naît de divergences morales ou d’une interprétation différente de la pensée de von Hayelk ?.

L’important est de comprendre que la lutte pour les positions de pouvoir entre anciens et – relativement – nouveaux membres de la couche sociale dominante empêche toute cohérence dans la politique économique. L’économie de marché, ce but final de la révolution eltsinienne, ne peut exister sans une stabilisation des institutions économiques et politiques.

De l’anarchie à la fuite en avant

Le renouveau fulgurant des nationalismes doit être compris dans ce cadre social. Il revêt en fait un double caractère. D’une part, il est, au niveau des populations diverses qui constituent la CEI, une réponse aberrante aux difficultés inextricables de la situation présente. Pour les nationalités périphériques, de toute éternité opprimées par le pouvoir central, l’affirmation de la communauté nationale, y compris sous une forme agressive, apparaît comme la seule voie d’une existence réelle. Pour les Russes, dont le chauvinisme a lui aussi une dimension historique, cultivée amoureusement du temps de l’URSS, la poursuite d’une politique grand-russienne joue le rôle tristement traditionnel du rejet de l’autre, compensateur des malheurs actuels.

En d’autres termes, la généralisation des replis nationalitaires crée une base de masse pour les candidats à l’exercice d’un pouvoir autoritaire, en Russie comme en Azerbaïdjan ou en d’autres lieux de la CEI. Au nom de l’indépendance et de la grandeur de la patrie, il devient possible à des satrapes locaux, parfois issus de l’ancien régime, de se poser en dictateurs providentiels – que viennent éventuellement combattre des rivaux dont le principal souci est également la domination. Le mélange ainsi réalisé entre nationalisme populaire et tendance à la dictature est particulièrement explosif.

Il est d’autant plus détonant que l’arrière-fond général de la vie politique, en Russie et dans toute la CEI, est constitué par la paupérisation croissante d’une large partie de la population[[Les Isvestia (21 février 1995) soulignent que l’écart des salaires est passé de 1 à 4,5 en 1991, à 1 à 15 en 1994., tandis que s’accroît l’enrichissement d’une minorité. Comme le disent nombre de commentateurs, les risques d’une « explosion sociale » sont considérables. Entendons par là, en langage ordinaire, que grèves et manifestations peuvent s’inscrire à l’ordre du jour, que la violence et la désobéissance civile peuvent se répandre davantage encore. Mais il est malheureusement à craindre que, dans l’état de délitement des classes et de déstructuration psychologique des acteurs sociaux, les mouvements qui se développeraient éventuellement trouvent difficilement une expression politique démocratique cohérente. Dès lors, la situation pourrait fort bien virer à ce que le Figaro considère comme l’anarchie.

Le spectre du désordre social généralisé hante les lieux de pouvoir de la Russie et, partant, des États de la CEI. Depuis quelques semaines, Boris Eltsine, en cherchant à renforcer la nature présidentialiste de ses fonctions, en accentue la dimension clanique : c’est désormais une poignée d’hommes, aux talents incertains mais aux complicités solides, qui contrôle l’exécutif russe, massacre les Tchétchènes, modifie les décisions gouvernementales… Pour confuses, sinistres et parfois dérisoires qu’elles soient, les actions de ce groupe sont révélatrices d’une tendance profonde : il est extrêmement difficile de surmonter la crise actuelle par des moyens légaux qu’offre la constitution[[Pour ne pas parler de moyens démocratiques véritables que bien peu des protagonistes, semblent prêts à envisager.. Aussi bien les dangers d’instauration d’un pouvoir autoritaire sont-ils réels. Certains chefs militaires disent ouvertement qu’ils sont prêts à prendre leurs responsabilités. Le syndrome Pinochet est toujours à l’œuvre et l’on ne peut exclure que, dans l’actuel état de confusion, un certain nombre de libéraux n’estiment que le succès des réformes ne dépende d’un retour à l’ordre, quelque dur qu’il soit.

Il est difficile de faire, en ce domaine, des prévisions assurées. Un fait est pourtant établi : le renforcement du pouvoir central, quelle qu’en soit la forme, est à l’ordre du jour ; et il ne peut être légitimé vis-à-vis de la masse de la population, en plein désarroi matériel et idéologique, par une référence à des succès internes. C’est pourquoi l’accent est mis, presque unanimement, sur la politique extérieure. Menacée, la Russie ne peut compenser le vide au bord duquel elle chancelle que par la revendication de son statut de grande puissance internationale. Cette démarche n’est pas sans fondements : on l’a dit, l’ancienne Union soviétique, puissance nucléaire, occupe une position géopolitique exceptionnelle. Son armée est en crise mais demeure puissante et ses dirigeants cherchent à refonder leur position, autrefois décisive. En s’affirmant comme une force d’influence sur l’Europe orientale, le Moyen-Orient et une partie de l’Asie, la Russie se pose en interlocuteur obligé des grandes puissances, dont elle a un besoin express dans le domaine économique. En même temps, le retour aux fastes de l’impérialisme est un moyen de satisfaire – illusoirement – le nationalisme populaire.

Impérialisme de crise, impérialisme précaire et, par conséquent, impérialisme dangereux : plus sa situation est difficile, plus la Russie doit – et devra – maintenir l’ordre dans les États qui font partie de sa zone d’influence. Le Caucase mais aussi l’Ukraine, voire les pays baltes, peuvent devenir des enjeux dans la fuite en avant par laquelle Eltsine ou ses successeurs chercheront à se maintenir au niveau des grandes puissances.

Bonne volonté occidentale

Les puissances occidentales – disons, pour aller vite, les États réunis dans le « G7 », à la porte duquel la Russie frappe avec insistance – sont, face à la situation de l’ancienne Union soviétique, prises dans une contradiction. D’un côté, elles ont un besoin absolu de voir se réaliser les réformes libérales promises depuis un temps qui devient chaque jour plus pesant à défaut d’une économie de marché brevetée, les investissements privés risquent de se raréfier, faute de garanties d’avenir suffisantes. Mais, d’autre part, il est impossible de laisser cette vaste province d’un éventuel empire mondial sombrer dans un état de crise permanente : les perspectives en seraient compromises sur le long terme.

AWashington, on est, en conséquence, amené à une solution empirique, contraire aux principes proclamés dans les décisions d’intention. Le choix qui est fait est celui de la stabilité politique avant tout, quand bien même elle serait obtenue aux dépens de la démocratie. Même en état d’ébriété, un Eltsine, renforçant son pouvoir présidentiel et repoussant éventuellement les élections annoncées, vaut mieux que le chaos. En cas de malheur, son successeur, même autocrate, fera l’affaire même s’il emploie des méthodes discutables. Rien n’est plus significatif, à cet égard, que la visite effectuée, en mars, par M. Camdessus, président du Fonds monétaire international (F.M.I.), ce rouage essentiel du nouvel ordre mondial. Il a accordé à la Russie un prêt d’un montant faramineux. Des conditions sont certes prévues (la poursuite des réformes) pour le déblocage des tranches d’allocations successives. Il n’en reste pas moins que compte d’abord l’effet d’annonce : les dollars vont au pouvoir en place, en dépit de son impéritie ; et il sera bien difficile de suspendre le flot de crédits, même si s’accumulent les « affaires intérieures » russes, aussi contraires aux droits de l’homme que le massacre tchétchène.

Ce n’est pas en Russie que va se fonder un ordre international qui réponde aux rêves des tenants de la « révolution libérale mondiale » dont parle Francis Fukuyama. Car, là-bas, la démocratie, encore embryonnaire, y est menacée. Et l’impérialisme brutal par lequel le pouvoir en place cherche à se maintenir est riche de menaces de conflits régionaux. La Turquie, l’Iran sont candidats au titre de sous-impérialisme dominant dans le sud de la zone. Qui sait ce qui peut résulter des affrontements entre puissances qui, pour le moment, agissent par forces interposées, comme en Azerbaïdjan, mais peuvent demain prendre une forme directe.

Le « socialisme réellement existant » était une calamité. Ce qui lui succède ne vaut pas mieux. La solution reste encore à trouver.