Le malheur des Comores est d’être situées en un lieu hautement stratégique. Non seulement les deux tiers des tankers pétroliers provenant du Moyen Orient circulent dans les eaux du Canal du Mozambique, mais le positionnement de l’archipel permet à son pays de tutelle d’avoir une prise sur tout l’ouest de l’Océan Indien. En pleine guerre froide, la France a tenu à garder, lors de la décolonisation des Comores en 1975, un bout de cet archipel, Mayotte, avec le projet d’y implanter une base militaire navale dotée d’un port en eau profonde. Ce projet ne verra pas le jour, mais sera compensé par l’implantation d’une station d’écoute du réseau satellitaire français d’espionnage des communications, mise en service en 2000.
Saboter : la balkanisation des Comores par mercenaires interposés
En 1975, la France viole la règle internationale du respect des frontières coloniales en arrachant Mayotte au Territoire des Comores… “Conformément à la volonté des Mahorais”, prétend-on. Une “volonté” assise sur les intérêts de quelques familles de notables locaux, et sur la crainte d’un potentat “épouvantail” monté de toutes pièces par Paris. Ainsi, à Mayotte, des meneurs d’opinion ont pu convaincre qu’accepter l’indépendance aurait équivalu à voter pour le régime Abdallah de l’arbitraire, de l’oppression et des humiliations. 95 % des Comoriens ont voté pour l’indépendance lors de leur consultation fin 1974. Mais les Mahorais, soit moins de 8 % des votants, l’ont refusée à 65 %.
Quelques semaines après l’indépendance des Comores, Abdallah est renversé avec l’intervention des troupes du mercenaire français Bob Denard, qui le remettra en selle trois ans plus tard pour fonder une dictature dont Denard tire toutes les ficelles… et l’épouvantail sera reconverti en pantin. Ce règne de onze ans aura scellé des alliances contre-nature entre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud et les “Îles de la Lune”. Les mercenaires de la Garde présidentielle (GP) y régnaient sur un empire de trafics en tous genres, d’armes notamment, contournant les embargos ; ils participaient à des guerres secrètes et des tentatives de coup d’État sur le continent. Onze ans plus tard, fin 1989, Abdallah souhaite changer de “protecteur”. Et Denard le tue.
C’est un moment historique : les Comoriens espèrent pouvoir écarter Denard en s’appuyant sur une large réprobation internationale, et grâce aux élections organisées début 1990. Mais l’armée française, elle, organise la fraude pour placer son poulain, Djohar, à la tête de l’archipel toujours amputé de Mayotte. En septembre 1995, Djohar déplaît à la France, qui le renverse par un coup d’État, déguisé en putsch manqué : c’est encore Denard qui tente un coup d’État et l’aurait raté, en apparence, puisque l’armée française est venue le déloger. Mais Djohar sera déporté par l’armée française à la Réunion, avec empêchement de retourner aux Comores avant les élections qui suivront.
Après vingt ans d’indépendance, il est d’usage de dire que les Comores ont essuyé une vingtaine de coups de force (dont quelques coups d’État réussis), tandis que l’administration française à Mayotte était condamnée vingt fois par des résolutions des Nations unies. Bob Denard aura renversé et tué Ali Soihili et Ahmed Abdallah, renversé Djohar en lui laissant la vie sauve…
L’État des Comores reste sous gardiennage des mercenaires français de la “GP”. En 1997, c’est l’explosion : Anjouan (Nzwani), l’île la plus délaissée, fait sécession, et entraîne Mohéli, la petite île voisine. Les États-majors séparatistes comptent à leur tête un mercenaire comorien de Denard, ancien de la “GP”, et bien entendu d’anciens militaires français. Les “États” sécessionnistes se multiplient… Plus question de demander à la France de rendre Mayotte : la rendre à qui ? Ainsi, à partir de 1997, les Comores ne demandent plus que cette question soit traitée à l’Assemblé générale de l’ONU. Mission accomplie. Profitant de cette crise, Azali Assoumani, un colonel franco-comorien, prend le pouvoir par un coup d’État en 1999. Il dirige toujours l’archipel à l’heure actuelle. Des élections frauduleuses lui ont fourni l’apparat de la légitimité en 2002.
Protéger : Mayotte sous administration française
La situation créée en 1975 reste illégale. En droit international, Mayotte, territoire comorien, est sous occupation française. La stratégie de la division s’est d’abord traduite dans les années soixante, avant l’indépendance, par le transfert de la capitale de l’archipel de Mayotte vers Moroni, dans l’île la plus éloignée. Parallèlement, depuis la cellule africaine de l’Élysée, Jacques Foccart plaçait Ahmed Abdallah, sa créature, à la tête des Comores. Celui-ci s’est évertué à brimer les Mahorais, leur faisant craindre l’administration comorienne. Loin des fables inlassablement ressassées sur l’attachement des Mahorais à la culture française, les leaders mahorais expliquaient sans détour en 1975 combien le régime Abdallah les effrayait et en quoi cela déterminait leur position contre l’indépendance.
En bon pyromane-pompier, la France s’est présentée comme seule protectrice possible contre Abdallah. La déstabilisation des Comores creuse un fossé économique entre Mayotte et ses sœurs, en particulier Anjouan (Nzwani), la plus proche. Aucun succès économique ne peut pourtant être repéré sur “l’île française”. Seule la perfusion de l’aide financière française amène un considérable différentiel de revenus, qui aspire certains Comoriens des trois autres îles vers Mayotte pour y occuper des emplois subalternes, parfois dans des conditions de quasi-esclavage.
Depuis 1995, comme un mur de Berlin aquatique, un “visa” sépare administrativement de Mayotte les familles comoriennes. Il a été imposé par Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement Balladur. Son obtention étant quasiment impossible, les Comoriens des autres îles sont très nombreux à tenter la traversée sans visa, parfois sur des embarcations de fortune (kwassa kwassa), clandestinité oblige. Les noyades se comptent par centaines. Cette entrave administrative est liée au projet de départementalisation de Mayotte (transformation en DOM), qui nécessite une coupure définitive du cordon ombilical avec le reste des Comores. Les Comoriens non mahorais (donc non français) deviennent des étrangers à Mayotte. Et les préfets français d’attiser des haines ethnistes : Jean-Jacques Brot, dans une interview au Quotidien de la Réunion le 12 novembre 2003, a eu le culot de dénoncer “l’invasion migratoire” et “le viol de notre maison par des gens qui n’ont rien à y faire” (Libération, 13/11). Il venait de faire détruire plusieurs des embarcations sur lesquelles des Anjouanais tentent la traversée, et s’en vantait.
Quant à ceux qui réussissent la traversée, leur sort est décrit par la lettre de “Matso”. Son cri interpelle nos consciences, et nous voilà à nouveau placés face à notre dépossession politique par la monarchie colonialiste qui fait figure de République française. N’y a-t-il donc aucun organe de justice internationale pour faire respecter le droit ?
Qualifiés par erreur d'”immigrés” ou de “clandestins”, les Anjouanais ne franchissent pourtant aucune frontière, en droit international, lorsqu’ils vont à Mayotte-la-comorienne. En conséquence, l’État français commet, par ces “reconduites à la frontière”, des “transferts forcés de population” au sens des statuts de la Cour pénale internationale (CPI), qui relèvent du Crime contre l’humanité (articles 7.1.d et 7.2.d). Cette Cour permet pour la première fois la séparation des pouvoirs politique et juridique en droit international : la France ayant ratifié ses statuts, en vigueur depuis juillet 2002, une plainte peut être déposée, sans passer par l’ONU, contre les autorités françaises qui se sont rendues coupables depuis lors des exactions visées par lesdits statuts. L’ex-ministre français de l’Intérieur entre autres, Nicolas Sarkozy, n’a eu de cesse d’augmenter les moyens et “l’efficacité” de la lutte contre “ce fléau” qu’est “l’immigration clandestine” des Comoriens à Mayotte… il s’agit d’une continuité, car l’élan est ininterrompu au fil des gouvernements : Juppé, Jospin (qui a entrepris de rapprocher statutairement Mayotte de la France), Raffarin 1, 2… Dominique de Villepin, désormais en charge de l’Intérieur, poursuivra-t-il cette œuvre destructrice ? Les Comorien(ne)s de la diaspora, celles et ceux qui en sont solidaires, sauront-ils créer un fonds d’action juridique pour muer le cri de “Matso” en une incrimination devant la CPI ?