Lectures, comptes rendus.

Sur ” L’histoire des femmes en occident” de Michèle Perrot et Georges Duby

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Le XXè siècle d’Histoire des femmes en Occident a pour ambition de proposer une approche sexuée du siècle et d’introduire une nouvelle lecture de l’histoire de notre temps. Dernier volume après ceux consacrés respectivement à l’Antiquité, au Moyen Age, aux XVIè-XVIIIè siècles et au XIXè siècle, ce tome s’inscrit à son tour dans une problématique redevable à vingt ans d’histoire des femmes. Considérant les rapports entre les sexes comme une catégorie d’analyse utile, ce XXè siècle vise à une réécriture de notre histoire contemporaine où les femmes ne seraient plus considérées comme des objets ou des figurantes mais comme des actrices et des sujets à part entière.

Gros volume de plus de 650 pages, il s’ordonne autour de dix-neuf contributions regroupées autour de quatre grands thèmes, « La nationalisation des femmes », « Femme, création et représentation », « Les grandes mutations du siècle » et « Enjeux ».

La « nationalisation des femmes » est bien un des axes majeurs de ce xxe siècle d’Histoire des femmes. Elle met au jour les stratégies de mobilisation des femmes au service de la grandeur nationale des états totalitaires, dictatoriaux ou libéraux, qui font « basculer la maternité dans le domaine public ». Elle souligne le processus historique de construction de la société de consommation et des États-providence de l’Occident libéral et ses effets ambigus et complexes sur les femmes. Les contributions, qui gravitent autour de ces idées, sont bien découpées dans le temps et l’espace géographique de l’Occident. Leur approche problématique est en revanche très inégale. Certaines décrivent et analysent la situation sociale, culturelle, économique, civile et civique des femmes. Elles déroulent la chronologie des acquis et des régressions, elles racontent les luttes, les succès ou les échecs dont elles soulignent les enjeux. D’autres relèvent mieux le défi épistémologique du livre et donnent pleinement à l’histoire sa dimension sexuée. Ainsi Françoise Thébaud établit le caractère profondément conservateur en matière de sexe de la « grande guerre » qui « favorise jusque dans le féminisme le triomphe d’une pensée dichotomique en matière sexuelle ». L’étude du racisme nazi conduit Gisela Bock non seulement à affirmer que « l’image de la femme mère et épouse n’est pas au cœur de la conception que le national-socialisme avait des femmes » mais plus encore que la politique hitlérienne est antinataliste et prône le culte de la virilité et l’extermination des femmes. Dans « le modèle soviétique », Françoise Navailh fait apparaître les effets pervers d’une libéralisation de la législation familiale dans le contexte de la jeune Union soviétique. Puis elle démonte les mécanismes idéologiques et politiques de la reconstruction de la famille socialiste forte et unie dont la femme constitue le pivot, corvéable à merci.

Quatre contributions forment la deuxième partie « Femme, création et représentation » qui manque de cohésion. Comme l’écrit E Thébaud, « il y a quelque artifice à rassembler en une même partie tout ce qui est de l’ordre du symbolique, tout ce qui a trait à la culture comme lieu où s’élabore l’imaginaire social ». Ainsi, on peut regretter qu’un seul chapitre concerne la place des femmes dans la production culturelle d’autant qu’il est essentiellement centré sur la France. Chapitre-gageure, certes synthétique et exhaustif par les informations et les analyses qu’il propose. Marcelle Marini y retrace les changements majeurs de l’histoire culturelle des femmes occidentales entre 1970 et 1990 puis se consacre à l’examen des processus de la création littéraire en France. Elle analyse avec sérénité la querelle de « l’écriture féminine » et met en perspective les visions des groupes féministes. Enfin, elle restitue dans son contexte historique la question des rapports entre identité sexuée et création. Mais on aurait attendu d’autres contributions plus problématiques sur ce thème. « Les grandes mutations du siècle » et « Enjeux » regroupent les sept dernières contributions qui ouvrent deux nouveaux axes de réflexion, celui du féminisme et celui du travail, de la famille et la maternité. Plusieurs chapitres traitent de la natalité, des techniques de procréation, du mariage, du comportement des couples, des mutations de la contraception et de la famille, du taux d’activité des femmes, etc. L’ensemble des données et des analyses est chiffré, classé, scruté dans des articles avant tout informatifs et descriptifs. Tel n’est pas le cas d’«une émancipation sous tutelle ». Le texte de Rose-Marie Lagrave prend à rebours quelques idées reçues. Il explique la construction de l’inégalité des femmes devant l’éducation et le travail et les modes de son renouvellement. Il fait ainsi apparaître « une double domination: inséparablement, économique et sexuelle ou plutôt une causalité réciproque où l’économie masque l’ordre sexuel ».

De même, l’approche du féminisme choisie par Yasmine Ergas est ambitieuse puisqu’elle donne pour titre à sa contribution « le sujet femme ». Elle retrace la complexité des débats et des enjeux du féminisme contemporain en nouant son discours autour de la question essentielle et si discutée de « la constitution et la puissance du sujet femme (ou des sujets femmes) ». Elle évite ainsi le récit du parcours féministe pour mettre l’accent sur les relations entre féminisme et politique et sur la nécessaire théorisation des problèmes féminins.

Le XXè siècle d’Histoire des femmes en Occident constitue donc une somme de réflexions, d’informations mais aussi d’approches novatrices de l’histoire. La multiplicité des ana lyses, le foisonnement et l’ampleur des recherches proposées au lecteur fondent certes la richesse de ce livre mais aussi son éclectisme. A ce titre, la conception du volume manque peut-être de cohérence. E Thébaut a en effet choisi une approche largement pluridisciplinaire, les dix-neuf contributions du livre sont écrites par des historiennes mais aussi des philosophes, des juristes, des sociologues, des politologues, des linguistes. C’est une source d’ouverture mais aussi de dispersion. Et l’on aurait aimé que l’ensemble des chapitres soient mieux insérés dans une problématique historique. D’autre part, les contributions de la première partie, « La nationalisation des femmes », s’arrêtent toutes (sauf celle de E Navailh) à la Seconde Guerre mondiale. Aucun autre chapitre ne propose ensuite une approche politicohistorique pour les cinq dernières décennies de notre siècle. Aussi, la question de la participation des femmes au pouvoir politique est le parent pauvre de ce livre. Autres absents de taille, les mondes paysan et ouvrier; paysannes et ouvrières disparaissent en effet quasiment de notre histoire après 1945. Enfin, si le développement de l’État-providence est au cœur de nombreux chapitres, l’analyse de sa substitution (et en est-ce une?) au pouvoir de l’Église est quasiment absente. La dimension religieuse est d’ailleurs elle aussi largement oubliée, elle n’est abordée que par le biais des résistances ou des collaborations. Les transformations ou les continuités du rôle et de la place des femmes dans la religion ne sont étudiées ni dans le catholicisme (malgré les importantes mutations de ce siècle), ni dans le protestantisme, ni dans le judaïsme, encore moins dans les nouvelles sectes et autres mouvements « new age ». Lacunes importantes donc, qui ne sont certainement pas des oublis mais qui résultent de choix sans doute nécessaires à la conception d’un tel ouvrage.

Au-delà de ces critiques, reste un livre riche, en particulier grâce à son approche pluridisciplinaire. Ces chapitres à multiples facettes sont une invitation stimulante à poursuivre les recherches. Ils marquent aussi une étape sur la voie qui mène à une réécriture globale de l’histoire.
Octobre 1992