Articles : Nouvelles luttes

A travail social, salaire social

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Le mouvement du printemps dernier contre l’instauration du CIP (Contrat d’insertion professionnelle) a vu se rassembler des étudiants, rapidement rejoints par d’autres précaires, des lycéens et des chômeurs, pour intervenir victorieusement sur la forme du salaire social. De prime abord, il s’agissait d’une vigoureuse réaction à une mesure autoritaire de baisse des salaires. Mais la composition du mouvement, l’histoire dans laquelle il s’inscrit, comme les réponses que l’État y a apportées invitent à tenter de qualifier plus précisément ce conflit inédit depuis 1974 et ce déclenchement de la contre-révolution libérale que nous connaissons sous le nom de crise. Ce magnifique passage d’une passivité sociale endémique à une nouvelle capacité d’initiative va-t-il rester sans suite ? Comment prolonger le refus de la prudence résignée qui s’est alors exprimé ? Un tel événement peut-il favoriser un renouveau de l’analyse critique ? Il impose en tout cas de reconsidérer la relation entre forme salaire et subjectivité, de revenir sur le rapport changeant et incertain entre travail et expression politique. Loin de répondre à l’ambition d’un tel programme, les éléments factuels et remarques qui suivent visent à prendre date. Au soulèvement sans phrases ne succède pas nécessairement le linceul de l’oubli quitte, provisoirement, à prendre le risque de mimer l’exhortation.

Si du côté de ceux d’en bas l’aspect protestataire a primé sur toute autre expression politique, l’État a pour sa part clairement reconnu la question du salaire social et de ses formes comme terrain de l’affrontement. Outre le retrait du décret instaurant le CIP, une des réponses au mouvement a été l’augmentation des allocations familiales d’un montant de 6 milliards de francs à destination de 400 000 familles dont les “enfants” ont moins de 20 ans ou moins de 22 ans s’ils sont étudiants. Passé inaperçu, ce résultat montre pourtant que si l’interdiction du RMI aux moins de 25 ans permet d’assigner les jeunes à la vie en famille et au travail précaire, ce mode de vie imposé recouvre un conflit aussi décisif qu’habituellement invisible.

Ce mouvement social d’opposition ouverte à l’exploitation n’a certes pas permis de construire un discours, de dégager une position qui puisse recueillir et affirmer des contenus restés largement implicites. Les mots manqueront-ils longtemps ? Un tel mouvement permet pourtant de commencer à repérer des lignes de fractures, et pourquoi pas, de tenter à nouveau de comprendre le monde pour le transformer.

Au-delà du mouvement ouvrier

En guise d’enquête sociologique sur l’énigme de ce mouvement qui fit se dégeler la banquise de l’hiver libéral, pas moins de 4000 interpellations eurent lieu en France au cours du mois de mars 1994. Réalisé par la police, le portrait anthropométrique du manifestant publié par la presse après la rafle des Invalides le 24 mars 94 illustrait au mieux la composition sociale prévalant parmi les manifestants : 30 % de scolarisés en IUT et Sections de Techniciens Supérieurs, 30 % de lycéens, 30 % de chômeurs et précaires et 10 % seulement d’étudiants “généralistes”. Ce mouvement de revendication salariale a donc pris naissance hors du vieux monde productif de l’entreprise, au cœur même du système scolaire, c’est-à-dire dans l’atelier de production de la force de travail intellectualisée (les Bac + 2) aujourd’hui centrale dans la production capitaliste.

Il est né, non pas, comme en 1990, dans les lycées et collèges, non pas, comme en 1986, dans les facs des grandes métropoles, mais dans des lieux où l’articulation scolarisation/marchés du travail professionnalisés locaux est la plus directe, ces IUT et sections de techniciens supérieurs qui regroupent un tiers des scolarisés préparant un Bac + 2. Il s’est ainsi davantage développé dans les villes de taille moyenne où des formes de communautés trouvent à s’établir, tandis que sur les territoires métropolitains, petites bandes et regroupements par établissements furent les seules formes de communautés ; le seul espace de recomposition politique ponctuelle étant la rue. D’innombrables manifestants choisirent alors de couvrir ceux qui recouraient à l’affrontement et au pillage. Rarement observé à une telle échelle, ce soutien actif autorisa une belle escapade hors des routines mortifères de la résignation. Vola alors en éclats la séparation traditionnellement entretenue par les médias entre méchants casseurs et gentils manifestants. Face aux centaines de milliers de briseurs de CIP, une partie de la presse écrite en vint à n’écrire casseurs qu’entre guillemets ! Centre politique, Paris vit les parcours des manifestations transformés en un espace urbain parfaitement surréel, commerces fermés et véhicules absents venant souligner un happening sécuritaire lui aussi sans précédent.

Le SMIC c’est rien, moins que le SMIC c’est moins que rien

Ce mouvement a démarré sur le refus d’une généralisation du SMIC jeunes. Les titulaires de diplômes techniques débutent désormais sur des postes d’ouvriers et d’employés plutôt que de techniciens et de cadres, les salaires s’en ressentant d’autant. Comme pour les autres précaires, la phase d’insertion vers le salariat à statut s’hypertrophie, ce dont font les frais les nouvelles générations successives. Le CIP venait formaliser et accentuer cette baisse des salaires des techniciens, généraliser le SMIC jeunes. Il s’est vu opposer le refus d’être réduit à une marchandise fonctionnelle du développement capitaliste, à de la simple force de travail. Le refus du travail ouvrier, la lutte contre le salariat et ses contraintes constituent ensemble l’axe majeur de mouvements sociaux qui, depuis les années 60, ont fréquemment eu le système de formation pour creuset. Telle est la portée générale de ce mouvement. Il remet en question le travail comme forme capitaliste du développement et participe pleinement de l’expérience de lutte des travailleurs intermittents et en formation.

Les mouvements de chômeurs et de précaires des années 80, bien que largement occultés par les médias et ignorés par une recherche institutionnelle en sciences sociales qui n’y voyait que le rassemblement désespéré d’exclus et de marginaux, avaient déjà permis de constater que le refus du travail s’exprime aujourd’hui contre les formes du salaire social. Cette donnée devrait imposer aux plus placides passéistes de prendre position. Loin d’être une simple revendication, le salaire social est l’enjeu objectif de la difficile recomposition en cours. Il se présente toujours davantage comme un concept visant à informer une réalité désormais centrale pour le mode de produire comme pour les luttes qui s’y opposent.

Comme la réduction de la journée de travail – lorsqu’au siècle dernier sa mesure et sa limitation étaient un enjeu de lutte majeur -, le salaire social et ses formes sont devenus le premier terrain de l’affrontement contre le travail.

Contre les formes actuelles de la réduction du temps de travail

Ce déplacement de l’affrontement tient au fait que la réduction du temps de travail, loin d’être pure utopie, se réalise quotidiennement sous la forme d’une réduction du temps de travail rémunéré. C’est bien par le biais de temps partiels sous-payés, d’enchaînements de missions de travail ponctuées de périodes de chômage que s’impose la baisse des salaires.

Contre la précarité, c’est sur le salaire social, c’est-à-dire dissocié du temps de travail rémunéré en entreprise que se manifeste le rapport de force au sein de la condition salariale. On sait que les montants et les conditions d’attribution des multiples allocations existantes comme l’ensemble de la hiérarchie des salaires garantie par l’État sont parfaitement arbitraires. Il faudra bien trouver une forme d’accès à la richesse matérielle et sociale qui réponde aux besoins des travailleurs intermittents, à temps réduit ou en formation. Depuis la création du SMIC en 1967, la socialisation d’un salaire détaché de l’implication productive individuelle est devenue évidente. La production est d’emblée sociale. Grâce aux luttes contre le travail, son caractère d’activité collective est pour partie rétribué. La coopération sociale cesse alors d’être une ressource gratuite.

Si les luttes pour le revenu garanti font suite au mouvement séculaire de réduction du temps de travail, c’est parce qu’elles seules tiennent compte du brouillage des anciennes frontières entre temps de vie et temps de travail, dépassent la classique distinction entre production et reproduction. Elles seules répondent à la réduction du temps de travail qui caractérise la précarité.

A ce mouvement de réduction du temps de travail ouvrier s’ajoute par ailleurs une croissance de formes d’activités tendant toujours davantage à être réglées socialement, un travail socialement nécessaire dont l’organisation ne ressortit plus au travail en entreprise. Les temps de formation préparent à l’adaptabilité aux marchés du travail, les temps de chômage récurrents succèdent aux périodes d’emplois, le travail requiert de plus en plus une aptitude à la communication, aux relations sociales. Le temps de vie dans son ensemble tend à devenir temps productif.

A la fin, déjà datée, de la vie de plein emploi capitaliste, succéderait un plein emploi capitaliste de la vie que la définition usiniste précédente de la durée du travail ne permet absolument plus d’appréhender. Le mouvement qui vient de se produire peut par contre y aider. Nul hasard à ce que les assemblées générales massives de Rennes et Nantes, points les plus avancés du mouvement, aient réclamé contre la précarité ce qu’elles ont appelé un “minimum” social. Durant la lutte, ces facs effectivement ouvertes aux autres travailleurs précaires ont été des lieux de débat ou le mouvement de mars 94 a commencé à trouver une expression autonome encore balbutiante.

Bien que largement atomisés et dépourvus de toute alternative politique articulée à la démocratie libérale de l’État-Providence, les intermittents, les temps-réduit, les précaires, les travailleurs en formation, c’est-à-dire s’appliquant au travail nécessaire de la formation, ont vécu là un intense moment de recomposition politique. Ce moment devra être analysé pour ce qu’il est : un épisode potentiellement charnière du rapport capital/travail, un dépassement de ce mouvement ouvrier qui n’a plus rien à nous apprendre depuis 68.

Nous avons de nouveau à apprendre de ce monde ce que peut révéler cette position clé, dans et contre le procès de travail contemporain, qu’occupent de nouvelles figures sociales, à apprendre de leurs luttes et de l’antagonisme qui les oppose au commandement capitaliste, au gestionnaire du capital socialisé, à l’État.

Anticipons encore !

Après l’euphorie du mouvement, il faudrait pouvoir opposer à la gueule de bois l’invention d’une aspirine, constituer une aire d’initiatives et de débats qui rende possible une clarification des enjeux et autorise à imaginer des formes de luttes moins ponctuelles, ouvrir un débat sur refus du travail et revenu garanti. Pourquoi ne pas reprendre l’enquête sur travail précaire et chômage, mieux identifier le maximum de réseaux productifs, subjectifs et politiques de précaires (SDF, intérimaires, intermittents du spectacle, temps-partiel, CES, étudiants, etc.), débattre avec des comités locaux d’agir contre le chômage” (AC) afin d’élaborer des propositions avec les 30 % de chômeurs et de précaires qui s’y ennuient pour l’instant ?

La défense de l’emploi ne peut qu’accentuer la précarité, la lutte pour le droit au travail continuer à miner le droit du travail ; pourtant cette impasse est de nouveau proposée par de multiples idéologues. De la gauche nationaliste à la gauche caviar, de Balladur à AC, les propositions abondent pour lier plus étroitement revenu et travail. Tout se passe comme si émergeait un dangereux consensus pour transformer les allocations de chômage en subventions à l’emploi !

L’expérience est une lumière qui éclaire parfois dans le dos. Depuis les années trente, lorsqu’il est question de lutte sociale des chômeurs, d’aucuns trouvent bon de ressasser l’épisode des marches de la faim comme s’il pouvait encore s’agir d’un modèle à l’heure du RMI. Comme le salariat, le chômage d’aujourd’hui n’a que fort peu de points communs avec celui d’avant-hier. Mondialisation, flexibilité, immatérialité, ces caractéristiques nouvelles du procès productif ont modifié la condition salariale comme l’affrontement contre celle-ci. Les luttes réelles dans et contre la condition salariale répondent à ces mutations ; l’ignorer serait suicidaire. Rien d’étonnant pour qui veut bien le voir à ce que, depuis le début des années 80, les luttes de chômeurs les plus dynamiques aient été celles menées par des précaires et qu’elles aient eu un rapport critique à l’idéologie du travail et à l’un de ses avatars les plus tenaces, sa version socialiste et syndicale qui ravage toujours de nombreux esprits, comme l’a bien montré la déprimante mobilisation autour des thèmes travaillistes et misérabilistes d’AC.

Le stade de développement de la production que nous connaissons repose sur un type de coopération sociale si nettement élargie qu’aucune vision usiniste ne saurait l’appréhender. Avec en amont ce moment où la force de travail se nomme force invention – la formation et le travail de conception – et en aval les besoins et les désirs qui modèlent la sphère de la consommation, de nombreuses modifications indiquent une mutation du travail productif. L’intellectualisation est l’une de ses caractéristiques fondamentales.

Le travail productif à l’ancienne continue à être exploité parce qu’un levier efficace qui vienne renverser la précarité et l’intense concurrence entre salariés qu’elle impose n’a pas encore été clairement utilisé contre l’organisation sociale. La revendication d’un revenu garanti a eu tendance à rester confinée parmi des minorités actives affranchies de l’idéologie du travail. Mais la réforme permanente de l’Etat-Providence devrait multiplier les engagements explicites sur ce terrain. Aucune fatalité ne garantit un libre cours à l’initiative capitaliste. Contre toutes les orthodoxies, il s’agit une fois de plus de tenter de contribuer au mouvement réel qui abolit l’état de choses présent. Au moment où diminue le travail en entreprise, le travail sous sa forme ouvrière, il s’agit de refuser que perdure la forme ouvrière du salaire, de revendiquer le salaire social du travail social.

La France, sixième pays le plus riche du monde, s’enorgueillit d’une constitution qui prétend reconnaître le droit à l’existence pour tous. Mais, à elle seule, l’instauration du minable RMI a déstabilisé des secteurs productifs, en particulier ceux qui reposent sur le travail saisonnier (pourquoi travailler trois mois par an au SMIC quand il est possible de percevoir le RMI 12 mois sur 12 ?). Toute mesure de dissociation du revenu et du travail peut constituer un instrument efficace de lutte contre l’exploitation quelle que soit la volonté de ses initiateurs, alors que défendre une réduction du temps de travail en entreprise ne supprimera ni la précarité ni le chômage. Cela reste une revendication essentielle, mais ceux-là mêmes qui seraient susceptibles de la faire aboutir pour y avoir intérêt, les salariés à temps plein, sont actuellement incapables d’imposer un rapport de force, soumis qu’ils sont à la menace du chômage sous-payé. On peut d’ailleurs penser que toute réduction du temps de travail serait inévitablement suivie d’un recours accru au travail intermittent pour mieux rentabiliser le capital fixe et assurer les services nécessaires à une croissance du temps de “loisir”.

Les intermittents et les scolarisés participent déjà pleinement à la création de richesses et n’ont à accepter ni les diktats de l’idéologie du travail défendue par les forces politiques institutionnelles, ni les visions misérabilistes propagées par les médias. “Nous en avons assez d’être plaints, nous sommes nombreux, désormais nous serons arrogants ! ” pouvait-on entendre au printemps dernier. Nul ne peut dire quelles médiations concrètes seront utilisées demain par les précaires pour négocier au mieux leur contribution productive et la faire reconnaître. Mais il ne serait pas surprenant que des mouvements locaux ou non, sporadiques ou de longue durée, exigent l’extension du RMI aux plus de 16 ans, refusent la brutale dégressivité des allocations de chômage où imposent l’octroi sans condition de durée de travail des allocations de formation reclassement (AFR).

Marquées par une violence libérale destructrice que la mise sur le marché de cette drogue spécifique aux pauvres, le crack, comme la multiplication des morts de froid et de faim, illustrent parfaitement, les années 80 sont peut-être enfin derrière nous. Au-delà de son aspect apparemment néo-syndical, l’enjeu du salaire social déborde largement les intérêts particuliers des précaires et intermittents (c’est-à-dire de ce tiers des salariés qui représente un point de passage obligé pour une éventuelle reprise de la conflictualité sociale) et débouche sur la question de l’utilité sociale de la production. Desserrer l’étau du salaire ouvrier conduirait à socialiser autrement la spontanéité productive, et pourquoi pas à élaborer un nouveau mode de développement.

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Il est possible d’obtenir sur demande un rapport de recherche dont les cinquante dernières pages constituent un matériau utile au débat en écrivant à :

M. Philippe Bertin, Mire pièce 2248, 1, place de Fontenoy 75350 – PARIS 07 SP.

Le rapport s’intitule “Mouvements de chômeurs et de précaires en France, la revendication du revenu garanti”, N° 245/87, T. BAUDOUIN, M. COLLIN, J.-N. CHOPART, L. GUILLOTEAU.

Les articles suivants constituent eux aussi une bonne introduction au débat :

– art544, C. CERICA, C. VERCELLONE, rub205, propose un panorama des propositions de réforme du Welfare, des libéraux à la gauche.

– art671, G. COCCO, M. LAZZARATO, rub245.

Voir aussi les ouvrages suivants :

L’exil du précaire de P. CINGOLANI, Le contournement des forteresses ouvrières de T. BAUDOUIN et M. COLLIN, tous deux publiés par Réponses sociologiques, MÉRIDIEN KLINCKSIEK.