La pensée réactionnaire aujourd'hui

Y a-t-il un usage de gauche de la pensée réactionnaire ?

Partagez —> /

« Les extrêmes sont toujours fâcheux, mais ils sont sages quand ils sont nécessaires. Ce qu’ils ont de consolatif, c’est qu’ils ne sont jamais médiocres et qu’ils sont décisifs quand ils sont bons » Cardinal de Retz, Mémoires, II partie, Edition Pléiade, p. 108
——–

Une anecdote pour entrer en matière : la publication d’un livre de Carl Schmitt au Seuil.

Deux événements récents ont placé sous les feux de la rampe l’examen de la pensée réactionnaire. En novembre 2002, paraissait au Seuil dans la Collection, l’ordre philosophique, dirigée par Barbara Cassin, un livre de Carl Schmitt de 122 pages sur le Léviathan de Hobbes (1938). Le livre avait beau être préfacé par Etienne Balibar (64 pages) sur et postfacé par Wolfgang Palaver (51 pages), deux auteurs peu susceptibles de complaisance à l’égard de ce penseur effectivement très à droite, il n’en souleva pas moins un ou deux articles fielleux dans le Monde. L’un d’une journaliste, assez superficiel, expliquait qu’il y avait problème à faire entrer une collection prestigieuse de philosophie un auteur compromis avec le régime nazi et que cela illustrait un « climat » tout à fait bien décrit dans un ouvrage qui paraissait au même moment, Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg. L’autre plus inexcusable, car il émanait du grand spécialiste universitaire de Hobbes en France, déclarait froidement que l’on ne pouvait prendre en compte tout texte de Schmitt que comme un témoignage historique, mais que l’on ne devait en aucun cas lui faire l’honneur de lui conférer un statut philosophique. Barbara Cassin répondit à cette pseudo argumentation en faisant remarquer qu’à ce titre, il ne resterait pas beaucoup de grands philosophes à publier : le réactionnaire Platon, l’ambigu Machiavel, et le très absolutiste et anti-révolutionnaire Thomas Hobbes lui-même. Elle ne se donna pas la peine de répondre à l’accusation de faire le jeu des « nouveaux réactionnaires ». L’article s’appuyait d’ailleurs sur une incise du livre de Lindenberg (p. 59) qui notait le glissement de référence de Tocqueville à Schmitt et taxait de « schmittiens de gauche » la revue Multitudes dont Barbara Cassin fait également partie. Je précise que personne dans la revue Multitudes, ne s’affirme comme tel. Mais cette inexactitude est intéressante car elle permet de clarifier une question importante pour la gauche : faut-il lire les penseurs réactionnaires ?

L’affaire des « nouveaux réactionnaires »

Le livre de Daniel Lindenberg, Rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires[[La République des Idées, Seuil, octobre 2002, Paris., a fait fureur. Son auteur qui enseigne l’histoire des idées politiques à l’Université de Paris VIII (Saint-Denis) a écrit des livres importants sur Lucien Herr, le bibliothécaire de l’Ecole Normale Supérieure, sur la réception, souvent malheureuse du marxisme en France[[D. Lindenberg, Le marxisme introuvable, Calmann-Lévy, 1975, Paris., sur les figures d’Israël[[D. Lindenberg, Les figures d’Israël, Hachette, 1997, Paris., L’auteur est érudit, passionnément démocrate et socialiste convaincu (une denrée de plus en plus rare). Il n’est pas révolutionnaire, mais a un respect pour toute pensée transformatrice. Fin connaisseur du mouvement ouvrier français et européen, de l’antisémitisme, du bolchevisme, entre autres sujets, il était bien placé pour effectuer ce « rappel à l’ordre » dans un pamphlet court et en apparence efficace. Il montre comment certaines idées qui avaient été taboues après la compromission du régime de Vichyste sont réintroduites dans le champ politique débarrassant la droite d’un complexe historique. Il cherche la généalogie intellectuelle de cette résurrection politique et souligne, dans la lignée de Julien Benda, une nouvelle « trahison des clercs ». L’attaque générale contre la « modernité » se fait par l’accumulation d’idées ultra réactionnaires : elles vont du procès général fait aux intellectuels, aux idées de mai 68, à la démocratie parlementaire, à l’égalité, au nivellement de l’autorité et de la loi, à l’affaiblissement de la figure du père. Sur la sellette également le “droit-de-l’hommisme”, la société « métissée » par l’immigration, le féminisme, l’écologie, le « communautarisme », l’affirmative action, le “politiquement correct avec un joli contresens sur le sens de cette expression, les « minority studies », qui détruisent le républicanisme, enfin l’Islam tout court. Ces idées expliquent bien le score impressionnant de Jean-Marie Le Pen aux dernières présidentielles. La réintégration de l’extrême-droite dans la droite « présentable» n’est pas seulement une compromission opportuniste et politicienne : elle est favorisée par la banalisation d’énoncés qui n’avaient plus le droit de cité. Ce qui intéresse particulièrement D. Lindenberg, c’est que des intellectuels de gauche ou venus de la gauche (parfois extrême) aient favorisé cette transformation : Michel Houellebecq, Maurice Dantec, Philippe Muray, Marcel Gauchet, Almain Finkielkraut, Pierre-Anré Taguieff, Régis Debray, Jean-Claude Milner, Alain Badiou notamment
Ce rappel à l’ordre a fait scandale. Pierre Nora directeur du Débat s’en est offusqué. Beaucoup ont crié à l’amalgame, au procès « stalinien ». Derrière, cette scène bruyante, la publication de ce livre dans la collection co-dirigée par Pierre Rosanvallon, récemment promu au Collège de France, traduit une intéressante rupture dans les forces intellectuelles et politiques qui avaient scellé une alliance « libérale » avec le Débat et la Fondation Saint-Simon (alliance incluant des secteurs éclairés du patronat, du socialisme mitterrandien et des intellectuels de la deuxième gauche rocardienne et CFDT).

Disons nettement que même si le livre de Lindenberg est moins étayé, moins érudit, donc souvent contestable dans le détail que les précédents, il a souvent le mérite d’appeler un chat un chat et de pointer le trop classique et répandu passage à droite de nombre d’intellectuels avec le « nombre des années » ainsi qu’une douteuse convergence de divers champs (littéraire, culturel, journalistique, philosophique, politique). Nombre de mouvements sociaux (à commencer par les sans papiers, les sans droits, mais aussi les « Beurs ») souffrent quotidiennement d’une politique particulièrement raciste, réactionnaire ou simplement, profondément stupide pour ne pas comprendre ce que réaction veut dire en l’espèce. Il y a donc des choses qu’on ne peut pas commencer à soutenir sans changer de camp, dût le sens des « nuances » en souffrir. Accordons le volontiers à l’auteur.

La faiblesse conceptuelle du Rappel à l’ordre

Néanmoins, quelque chose ne va pas du tout dans ce livre et l’on peut prévoir que ce pamphlet ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau. Nous ne parlons pas de l’effet de braquage irréversible qu’il aura, précipitant carrément vers la droite, ou vers l’extrême-droite des intellectuels qui n’osaient pas franchir le pas eux-mêmes. Après tout, tant mieux, diira-t-on : mieux vaut avoir des adversaires que des faux amis. La politique n’est pas une paroisse guidée par un bon pasteur chargé de ramener toutes ses ouailles au bercail du salut. Elle fonctionne par lignes de démarcation qui se tracent continuellement, par de nouveaux partages qui recouvrent d’anciennes lignes de clivage.

Le problème est ailleurs. Il tient à un flou presque total dans la définition tant des réactionnaires que des “nouveaux” des réactionnaires. Examinons d’abord la définition que Daniel Lindenberg en donne dans un entretien au quotidien Libération[[Libération, 30 novembre-1° décembre 2002. : « Un réactionnaire, c’est quelqu’un qui pense que c’était mieux avant. Un nouveau réactionnaire, c’est quelqu’un qui n’ayant pas montré jusque-là une telle attitude, commence brusquement ou subrepticement à penser ainsi ». À ce compte, tout espèce de regret, de nostalgie, de futur antérieur serait réactionnaire. Les logiciels de correcteur grammaticaux de Microsoft bannissent très bêtement le passé simple en français. Mais là, c’est carrément l’imparfait qui se trouve expulsé. Le regret du passé ne suffit pas à caractériser la réaction. Que dire d’autre part de l’imprécision de l’expression « quelqu’un qui pense » : opinion, attitude, concept, action ?

Or distinguer entre caractère, attitude, préjugés, idéologie, valeurs, pensée, politique réactionnaire n’est peut-être pas un luxe. Pas plus d’ailleurs que pensée consciente et inconscient ou pulsions. La brutalité du ralliement à une pensée réactionnaire ou son caractère caché (subreptice) est beaucoup moins intéressante que la superposition chez la même personne d’énoncés manifestes de caractère progressiste et d’un contenu latent complètement réactif ou réactionnaire (ce qui n’est pas forcément la même chose).
Il y a dans le terme même de réactionnaire pas simplement une sous-évaluation du présent par rapport au passé (qui peut être obtenue par différentes combinaisons qui créditent toujours davantage le passé, c’est que qu’entend exprimer Lindenberg), mais surtout une volonté forte (mise ou non en pratique) de revenir en arrière, de faire revivre le passé contre le présent. L’imaginaire des Cadets d’Ernst von Salomon est d’abord conformiste, conservateur ; ce n’est pas tant le passé qui est mieux, c’est le futur qui sera forcément pire que l’actuel ordre des choses. Les “cadets” en revanche ne deviennent réactionnaires que lorsqu’ils agissent contre la Révolution allemande avortée. Sur la limite indécise entre le conservateur et le réactionnaire, nous trouvons le Guépard de Giuseppe de Lampedusa et sa devise : tout changer pour que rien ne change. Si l’état de choses est simplement conservé, le conservateur qui s’accommode de la réforme fonctionne à un imaginaire réactionnaire. Si la conservation de l’état de choses, pense-t-il ou met-il en pratique, nécessite la répression armée des forces sociales qui veulent une transformation radicale, le conservateur se meut en réactionnaire.
Mais laissons les caractères, les inconscients, les préjugés, l’idéologie comme système de représentation collective, pour nous concentrer sur deux états cruciaux de la « Réaction » : la politique comme pratique et réalisation d’un programme et la pensée comme position dans la théorie.

À quoi servent les réactionnaires en politique

Dans un champ de forces et dans leur composition, il n’existe pas de raison pour conférer un statut ontologique plus favorable à l’action plutôt qu’à la réaction. L’action peut être un prétexte, une occasion aléatoire (la goutte d’eau qui fait déborder le vase, la surdétermination). D’autre part, telle action, dans une nouvelle concaténation, s’avère réaction et vice-versa. Pour introduire une hiérarchie de valeur entre action et réaction, il faut une téléologie linéaire (le progrès), un processus dialectique (avec la dépendance avouée de l’antithèse par rapport à la synthèse comme position initiale) ou bien la distinction radicale d’un plan d’immanence et de transcendance. C’est le cas par exemple, de la dévaluation radicale de l’immanence dont Nietzsche accuse le platonisme et le christianisme lorsqu’il distingue l’affirmation d’avec le ressentiment.
Mais l’orientation dans l’échelle des valeurs est particulièrement nette dans la partition de l’espace politique depuis la représentation du peuple constitué autour d’un hémicycle dont la position est caractérisée par rapport au président de l’Assemblée qui lui fait face.
Le partage droite / gauche, essentiel en politique, marqué fortement dans le transversal et évolutif dans la durée, se double d’un autre partage, lui aussi évolutif, entre démocrate et anti-démocrate. Si par démocratie, on entend démocratie représentative (et pas simplement parlementaire), les adversaires de ce régime qu’ils soient de droite ou de gauche se retrouvent aux extrêmes. Clivage substantiel qui se trouve spécifié à son tour : en démocratie, vouloir changer le régime de la constitution, y compris en soutenant que cela ne se fera que par la force (la révolution ou la contre-révolution), ne peut pas constituer un délit en soi. La pratique d’actes de violence (détention d’armes, vols, extorsions de fond, séquestration, meurtres) ne relève plus seulement de la qualification d’extrême, mais d’extrême droite ou d’une gauche dure ou “révolutionnaire”. Ce deuxième clivage au sein des régimes démocratiques n’est pas accessoire, car la confusion des deux (toute opinion politique extrême vis-à-vis de l’ordre démocratique actuellement existant revenant alors à un concours moral ou matériel à l’extrémisme dur) peut mettre en péril rapidement la liberté d’opinion, le droit de réunion. C’est d’ailleurs ce qui se produit quand est proclamé un état d’exception permanent pour lutter contre le « terrorisme » ou « l’immigration clandestine » et que des décrets, ou des lois limitent de facto l’exercice des libertés constitutionnelles. Ajoutons pour finir et compliquer le droit d’un régime « démocratique » à se défendre de ses ennemis que toute démocratie introduit un droit implicite à l’insurrection ou à la rébellion si le régime constitué faillit à la défense réelle du corps politique (quand bien même il le ferait de façon légale, par exemple le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain par l’écrasante majorité des parlementaires de la III République). Mais l’adage « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » des périodes révolutionnaires n’est pas tenable comme principe, sauf à ouvrir la voie à la terreur. Au reste, combien d’actes de violence qualifiés un temps de « terrorisme » ou de « criminalité de droit commun » se retrouvent alors amnistiés, voire intégrés à l’histoire comme « fondateurs » d’un nouveau régime.

Dans la représentation parlementaire des démocraties, représentation circulaire et centripète, ce n’est pas l’action, ni la réaction qui compte, c’est l’intensité des forces qui sert de discriminant. Des forces révolutionnaires comme les forces contre-révolutionnaires sont disqualifiées l’une et l’autre comme risquant d’entraîner non pas un simple déplacement mais un déséquilibre cumulatif pouvant conduire à une implosion. C’est la métaphore des oscillations du balancier durant les révolutions. Dans ce cas, la gauche ou la droite ayant vocation d’occuper ce qu’ils nomment le centre d’équilibre, peuvent se servir des extrêmes (en les provoquant, en les favorisant, en les manipulant) pour immuniser le corps social et provoquer une réaction vers l’ordre (droite), ou vers un mouvement contrôlé (la gauche) ou pour disqualifier et compromettre l’adversaire réel sur l’échiquier. À quoi sert la Fronde sous Louis XIV (et de Retz en particulier) ? À vaincre la résistance des embryons de Parlements à l’installation de l’absolutisme. Plus récemment, la gauche mitterrandienne a usé du front National pour diviser la droite, comme cette dernière avait utilisé le parti communiste pour exclure la gauche du pouvoir durant trente ans en France.
Il existe aussi du côté des extrêmes politiques, un usage paradoxal de l’instabilité nommé la « politique du pire » : à quoi sont utiles les réactionnaires ? À déclencher les révolutions. Chateaubriand explique, dans ses Mémoires, ce que la Révolution française, comme mouvement massif dans les campagnes ( la Grande Peur) et comme rébellion à la Cour de Versailles, a dû à la réaction patricienne des petits nobles qui se mirent à exhumer des coutumes seigneuriales depuis longtemps tombées en déshérence et à réclamer le rétablissement de tous leurs privilèges accélérant la crise globale de l’Ancien régime. Pour Lénine, intimement persuadé d’un sens de l’histoire et des fourches caudines de l’accumulation capitaliste, un réactionnaire (condamné à l’échec à long terme) valait beaucoup mieux qu’un réformiste capable de s’insérer dans le cours de l’histoire et de trahir les intérêts du prolétariat après s’être servi de lui comme d’un levier pour accéder au pouvoir. Face au fascisme après 1921 jusqu’en 1934, les bolcheviques puis la Troisième Internationale, décidèrent que la social-démocratie était l’ennemi principal et refusèrent toute alliance avec la bourgeoisie libérale.

La gauche parlementaire accepte le clivage entre le progressisme et le conservatisme, mais récuse la perspective d’un bouleversement global comme seul efficace. Elle peut faire un usage tactique, circonstanciel de la droite réactionnaire, mais elle s’arrête généralement lorsqu’il lui semble que la réaction menace de l’emporter sur les conservateurs. Le gain espéré étant la conservation du pouvoir, plutôt que son accès, elle n’en fait usage qu’à partir de l’État. Et contrairement aux mathématiques, la règle suivie est que le produit des extrêmes doit toujours demeurer inférieur au produit des moyens.
La gauche révolutionnaire qui n’exclut pas une crise violente du système politique peut faire un usage plus intensif des politiques réactionnaires. Le gain espéré est la conquête du pouvoir ou simplement la chute de l’Etat considéré comme l’obstacle principal à l’écroulement du système capitaliste La forme que revêt cet usage est celui d’une connivence objective ou d’une neutralité. Mais il existe aussi une limite : si la nature du déséquilibre ainsi espéré ne touche plus simplement à la survie du capitalisme mais risque d’affecter le de sort de l’humanité tout court, la politique du pire devient condamnable et l’on revient aux règles de fonctionnement de la social-démocratie parlementaire. C’est le tournant anti-fasciste de la III internationale.
Ajoutons toutefois que l’usage des politiques réactionnaires demeure toujours un expédient tactique conscient, cynique. Il peut y avoir des ratés dans le calcul, mais les protagonistes de ces compromissions, s’ils peuvent être dupés au terme « de journées des dupes » ne sont jamais dupes. En Grec, on dirait qu’il ne s’agit pas d’un verbe utilisé au passif mais au moyen.
Tout autres sont les fruits bénéfiques comme vénéneux de l’usage (au sens de la fréquentation familière de la pensée réactionnaire qu’elle soit politique ou plus largement métaphysique (si nous acceptons la puissante idée de A. Negri que c’est le plus souvent à ce niveau que se trouve la véritable politique des auteurs classiques de la philosophie).

L’usage salutaire de la pensée réactionnaire

Tout calcul de « politique immédiate » mis à part, peut-on tracer dans l’univers de la pensée, cette hiérarchie de l’action et de la réaction ? L’éthique se méfie des « bonnes intentions » qui pavent l’enfer comme la politique se méfie de la vertu morale. Nous avons vu que les valences respectives du couple action / réaction dépendent de l’espace dans lequel on l’inscrit. Dans l’espace linéaire du « sens de l’histoire », de la temporalité des sociétés chaudes, le révolutionnaire et le progressisme d’hier, laissés à leur inertie propre, deviendront conservatisme puis réactionnaire. Dans le mouvement de la dialectique du réel et du rationnel, dont Hegel se veut le simple interprète et intermédiaire, le réaction (le non du refus, qui est la position du servant-esclave vis-à-vis du maître) ne vaut que comme moment destiné à mourir : seul le résultat comme mouvement restitué du tout sauve la réaction de l’oubli et ne remet pas en cause la primauté ontologique du maître.
On sait quel parti saura tirer Heidegger (en cela suiveur de Nietzsche et de sa critique intransigeante de la pensée dialectique de Platon à Hegel) de cette dépendance interminable de la métaphysique. Peu importe, sur ce plan, son nazisme, il pointe les failles du champ constitué, rempli, saturé dans le geste même de ses tentatives de saturer « poétiquement », dans un retour mythique aux présocratiques, les blancs du nouveau champ qu’il trace hors du principe onto-théologique. Prenons le plan d’immanence totale, que Heidegger lit dans l’expérience de la vie facticielle chez les premiers Chrétiens, ou la façon dont il tire Kant bien plus du côté du schématisme de l’imagination transcendantale, que de celui de l’analytique des Idées de la Raison des néo-kantiens : son adversaire, c’est l’idéalisme sous sa forme forte (Platon, Hegel), mais par la même occasion toutes les formes d’idéalisme faibles.

Paradoxalement, malgré ses protestations réitérées, la culture républicaine du juste milieu, tout en récusant avec indignation le cynisme formel de l’hégélianisme et de son enfant naturel, le matérialisme historique, aboutit au même résultat : de la violence du non révolutionnaire au capitalisme, ne sera validé que ce qui réussit (la réforme, c’est-à-dire un capitalisme tempéré), le reste, la subjectivité (le désir de la rupture absolue, d’un autre monde) sera renvoyé au romantisme, au sentiment religieux, au messianisme, bref à un plan de transcendance illicite en politique parce que réactionnaire sur le plan politique et psychologique.
L’alliance du rationalisme néo-kantien (de cette politique et de la pensée dans les limites de la stricte raison) avec le suivisme le plus plat (la réalisation du Plan chez les staliniens totalitaires, le capitalisme aujourd’hui comme horizon « indépassable » dans le social- libéralisme) ne s’avère-t-elle pas alors relever d’un reclassement dans le conservatisme le plus obtus et le plus stérile surtout ?
Depuis les extrêmes (dans l’espace, dans le temps, dans la « gigantomachie » ou le « champ de foire » de la philosophie), le point de vue est moins captif. Pourquoi Althusser recommandait-il de « penser aux extrêmes », allant chercher chez Pascal, plutôt que chez Kant et à fortiori chez Benjamin Constant, des conseils de travail ? Parce qu’il trouvait chez des penseurs réactionnaires par essence ou par accident (ce qui n’implique ni le même mode de lecture, ni le même type d’usage) davantage d’éléments de compréhension du monde, ou davantage de déclencheur de pensées nouvelles que chez tel ou tel penseur de son « propre camp ».
Dans l’intelligence, il y a l’invention, la faculté de trouver. Nous savons depuis Feyerabend que le paradigme de Kuhn ou le programme de recherche de Lakatos légitiment a posteriori de façon différente (systémique ou constructiviste) la rupture que constitue l’invention, mais ne permettent absolument pas de saisir comme tel le moment révolutionnaire de la découverte. Celle-ci demeure aléatoire, surdéterminée, à l’abri des combinatoires plus ou moins sophistiquées. Autrement dit, « pour trouver tout est bon » (Feyerabend). En matière de pensée politique, d’imaginer un au-delà du capitalisme (qui ne ressemble décidément pas au socialisme), il ne s’agit pas de chercher, comme le racontent les curés kantiens de décence républicaine (nous ne parlons pas du côté absolu et sympathique des mystiques de la III° République au demeurant réactionnaire), mais de trouver comme proclamait avec sa puissance chaotique Picasso (une sorte de Goethe du XX° siècle).
Voilà pourquoi la pensée ne peut pas se régir comme le Parlement de la démocratie parlementaire représentative, le moins pire de tous les régimes selon un conservateur qui commença sa carrière par le rétablissement réactionnaire de la parité or de la livre sterling en 1925, Winston Churchill, rejoint depuis par bien des démocrates de gauche désenchantés. Dans la pensée, on ne se trouve plus dans le règne « prudent » de “la moins pire des solutions”, mais dans la recherche libre de toute attache, de toute prudence, du « meilleur », soit-il le vrai, le juste, la position correcte etc. quelle que soit la définition qu’on lui donne.
Vaut dans la pensée, l’exact contraire de la règle qui s’est imposée en politique : c’est l’écart, les forces centrifuges, les différences de potentiel, les lignes de fuite qui s’avèrent les étoiles du ciel sur lesquelles on règle sa navigation. Le caractère révolutionnaire est le régime normal du fonctionnement des neurones humain.
C’est pourquoi l’acclimatation des règles de la mesure, de la politesse, du compromis, de la médiation, de la fidélité, de la reproduction à l’identique ont tellement mauvaise presse.

Autant la phrase du très frondeur, et « objectivement » réactionnaire Cardinal de Retz, face à la pensée Richelieu ou Mazarin, citée en tête de cet article, paraît devoir être limitée, contrôlée dans son usage en politique, autant elle ne paraît pas devoir être « consommée avec modération » dans le domaine de la pensée. Pour « penser aux extrêmes », la fréquentation des extrêmes de la pensée, est plus utile que les conseils de Monsieur Prudhomme, ou la mastication de la bouillie humaniste plein de bons sentiments qui dissimule les fonctionnements réels et grippe l’agilité des neurones. Un autre provocateur allemand, lui plutôt à gauche, Peter Sloterdijk, a réhabilité le cynisme en écrivant qu’il valait mieux « penser froid dans un monde chaud » que le contraire.

Si nous nous intéressons à Carl Schmitt, authentique penseur réactionnaire chrétien, occasionnellement nazi et antisémite non abjuré, c’est parce que comme tous les grands réactionnaires, croyant décrire ce qui devrait être et qui pour lui n’est pas (sauf dans les moments de la théocratie monarchique catholique ou dans le furherprinzip nazi, à son commencement), il décrit (ou est traversé par l’intuition poétique, Platon aurait dit que comme les poètes, il ne sait pas de quoi il parle ; il est déliré par le ZeitGeist) des moments absolument constitutifs de la dictature bourgeoise dans la Forme-Etat. Cette pensée qu’on pourrait croire (et qui se croit souvent) apologétique de la dictature d’autrefois ou appelée de ses vœux comme un grand retour, dit en réalité la réalité la plus contemporaine déjà en marche, la modernité terrifiante de l’Etat total.
N’ayons pas la cruauté en ces temps de guerre de la plus grande démocratie du monde contre la pire et plus attardée dictature de la planète, l’Irak, et de remise en cause de l’ONU kelsénienne, par les faucons pilotes de l’aigle américain, de retour à la décision unilatérale dans un état d’exception permanent, à la guerre préventive, de monter à quel point il y a plus à glaner dans le fonctionnement actuel de notre siècle chez Carl Schmitt[[Bien évidemment M. Hardt et A. Negri dans leur description des transformations du pouvoir, des nations, de la mondialisation (Empire), sont conduits à prendre en considération C. Schmitt autant de Kelsen, mais une compréhension plus complète qui permet une déprise de la fascination éventuelle que pourrait susciter le réalisme des réactionnaires se trouve dans l’essai d’A. Negri, Le pouvoir Constituant. que chez Johns Rawls (dont l’utilité n’est pas nulle mais dans d’autres domaines).

Mais les raisons pour lesquelles on peut s’intéresser de près à des penseurs réactionnaires ne se limitent pas à la connaissance de l’ennemi ou de l’adversaire. Ainsi si Friedrich. Von Hayek, aussi insupportable, dans certains de ses énoncés, que Céline parlant des Juifs, est un extrême utile, une balise utile à la navigation, c’est à un autre titre que Schmitt. De te fabula narratur pourrait-on dire pour citer un auteur célèbre. Que fait Hayek en effet ? Il dénonce inlassablement dès La route de la liberté (1944) la perversion du fonctionnement réel du marché par l’Etat et par toutes les formes d’abdication de la pensée libérale authentique à un keynésianisme inféodé même s’il n’en est pas conscient au communisme collectiviste. Ce trait fait de lui le grand réactionnaire de la pensée économique, le seul qui se refuse à admettre l’idée que l’état général de toutes les économies mondiales est le régime d’économie mixte, tandis que Milton Friedmann qui a inspiré la contre-révolution anti-keynésienne, et formé la contre-révolution politique des Chicago Boys de Santiago, est un politique qui veut moins d’État, un État minimum (et pas plus du tout d’État comme Hayek[[Au passage, Hayek est un réactionnaire révolutionnaire (il n’est que de voir ses positions sur la formalisation mathématique) alors que Friedman est beaucoup plus un conservateur-réactionnaire : il demeure un conservateur sur le plan épistémologique. Donc sans intérêt sur ce plan au moins. Je dirais que Hayek est en économie un réactionnaire total, ou planétaire (si nous parlons de la planète économie). Friedman est un réactionnaire d’intérêt régional. ). Mais l’intérêt d’Hayek est que lorsqu’il décrit le fonctionnement idéal du marché et le libéralisme pur, il met le doigt sur la puissance constituante du marché comme marché de la liberté. Le marché en effet peut être lu de deux façons : soit comme ordre construit auto-instituant et productif in se d’un ordre catalectique, spontané opposé à l’artificialisme et le constructivisme de l’ordre taxique (institutionnel). C’est à ce type de lecture que s’arrêtent les économistes des conventions ou les épistémologues des systèmes de régulation. Mais on peut aussi voir dans ce marché mythique de Hayek, véritable deus ex machina la reconnaissance involontaire, ventriloquée de la puissance de la coopération des multitudes. J’ai essayé[[Voir Y. Moulier Boutang (1998) ; voir également (1999), et (2001).
de montrer que la remontée en puissance d’un libéralisme extrémiste (et non pas simplement d’une idéologie libérale couvrant des pratiques néo-mercantilistes) correspondait à cette émergence d’un pouvoir constituant des multitudes. Pour que le marché marche, il faut qu’il offre l’occasion d’une marche vers la liberté. Et le capitalisme, qui tend au monopole et pas au marché des petits producteurs libres et indépendants, ne fait qu’un usage tactique du marché pour asseoir de nouveaux espaces de domination à des institutions puissantes : l’État, la grande entreprise.

Il se s’agit pas de se faire des illusions sur le caractère contre-révolutionnaire de Hayek ou de Schmitt, et donc sur la très grande probabilité que nous ayons à les combattre sur le plan des politiques juridiques et économiques qui en seraient déduites. Mais il se trouve que ces pensées, comme celle de Heidegger dans d’autres domaines ou celles de Thomas Hobbes parfois plus intéressant que John Locke (fieffé esclavagiste, ce qui vaut bien le fascisme contemporain), nous en disent plus sur la réalité que des essais pétris de bonnes intentions de pensées vertueuses voire même que les déclarations révolutionnaires enflammées de Rousseau sur le Peuple soigneusement ligoté dans la volonté générale.

La question n’est donc pas de démystifier Schmitt, Heidegger, Hobbes,
Burke, de Maistre, Hayek. Nous prend-on pour des imbéciles ? Mais il faut apprendre à connaître les pensées des adversaires, lire à travers elles (lecture analytique des blancs, lecture clinique, mais aussi lecture des dispositifs qu’elles laissent entrevoir). Il faut aussi et surtout voir la formidable ouverture et cure anti-idéologique qu’elles constituent contre toutes les pleurnicheries, les bonnes intentions, la mauvaise littérature et philosophie qui n’aident absolument pas à se forger une pensée. L’exercice de la pensée n’est pas le mâchonnement d’un bonbon acidulé. Si Blandine Kriegel ou Pierre-Yves Zarka entendent se fixer des règles de lecture des auteurs « fréquentables » et décrétés démocratiques, libre à eux ! Ils seront jugés non à ces critères “de goût”, mais à ce qu’ils auront produit eux-mêmes de pensées nouvelles à partir de leurs intercesseurs (Baudelaire). Mais de grâce, qu’ils ne fixent pas pour les autres, dans le domaine de la pensée, ce qui doit être lu et ce qui doit servir de simple pièce à conviction.
La pensée n’est ni une arène parlementaire, ni une antichambre ministérielle, encore moins une cour de justice improvisée depuis les colonnes de journaux hâtifs. Les règles que la pensée se donne à elle-même, et pas à autrui, sont infiniment plus libres mais aussi beaucoup plus exigeantes. Elle ne supporte pas la médiocrité. Et dans son royaume, on a envie pour le coup d’appliquer cette formule d’un autre réactionnaire de talent, mais non de génie, Henri de Montherlant (dans le Maître de Santiago) : « en prison pour médiocrité ! » Daniel Lindenberg n’a pas le monopole de la pensée démocratique. Défendre la démocratie, cela veut peut-être dire aujourd’hui sortir de la démocratie « incomplète ». Et pour ce faire, c’està-dire comprendre la nature de cette incomplétude et inventer les moyens d’y remédier, il est bon de méditer des auteurs “méchants”.

Références

Etienne Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », Préface au C. Schmitt (2003) op. cit., pp. 7-65
Yann Moulier Boutang De l’esclavage au salariat (PUF, Paris 1998) ; trad. italienne Della schiavitù al salariato, Manifestolibri, Rome (2002) ; à paraître en castillan chez Akal Ediciones en 2004.
Yann Moulier Boutang, ” L’Art de la fugue “, Entretien in Vacarme, n 8, Mai, pp. 3-8. (1999)
(2001),
Yann Moulier Boutang, « Marché, marcher. Pourquoi le libéralisme est intéressant malgré tout », in Vacarme, Octobre, n 17, p. 23-27 (sur le Net : http://vacarme.eu.org/article209.html ). Traduction portugaise dans G. Cocco & G. Hopstein (Org.), As multitudôes e o Imperio, entre globalizaçâo da guerra e universalizaçâo dos direitos, DP&A Editora Rio de Janeiro, 2002, pp. 45-59.
Carl Schmitt, La notion du politique, Theorie du Partisan, Champs Flammarion 1988
Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, sens et échec d’un symbole politique, Collection l’ordre philosophique, Seuil, 2002, Paris