Puisque nous sommes à l’ère des commémorations pourquoi ne pas célébrer aujourd’hui la mémoire de Victor Cousin, né en 1792, comme Rossini, alors que, maître de la philosophie, il a connu, à son époque, une gloire équivalente à celle du génial histrion de l’art lyrique ? Qu’est-ce donc qui retient, au sens de la réticence plutôt qu’à celui de l’attachement, à la perspective d’évoquer ce grand absent de nos programmes d’études universitaires, qu’il a pourtant lui-même installés, pour ne pas parler des rayons des libraires, sur lesquels, depuis déjà plus d’un siècle, il s’est fait bien rare, après y avoir occupé de son vivant une place prééminente[[A l’actif toutefois de l’année 1992 : la réédition dans le Corpus des philosophes français (éd. Fayard) du célèbre cours de 1828 (Introduction à l’histoire de la philosophie), un numéro spécial de la revue Corpus, préparé par P. Vermeren, entièrement consacré à Cousin (n° 18/19), et la publication par les Annales littéraires de l’Université de Besançon d’un recueil d’études de J.P. Cotten, Autour de Victor Cousin, une politique de la philosophie. Il est à noter que, dans la période récente, la principale étude d’ensemble consacrée à V. Cousin a été publiée en Grèce : Gerassimos Vocos, Philosophia kai ek paideylike politike (o kartesianismos sten galliké paideia ton 19e aiôna) : Philosophie de l’enseignement – le cartésianisme dans l’Université française au XIX` siècle (Athènes, Lôtos éd. 1987). Nul, pas même Victor Cousin qui a tant fait, et peut-être trop, pour le devenir, n’est prophète en son pays. ? Et qu’est-ce qui le condamne, lui qui, plus qu’un autre probablement, a eu vocation à être un grand homme, à s’enfouir dans la poussière des annuaires et des catalogues de bibliothèques, et à n’être plus, comme Laromigière et Royer-Collard, qui avaient été ses maîtres en philosophie, qu’un nom de rue e ce quartier latin sur lequel “monsieur Cousin” comme tous l’appelaient avec un respect nuancé de crainte et de dérision, avait régné intellectuellement et administrativement pendant près d’un demi-siècle ?
Une réponse semble s’imposer avec la force de l’évidence. Victor Cousin, qui en son temps avait opéré une synthèse assez originale entre la philosophie et la politique, a poussé fort loin l’art des conjonctures. Il a flairé avec une particulière acuité les problèmes de la société française post-révolutionnaire, occupée après Napoléon à la mise en place de son système administratif centralisé dont l’appareil d’enseignement, constitué en service public, devait être, comme moyen de la reproduction sociale, l’un des principaux éléments : et pour réaliser cette tendance, parfaitement irrésistible à ses yeux comme à ceux de ses contemporains Guizot et Tocqueville, il a lui-même mis la main à la pâte en intervenant à la fois théoriquement et pratiquement. Cousin est l’un des fondateurs de l’école publique, et non seulement de l’Université, telle que, chez nous, elle fonctionne aujourd’hui encore, assez péniblement il est vrai, et comme on dit en pleine mutation, sans pourtant que ses principes de base, au niveau des pratiques de l’enseignement, aient réellement changé : il a eu une vision globale de sa destination, et il a entrepris, avec les moyens dont il disposait, de réfléchir, non seulement en responsable politique[[N’oublions pas que, pour une brève période, il a été, en 1840, ministre de l’instruction publique, et que, dans ce domaine, il a exercé toutes les charges officielles imaginables. Il est par excellence le philosophe qui a eu réellement du pouvoir : et il a été tellement jalousé pour cela qu’on a mis en doute sa qualité authentique de philosophe. mais aussi en philosophie, sur les conditions et les limites de son institution. La doctrine du sens commun, dont la mention fait maintenant sourire, a été ainsi l’une des pièces essentielles, non la seule il est vrai, pour l’élaboration de l’idéologie laïque, qui n’est homogène et cohérente qu’en apparence.
Si Cousin est, par excellence, le politique de la philosophie, c’est donc parce qu’il a eu en permanence le souci d’adapter aussi étroitement que possible une recherche intellectuelle à des besoins historiques qu’il s’employait à apprécier au jour le jour, en épousant les sinuosités de l’actualité politique et de ses conflits. Cette démarche lui a valu une réputation de rhéteur qui, de son vivant même, lui a collé à la peau : pour en avoir la confirmation, il suffit de voir comment parlèrent de lui, Stendhal dans ses Esquisses de la société parisienne, Hugo dans ses Choses vues, ou Flaubert dans sa Correspondance. Cousin a exercé, ès qualités, un magistère qui l’a fait à la fois admirer et détester : quand il est mort, en 1867, une fois officiées quelques rituelles célébrations[[Dans les ouvrages qui lui ont été consacrés par ses élèves, Jules Simon, Paul Janet, et Barthélémy Saint-Hilaire., on s’est dépêché de l’enterrer et de l’oublier, comme cela a été finalement le sort de tous les grands sophistes une fois qu’ils avaient fait leur temps, qu’ils avaient largement contribué à faire au jour le jour. Ainsi la gloire historique que Cousin a su conquérir a été aussi éphémère qu’elle avait été intense : elle a tellement épousé les contours d’une certaine histoire, celle d’un XIXe siècle réputé imbécile en regard de notre si intelligent XXe siècle, qu’elle n’a pu lui survivre, et a été emportée par l’air du temps dont elle avait fait elle-même son élément et son principal critère d’évaluation. Ainsi celui qui avait été le roi de l’opinion, dans un système public régi par la loi de l’opinion, a-t-il été emporté par le mouvement de l’opinion, qui l’a désacralisé à peu près aussi vite qu’il l’avait consacré : le tort de Cousin, qui croyait pourtant aux vertus de la philosophia perennis, a été de n’avoir raison que pour son temps dont il avait à l’excès assimilé les contradictions, ce qui tendait à prouver que son hégélianisme n’a pas été autant de surface qu’on veut le dire.
Cette explication, qui paraît cohérente, est quand même un peu courte. Si Victor Cousin est tellement absent de notre conscience historique, – lequel de nos professeurs de philosophie a lu une seule ligne de ses oeuvres ? -, c’est parce qu’il en a été systématiquement refoulé. Or quels sont les enjeux de cette mise à l’écart ? Ne sont-ils pas ceux qui déterminent précisément, non seulement dans la France d’hier, mais dans celle de maintenant, les conditions d’exercice de la pensée philosophique ? Il faut que nous osions nous le dire à nous-mêmes : Cousin hante nos esprits de philosophes à la manière d’un inconscient théorique, comme un impensé qui précède toutes nos pensées et les incline dans un certain sens. La philosophie du sens commun, avec le style inimitable que Cousin lui avait prêté, nous semble, sans d’ailleurs que nous cherchions à la connaître sur pièces, bien légère et bien pauvre intellectuellement : et pourtant nous sommes en plein dedans[[Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter les oeuvres de nos antianti-humanistes, qui voudraient tant eux aussi régner sur l’Université : il faudra pour cela qu’ils patientent quelque peu, car pour le moment la place est prise. On peut se reporter à ce sujet à nos précédentes chroniques, en particulier : “Le cartel des non” (F.A., n° 9) et “Le conflit des faculté (F.A., n° 10). La polémique qui a occupé la presse au cours de l’été 92 sur la question du “clientélisme à l’Université” est cousinienne dans son esprit et dans ses enjeux.. Et ceci pour une raison qui est en dernière instance objective : Cousin a créé un système pratique de la philosophie, on serait tenté de dire un corps philosophique, qui après lui, et sans doute pour un certain temps encore, a persévéré dans son être : au coeur de ce système, se trouve une certaine conception du pouvoir, plus particulièrement, si étrange que puisse paraître cette notion, du pouvoir philosophique, et des compromis qui sont nécessaires pour le conquérir et pour l’exercer. Être philosophe dans la France d’aujourd’hui, c’est être cousinien, et aussi à des degrés divers rebelle au cousinisme[[Comme l’ont été presque tous les élèves de Cousin, alors qu’ils lui devaient tout, et pas seulement leur position sociale., sans le savoir. Et qu’on se le dise : dans les idées comme dans les faits, politiquement, idéologiquement et philosophiquement, pour ne pas parler du reste, nous ne sommes toujours pas sortis du XIX’ siècle, que nous tenons si particulièrement à ignorer parce que c’est de lui que nous tirons la plupart de nos pauvres raisons de vivre et de penser.