« Il s’était assoupi en réfléchissant aux moyens de faire venir sa famille. Il ne savait comment s’y prendre, Osman. Lui, il était entré clandestinement en France, par la frontière italienne. A travers les montagnes. Il avait payé, très cher, un passeur qui l’avait abandonné en cours de route. Il en avait payé un second, à Vintimille. Un honnête homme celui-là. Un vieux paysan. Mais il ne voyait pas Aysel et Gülnur suivre la même route. Une nuit complète de marche dans des sentiers difficiles, et, pour finir, un chemin muletier qui grimpait dans une gorge sombre jusqu’à une coulée de pierraille. Non. Il rêvait du train pour eux, et d’un visa touristique. Mais est-ce qu’on pouvait avoir droit à un visa touristique pour venir voir quelqu’un qui n’avait même pas une carte de séjour ? Il faudrait qu’il aille se renseigner dans une association qui s’occupait d’eux, les sans-papiers. Et demander comment il pouvait faire, pour Aysel et Gülnur » Jean-Claude Izzo, Faux printemps, Viva, 1997
Roman, littérature, fiction pourrait-on dire. Certes mais ce récit « imaginaire » rejoint malheureusement la réalité que connaissent des milliers de personnes en France et en Europe. Réalité parfois encore plus tragique puisqu’il n’y a pas si longtemps un enfant était abattu alors qu’il essayait de passer cette même frontière avec sa famille. Nombreux sont ceux qui tentent d’entrer dans la « forteresse européenne », contraints de quitter leur pays à cause des guerres, de la situation économique et politique ou plus simplement parce qu’ils aspirent à trouver dans un pays dit d’accueil ce qu’ils n’ont pas dans leur pays d’origine. Mais cet espoir dans un avenir meilleur se brise souvent face aux conditions de (sur)vie généralement accordées aux migrants. Aux risques du voyage peuvent s’ajouter, une fois arrivés, un logement cher et insalubre ainsi qu’un accès particulier à l’emploi, celui du travail clandestin, compte tenu de l’absence de statut dont ne bénéficient pas une partie de cette population. Mais cette vision pessimiste d’une réalité complexe ne doit toutefois pas en masquer l’avers à savoir que certains migrants accèdent à un certain nombre de droits et vivent dans leur pays d’accueil dans des conditions décentes
Si cette situation prévaut actuellement dans la plupart des pays de l’union européenne, elle n’est pas apparue ex nihilo mais constitue la résultante d’un certain nombre de textes et de politiques adoptés tant au plan national qu’européen, sur lesquels il convient de revenir brièvement. Il ne s’agit donc pas ici de se livrer à une étude exhaustive de chacun d’entre eux mais plutôt d’essayer mettre en évidence le double processus selon lequel non seulement la politique française en matière d’immigration s’est clairement inscrite dans une perspective européenne depuis près de quinze ans mais aussi comment cette dimension transnationale a progressivement conduit à un renforcement du rôle du ministère de l’Intérieur, notamment dans le domaine de l’asile.
En effet, l’année 1998 a été marquée, en France, par l’adoption de la loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile dite « loi Chevènement » et par les multiples grèves de la faim impulsées par les sans-papiers n’ayant pas bénéficié de la récente vague de régularisation, grèves de la faim accompagnées de différentes manifestations. Cette nouvelle apparition de ces questions sur la scène publique et médiatique s’articule donc autour des deux registres antagonistes mais désormais classiques, celui de la dénonciation et celui du renouvellement apparent de la législation en la matière. Mais contrairement à ce que pourrait laisser croire une analyse rapide des termes du débat actuel, celui-ci ne constitue pas uniquement le prolongement de ce que l’on a pu observer depuis une quinzaine d’années tant en France qu’en Europe mais ouvre surtout de nouvelles perspectives, lesquelles remettent en question nombre de principes établis depuis plusieurs décennies. Aussi est-il nécessaire de revenir brièvement sur la situation qui prévalait antérieurement avant d’examiner plus avant quels sont les changements actuels et les éventualités qui pourraient en découler.
La difficulté d’une telle analyse réside dans l’enchevêtrement des questions (asile, accès au territoire, droit au séjour, nationalité etc.) et dans leur double dimension, nationale et européenne. La compréhension des enjeux du débat national actuel autour de l’asile nécessite certes de prendre en compte un certain nombre d’aspects juridiques, politiques ou sociaux mais ne peut faire l’économie de l’importance du contexte européen, lequel a pesé de plus en plus lourdement dans diverses décisions au cours des années. Car si le recours à la dimension européenne pourrait apparaître comme un facteur explicatif facile permettant d’occulter certains aspects nationaux, il n’en demeure pas moins qu’il permet de les éclairer d’un jour nouveau. En effet, ne serait-ce qu’à titre d’exemple, la prise en charge des questions relatives à l’asile territorial et à l’asile constitutionnel par le ministère de l’Intérieur (en lieu et place de l’OFPRA) telle qu’elle figure dans le texte de la loi « Chevénement » n’est pas sans rappeler le glissement qui s’est opéré au niveau européen lorsque les instances intergouvernementales chargées dans les années soixante-dix des dossiers du terrorisme ou de la drogue ont vu progressivement les questions relatives à l’immigration et à l’asile relever de leur compétence dans les années suivantes.
Est considéré comme réfugié, “toute personne qui par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et qui craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays”.
Convention de Genève du 28 juillet 1951
Le terme réfugié “s’entend de toute personne répondant à la définition de l’article premier de la Convention comme si les mots “par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951” n’y figuraient pas. (De plus) le présent Protocole sera appliqué par les Etats qui y sont parties sans aucune limitation géographique.
Protocole de New York du 31 janvier 1967
Le droit d’asile est essentiellement régit par deux textes internationaux, la convention de Genève du 28 juillet 1951, qui précise les conditions auxquelles un individu doit souscrire afin d’être reconnu réfugié par l’Etat auquel il demande l’asile et le protocole de New-York du 31 janvier 1967 qui lève les restrictions géographiques et temporelles contenues dans la convention. A ces textes internationaux s’ajoute, pour ce qui concerne la France, le préambule de la Constitution dans lequel il est précisé que « les combattants de la liberté bénéficient de l’asile sur le territoire de la République ». Lors de leur adoption, ces textes concernaient, malgré leur vocation « universelle », essentiellement une population européenne et fuyant le communisme. La situation devait évoluer à compter du début des années soixante-dix dans la mesure où les flux de réfugiés arrivant majoritairement en France étaient composés de Latinos-Américains et d’Indochinois. Ceux-ci correspondaient à des titres divers à l’image prégnante du réfugié, ce qui ne devait plus être le cas à partir du milieu des années quatre-vingt. En effet, c’est à ce moment que l’on assiste à une diversification massive de la composition de la population des demandeurs d’asile qui viennent désormais de différents pays d’Afrique (Zaïre, Angola, Ghana, Mali, Somalie etc.), d’Haïti, d’Iran, de Turquie, du Sri Lanka etc. Les personnes qui demandent l’asile, à l’exception du flux massif en provenance d’Europe de l’Est consécutif à la chute du Mur de Berlin en 1989, ne correspondent plus à l’image classique du réfugié ce qui entraîne parallèlement à ces changements une chute importante des accords de statuts, tant en France qu’en Europe.
Il convient cependant de nuancer ce dernier point. En effet, s’il est exact que les accords de statut de réfugié, tel qu’il est défini par la convention de Genève, sont en diminution constante et massive depuis le début des années quatre-vingt-dix, on a vu apparaître, au cours de la même période, divers statuts qui permettent aux différents Etats d’accueillir des populations dans le besoin, tout en ayant un discours sur la limitation de l’immigration. Ainsi, existent ce que l’on appelle le « statut B » aux Pays-Bas, « l’asile humanitaire » dans d’autres pays européens, « l’asile territorial » etc même si il leur a souvent été reproché d’être des « sous-statut » puisqu’ils ne permettaient pas aux personnes (ou groupes) qui en bénéficient d’avoir accès aux mêmes droits que les réfugiés (au sens de la convention). Pour ce qui concerne la France, il est clair que ces formes d’accueil n’étaient pas formalisées dans des textes contrairement à ce qui pouvait se passer dans d’autres pays d’Europe même si elles existaient dans la pratique. Pour n’en prendre que des exemples connus, que l’on songe aux Bosniaques qui « ne devaient passer qu’un hiver en France » ou à l’accueil qui a été mis en place après les événements de Somalie. Aussi, il semblerait qu’un des buts de la loi « Chevènement », par le biais du décret relatif à l’asile territorial du 23 juin 1998, vise à formaliser certaines pratiques existantes qui ne perduraient qu’en fonction du bon vouloir du Prince. Le problème étant qu’à terme, par le renforcement du rôle du ministère de l’intérieur et la coexistence de deux procédures d’asile, la convention de Genève risque de se retrouver vidée de sa substance, ce qui laisse la voie ouverte à tous les abus et surtout à toutes les restrictions. Il ne faut pas perdre de vue que le texte de 1951 à su faire la preuve de son efficacité puisque il a permis de résoudre bon nombre de situations et que ce sont les interprétations qui en ont été faites qui en ont limité la portée.
« Il est ajouté, dans la loi no 52-893 du 25 juillet 1952 précitée, un article 13 ainsi rédigé :
Art. 13. – Dans les conditions compatibles avec les intérêts du pays, l’asile territorial peut être accordé par le ministre de l’intérieur après consultation du ministre des affaires étrangères à un étranger si celui-ci établit que sa vie ou sa liberté est menacée dans son pays ou qu’il y est exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les décisions du ministre n’ont pas à être motivées. »
Article 36 de la loi Chevènement
Si la formalisation de certaines pratiques qui figure dans le texte « Chevénement » peut apparaître relativement positive (autant donner quelques droits à des sans droits), il n’en n’est pas de même d’autres points qui figurent dans le texte. En effet, celui-ci renforce clairement le rôle du ministère de l’Intérieur dans le champ de l’asile. Si ceci rompt partiellement avec la tradition française en la matière, selon laquelle la responsabilité de l’octroi du statut de réfugié relève de la compétence de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), ce point est cohérent avec ce que l’on a vu se produire au plan européen depuis près de vingt ans. Schématiquement, dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, un certain nombre d’instances ont vu le jour au plan européen avec pour but réel ou latent la lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue ou la coopération policière européenne. Cependant, à la suite de la disparition des éléments qui étaient leur raison d’être, ces divers groupes (TREVI, groupe ad hoc etc) se sont progressivement emparés des questions de l’immigration et de l’asile en ne manquant pas de les réinterpréter à l’aune d’une grille de lecture particulière selon laquelle les flux migratoires arrivant en Europe constituent un danger. Cette vision restrictive a été accentuée lors de la signature de différents traités (Dublin, Shengen, Maastricht, Amsterdam) lesquels ont pour objectif, entre autres, de limiter l’accès à la « forteresse européenne » en le justifiant par une plus grande liberté de circulation interne.
Quelques dates
1951 : Adoption de la convention de Genève qui définit le statut de réfugié
1967 : Adoption du protocole de New-York qui élargit la portée du statut en levant les restrictions géographiques et temporelles
1990 : Signature de la convention d’application de l’accord Schengen qui autorisera la libre circulation des personnes entre les Etats membres.
Signature de la convention de Dublin qui permet de déterminer quel pays aura la responsabilité d’examiner les demandes d’asile. Première tentative de coordinations des politiques d’asile européennes.
1992 : Signature du traité de Maastricht qui demande aux ministres de la Justice et de l’Intérieur d’établir un cadre pour une politique européenne.
1997 : Traité d’Amsterdam qui prévoit de transférer la compétence des politiques d’asile et d’immigration à l’union européenne.
Sans se livrer à un examen systématique des textes en vigueur ou adoptés au cours des deux dernières décennies, il est cependant possible de faire émerger un processus plus global selon lequel un certain nombre d’instances européennes en charge des questions de sécurité, pour employer volontairement un terme large, se sont (ou ont été) progressivement reconverties dans le domaine de l’immigration. La mise à jour de ce type de phénomène ne permet pas de rentrer dans le détail des modalités de création et des modes de fonctionnement de chacune des instances considérées, lesquelles ont par ailleurs des statuts différents, poursuivent des objectifs parfois contradictoires et relèvent d’autorités multiples. Certaines sont placées sous le contrôle de l’union européenne, d’autres dépendent du Conseil de l’Europe, les dernières enfin peuvent n’être que de simples groupes dits « informels ». Cependant, malgré cette diversité, ces diverses structures agissent toutes au niveau européen et ont presque toutes connu la disparition de leur objet initial (le terrorisme) au profit de l’apparition d’un nouveau champ d’intervention. Un des principaux éléments de cette « nécessaire » reconversion tient à la disparition progressive de leur raison d’être au cours des années. Fondés avec l’objectif avoué de lutter contre le terrorisme en Europe et de favoriser la coopération policière dans ce domaine, la « fin » du terrorisme en Europe a conduit à la modification du champ d’intervention des ces instances.
Ainsi, le groupe de Trévi, composé des ministre de l’Intérieur et de la Justice des membres de la CEE, fut fondé en 1975 afin de renforcer la coopération entre les services de police et de renseignement. Il s’agissait d’une structure intergouvernementale non communautaire dont le champ d’action s’est progressivement étendu jusqu’à inclure la lutte contre la criminalité internationale et le trafic de drogue. Parallèlement les pays du Conseil de l’Europe élaboraient la Convention sur la répression du terrorisme dont le texte fut adopté par les Etats membres le 27 janvier 1977. Dénoncée par les diverses associations de défense du droit d’asile comme portant atteinte à l’exercice de ce dernier, la Convention n’en fait toutefois aucune mention. C’est par le biais de la lutte contre le terrorisme que le groupe de Trévi a été progressivement amené à se saisir de la question du droit d’asile tout en continuant ses travaux sur la question de la police et de la sécurité. En décembre 1988 fut constitué le sous groupe Trévi 1992 chargé d’examiner l’impact de la levée des frontières intra communautaires dans ce dernier domaine. En ce qui concerne le droit d’asile, il a tenté d’élaborer un projet d’harmonisation des systèmes des visas à l’entrée dans l’un des pays de la CEE et de concertation pour l’examen des demandes d’asile. Ce projet prévoyait notamment la responsabilité des compagnies aériennes lors de l’embarquement ou pour le rapatriement de tout demandeur d’asile démuni des documents adéquats, une procédure rapide d’examen des demandes d’asile manifestement non fondées ou émanant de personnes présentant un danger pour l’ordre public, le renforcement des contrôles aux frontière de la CEE, un accord sur un contrôle des demandeurs d’asile rejetés pour éviter leur installation sur le territoire d’un autre Etat de la communauté et un échange d’informations entre les polices et les services de renseignement de la CEE et des pays tiers alliés.
Le groupe de Trévi n’est pas le seul au plan européen à s’être penché sur les questions d’asile mais à travers les différents travaux ou projets qu’il a mené, il a abordé l’ensemble des grands points qui ont émergé au sein d’autres instances dans ce domaine. C’est à travers ce type d’évolution que l’on comprend mieux les interprétations de plus en plus restricitves dont ont été l’objet les textes sur l’asile inchangés depuis plus de quarante ans. Sous couvert de la mise en place de plus grandes possibilités d’accueil, le projet de loi « Chevènement » restreint une nouvelle fois la portée de la convention de Genève et remet implicitement en cause l’existence même d’un statut de réfugié en France. La raison du rôle accordé au ministère de l’Intérieur dans le projet relève d’impératifs sécuritaires mais ne trouve sa cohérence et son explication que dans les changements intervenus au plan européen depuis une dizaine d’années.
« Le deuxième alinéa de l’article 2 de la loi no 52-893 du 25 juillet 1952 précitée est remplacé par deux alinéas ainsi rédigés :
La qualité de réfugié est reconnue par l’office à toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté ainsi qu’à toute personne sur laquelle le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés exerce son mandat aux termes des articles 6 et 7 de son statut tel qu’adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 14 décembre 1950 ou qui répond aux définitions de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. Toutes les personnes visées à l’alinéa précédent sont régies par les dispositions applicables aux réfugiés en vertu de la convention de Genève du 28 juillet 1951 précitée. »
Article 29 de la loi Chevènement