La version originale italiene de ce texte, datée du 8 mai
1979 constitue la préface de la quatrième édition de La Domination et le Sabotage, publié pour la première fois en janvier 1978.
La traduction française de Yann Moulier a été publiée en 1980 aux Editions Maspero dans le recueil collectif Usines et ouvriers : Figures du nouvel ordre productif, coordonné par Jean-Paul de Gaudemar. Elle était précédée du chapô suivant:
“Antonio Negri a rédigé de la prison de Rebibbia à Rome la nouvelle préface suivante. Elle peut contribuer à éclaircir le débat suscité par le texte précédent”.
Une partie de ce livre est disponible (en français) à l’adresse suivante : art1781
La Domination et le Sabotage est un essai qui date fortement. Il naquit de l’émotion profonde qui saisit tous les militants lorsqu’au printemps 1977 à Bologne, à Rome, mais également dans d’autres grandes villes italiennes, le prolétariat de la jeunesse – premier produit de la restructuration capitaliste qui avait débuté en 1968 – se reconnut dans la lutte comme sujet révolutionnaire. Partant de cette émotion théorique et pratique, je tentai de tirer les conclusions d’un discours entamé depuis quelque temps sur l’actualité du procès de transition au communisme et sur sa nature prolétarienne. Poussant cette recherche, je débouchai sur l’idée que l’autovalorisation prolétaire représente le moment essentiel, ontologiquement fécond, de ce procès. Une pointe d’enthousiasme excessif, indubitablement présent dans l’ouvrage, certains passages rhétoriques, certains mimétismes assez peu heureux firent que l’on attaqua assez généralement ce petit livre comme de la mauvaise littérature et comme le symptôme d’une décadence théorique: on vit même dans le succès de cet essai la preuve de la médiocre qualité culturelle des composantes sociales du “ mouvement ”. Cette critique ne me satisfait pas : comme si les limites de cet écrit n’étaient que culturelles ou littéraires! De fait, les critiques n’ont pas vu où se situait le problème, et il était naturel qu’il en soit ainsi dans la mesure où il s’agissait de critiques malveillantes, extérieures au mouvement, voire de pures et simples calomnies. On aurait dû déceler en revanche que le caractère fragile de mon argumentation tenait à la force du projet que ce mouvement lançait dans ce qui n’était encore que son aurore. La fragilité, l’insuffisance de la démonstration ne résident certes pas dans le fait que je me sois trompé sur la nature du processus, mais bien plutôt de ce que la dissolution du rythme dialectique de la lutte de classe opérée dans La Domination et le Sabotage ne pose pas en même temps au moins deux problèmes fondamentaux :
a) Celui de la formation de l’autovalorisation, c’est-à-dire l’analyse du mécanisme autonome et singulier où se développe la révolution dans son caractère prolétarien ;
b) celui de la guerre, c’est-à-dire la détermination tactique (du point de vue des sujets), stratégique (du point de vue des rapports de forces entre les classes) et programmatique (du point de vue du contenu de l’autovalorisation) de l’épuisement de la dialectique et de sa transformation en antagonisme.
Insuffisance n’est pas faute. C’est un retard, ce peut être une erreur. Aujourd’hui, en prison, je suis à même de vivre pleinement les conséquences de mon erreur. Le pouvoir a la force de transformer les erreurs théoriques en fautes passibles de poursuites pénales, et, de son point de vue, il a totalement raison. Sa seule limite (déterminée par la force de la lutte de classe des prolétaires) tient dans le fait de ne pas parvenir à transformer la “ raison d’Etat ” (qui préside à ces opérations) en mouvement de l’“ Etat de droit ”. C’est sur cette incohérence de l’argumentation ennemie que j’ai cherché à me défendre, et je le ferai tant que cette incohérence sera reproduite par la force de la lutte ouvrière et prolétaire. Le succès de ma défense est donc entre les mains de Dieu, c’est-à-dire dans les rapports de forces entre les classes. Quoi qu’il en soit, je suis certain que je ne sortirai jamais de prison si les problèmes posés (même s’ils ne sont pas résolus) au niveau de La Domination et le Sabotage ne deviennent pas objet de réflexion théorique et pratique pour le mouvement. Ce qui revient à dire que, pour un développement ultérieur du mouvement et par conséquent pour que la libération des camarades, de tous les camarades incarcérés, devienne une perspective réaliste il est indispensable que le mouvement se fixe en pleine clarté des objectifs plus élevés et répondant à. la consistance que revêtent les problèmes posés.
a) Quand nous parlons de la constitution de l’autovalorisation, nous voulons dire qu’il est urgent de définir un moment d’organisation au sein du mouvement réel et des masses prolétaires qui détermine un rapport constant entre l’appropriation du revenu et les formes de production sociale. La production devient une production communiste lorsqu’elle intériorise le rapport existant entre se libérer de l’exploitation et libérer la force d’invention. Organiser ce rapport en lui conférant une dimension de masse, en en fixant les premières expériences de formation politique et en mettant en ordre cette phénoménologie constitutive, tel est l’unique terrain à parcourir.
b) Mais l’innovation programmatique au sein de la composition de classe n’a aucun sens – et dans ce domaine trop d’erreurs ont été commises par nous tous – si elle ne se mesure pas de façon précise et féconde au problème de la guerre. Non comme à un terrain tactique, pure affaire du moment, sorti de l’imagination “ combattante ” éphémère et extrémiste, mais plutôt comme à la résolution stratégique de ce problème au sein de la composition déterminée des classes en lutte. La liquidation des dernières déterminations objectivistes dans la composition de classe prolétarienne (en Italie c’est le nouveau prolétariat qui pose ce problème par rapport aux grandes usines et aux organisations corporatistes de la classe ouvrière) doit par conséquent se traduire immédiatement en problème de la formation politique du communisme – mais tout cela à partir de la détermination précise des rapports de forces entre les classes.
Le problème de la guerre est devenu petit à petit le problème essentiel de la spéculation philosophique chez nous*. Il est impossible de lire, je ne dis pas les nouveaux philosophes* (par ailleurs déjà passés de mode), mais même Foucault, si l’on n’a pas présente à l’esprit cette émergence de la force dans les rapports logiques. Cela vaut pour les philosophes. Toutefois, la situation est identique dans la critique de l’économie politique; la crise de la loi de la valeur, celle de l’Etat-Plan, le caractère critique du développement, tout cela impose un rythme d’analyse qui repose sur l’antagonisme (duel ou pluriel, peu importe) des sujets. A ce stade de la contradiction entre les classes, la théorie de l’Etat requiert elle aussi une approche qui considère que son fondement réside dans la réalité séparée des sujets sociaux et dans l’impossibilité de les mettre en relation. Hegel ne peut par conséquent plus rien nous apprendre. Mais il en va de même également pour tout point de vue de la séparation qui ne conclut pas en lui-même, à partir de la particularité de son point de vue, sur un projet de totalité. Je définis donc le point de vue de la guerre comme celui d’une séparation qui veut s’imposer à la totalité, celui d’un intérêt particulier qui a brisé toute homologie avec l’universalité, mais sur le terrain et dans la perspective de la totalité. Nous n’avons rien à recomposer, à médiatiser, à justifier: tout à conquérir, en revanche, nous avons devant nous la totalité, ennemie; et nous ne pouvons la vaincre qu’en lui imposant notre particularité. Dans le ghetto nous vivons la particularité scindée, nous subissons le commandement de l’universel bourgeois et capitaliste. Sortir du ghetto signifie détruire l’universalité et projeter le particulier comme force innovatrice. L’autonomie en Italie est parvenue à éviter le ghetto en imposant sa particularité comme une force politique. Cela vaut dans la théorie encore plus que dans la pratique.
Tels sont donc les problèmes que laisse ouverts La Domination et le Sabotage, témoignage qui évoque une très haute phase de la lutte de classe. Les résoudre ? En prison j’ai du temps et j’y travaille. Mais on est seul en prison. On n’a pas d’informations, ni de rapports avec le mouvement. Parfois on est désespéré. Alors que pour poser et résoudre ces problèmes il faut de façon préalable la communauté et l’espoir. Ouvrir les prisons, sortir du ghetto, construire, organiser ; c’est là une tâche que seuls peuvent mener à bien ceux qui sont “ dehors ”. Nous avons, nous, fait un long chemin dans le mouvement. Aller plus avant sera bien difficile, sinon impossible. Mais comme il sera merveilleux de monter sur la grande machine de guerre, que des générations de militants dont nous avons partagé la vie sont en train de construire même en notre absence! Quand ? nous ne pouvons le prévoir , mais un jour nous nous embrasserons tous.
Prison de Rebibbia, Rome, le 8 mai 1979