Au-delà d’une nécessaire assistance aux pauvres, l’instauration du RMI, remaniement par l’État de l’articulation précédemment “oubliée” de l’économique et du social, relève de questions essentielles : mutations du travail et usages du temps libre. Alors qu’en 1974 le programme commun de la gauche entérinait la tendance à la généralisation des acquis des luttes sociales en prévoyant de porter le seuil des allocations de chômage à la hauteur du SMIC, après une quinzaine d’années de crise et d’offensive libérale – pour une bonne part sous des gouvernements de gauche – force est de constater qu’il en a été tout autrement. Les revenus salariaux ont baissé durant les années 80, et la fin du plein-emploi a sonné le glas du mouvement d’insertion de la population au salariat d’entreprise, achevant de faire du salaire social l’enjeu d’un rapport capital/travail profondément modifié.
Sans droits, morts de froid, morts de faim, les années 80 auront été celles de la baisse du niveau des allocations de chômage, comme de la proportion de chômeurs indemnisés[[Cf. W. Pelletier : L’indemnisation du chômage, une peau de chagrin. Les Temps Modernes n° 496/497, 1988.. Avant que soit enfin prise en compte la revendication d’un revenu garanti portée par les mouvements de chômeurs et de précaires et qu’un tardif rattrapage des nombreux pays européens pourvus d’un revenu minimum intervienne, le spectacle de la pauvreté dans l’un des pays les plus riches du monde concomitant à l’essor et à la médiatisation d’oeuvres caritatives avait rappelé à la classe politique cet impératif écologique d’entretenir et de préserver la source primordiale de la richesse sociale, d’assurer la reproduction de la force de travail. Revenu de misère ( 1 630 F en moyenne par allocataire) assorti d’une clause plus qu’ambiguë d’insertion, le RMI devrait être l’objet d’un débat à l’Assemblée Nationale. Mais qu’en est-il de son application, des relations entre travail, revenu et contrôle social qui s’instaurent avec ce dispositif ?
De l’État au bassin d’emploi
L’État détermine par cette mesure une réarticulation entre le social et l’économique dont la finalité proclamée, “réinsérer par l’emploi”, s’appuie sur une architecture politique nouvelle. L’institution du RMI constitue d’une part une remise en cause de la décentralisation de 1983 qui avait essentiellement favorisé le renforcement de notabilités locales parasitaires, d’autre part, une étape supplémentaire de déconcentration d’une politique de l’emploi toujours à la recherche d’un type pertinent de maillage de l’espace productif.
Premier point, la loi contraint les départements à consacrer à l’insertion 20% des sommes distribuées par l’État aux allocataires. Se mettent ainsi en place des indicateurs portant sur les politiques locales. Les disparités interdépartementales fournissent autant de signes interprétables pour mesurer l’efficacité de Conseils Généraux mis en concurrence dans leur gestion. La sous-utilisation des budgets, la disparité des taux de contrats d’insertion signés, autant d’arguments pour stigmatiser l’immobilisme de nombreux Conseils Généraux et, plus fondamentalement, légitimer la création progressive de technocraties départementales aptes à rationaliser la gestion des politiques locales. Un rôle de surveillance, d’entretien et d’animation du marché du travail est dévolu aux préfectures.
Le deuxième aspect de déconcentration de la politique de l’emploi s’avère lui aussi problématique. Depuis les années 80 la création d’emplois a pour origine principale le développement des PME. Ce niveau micro-économique des formes de la production de richesse est indissociable de son garant macro-social, l’État, dont l’instrumentation s’étend, se complexifie, se localise. Loin de valoriser un capital dont ils seraient les propriétaires, les employeurs tendent de plus en plus à effectuer une fonction socio-technique de mise en relation de divers flux : le financement repose sur crédits et subventions, l’installation s’appuie sur primes et exonérations, les locaux sont concédés par des institutions, les travailleurs embauchés sous des statuts garantis par l’État comme autant de produits offerts, les techniques utilisées proviennent d’applications de recherche financées et gérées à un niveau social. L’ensemble des ressources exploitées dans le cadre d’une entreprise n’a qu’un lointain rapport avec l’idéologie dominante de l’entrepreneur. Derrière le discours fonctionnel qui légitime son droit à disposer des ressources sociales, de la socialité même comme force productive, l’entrepreneur est lui aussi un assisté.
Ainsi se multiplient les services d’aide à la gestion, de conseil. Les comités locaux d’insertion forment les structures de base ré dispositif RMI, mais leur découpage initialement négocié avec les Conseils Généraux n’a pas permis une prise en compte suffisante de l’espace productif. Ces CLI se réduisent à des chambres d’enregistrement administratif des contrats d’insertion, ou à des lieux de discussion à connotations moralisatrices sur des cas individuels, sans jouer leur rôle d’interface avec les marchés du travail. Ce rôle est laissé au département et aux travailleurs sociaux de terrain, sommés de se former dans un domaine étranger jusqu’alors à leur pratique professionnelle antérieure. Le découpage de ces comités semble actuellement se modifier pour mieux correspondre à des territoires effectifs : les villes et les bassins d’emploi.
Donner tout leur poids aux bassins d’emploi et aux villes pourrait désigner des espaces de conflictualité, aller à l’encontre de l’atomisation des salariés qu’a permise l’externalisation de la main-d’oeuvre de ces quinze dernières années. Ce serait prendre le risque de confronter les institutions du travail social et les opérateurs des marchés locaux du travail à l’apparition d’une dimension collective des ayants droit et des salariés précaires que tout le dispositif vise à nier, en “traitant” des cas individuels, afin de faire l’économie de rapports sociaux conflictuels. La seule dimension collective actuellement reconnue, celle de l’agrégat statistique, construit administrativement puis réutilisé par les sciences sociales afin de définir des catégories d’allocataires, des types, autant de schématisations abstraites nécessaires à un pilotage rationnel, pourrait alors être radicalement remise en cause.
Un droit minimaliste, inégalitaire et conditionnel
L’ensemble en constante progression des emplois précaires recensés concerne actuellement un actif sur cinq. 4,5 millions d’actifs circulent de contrat à durée déterminée en période de chômage, de mission d’intérim en travail à mi-temps, de stage en activité à temps réduit. Avec le développement ré travail précaire, une nouvelle distinction tend à voir le jour. Au chômage récurrent des précaires s’opposerait le chômage de longue durée des 900 000 personnes au chômage depuis plus d’un an. Cette réalisation ré chômage permet une lecture en terme d’exclusion qui élude et dissimule l’apport productif et l’ampleur de la précarité ré travail tout en légitimant des mesures d’aide à l’emploi qui viennent alimenter un travail précaire aux multiples segments[[Un bon exemple de cet humanitarisme technocratique : Du chômage à l’exclusion ? L’état des politiques, l’apport des expériences. Simon Whul. Syros Alternative, 1991..
Avec ce travail précaire, mobilité, disponibilité et polyvalence constituent les éléments d’une qualification indispensable à une production elle-même soumise à un rythme de renouvellement accéléré. A ce type de travail correspond une rétribution sous forme de salaire direct dont le caractère nécessairement aléatoire et discontinu implique le recours au salaire social. La dissociation croissante du lien revenu/travail apparaît comme le corollaire obligé de la prépondérance productive d’un travail qui ne peut plus être référé individuellement, d’une productivité immédiatement collective, sociale, de la productivité ré travail social. A travail social, salaire social, quand bien même la forme salaire tend à nier ce qu’elle recouvre en n’épousant les contours du travail qu’à condition de mieux assurer exploitation et domination. Depuis sa création le RMI a été perçu par 950 000 allocataires auxquels il faut ajouter les autres individus composant les ménages, soit un total de deux millions de personnes dont le revenu en a dépendu à un moment ou à un autre.
Des bataillons de statisticiens et de chercheurs attendaient de ce nouvel indicateur la possibilité de dénombrer enfin les pauvres. Le résultat fut plus prosaïque. La disjonction est restée totale entre les diverses estimations de la pauvreté. En considérant comme pauvres les personnes vivant avec moins de 50% du SMIC, le Conseil Économique et Social en évalue le nombre à 2,5 millions. L’OCDE pour sa part fixe le seuil de pauvreté à 80% du SMIC. La loi française prévoyait 500 000 allocataires. Le tri effectué parmi les allocataires potentiels a été efficace puisque le dispositif en compte 567 000.
La population des allocataires du RMI résulte en effet de la construction opérée par une loi dont les critères furent dictés par une logique essentiellement financière. Produit contradictoire d’une reconnaissance toute implicite de la productivité du travail intermittent, du travail à temps réduit, de la disponibilité et, simultanément, réaffirmation du fossile de l’idéologie du travail, le RMI comme investissement de forme s’inscrit nettement en deçà de tout pari sérieux sur la productivité sociale (1 % seulement du budget social de la France !).
Allocation complémentaire attribuée à des personnes dont les ressources sont inférieures à son montant, le RMI souffre de très nombreuses exceptions et d’un mode de calcul qui en réduit l’accessibilité. Ce droit est interdit aux moins de 25 ans, aux étudiants, aux stagiaires de la formation professionnelle. Ainsi, l’âge ou l’insertion sont un obstacle au droit au revenu. De plus celui-ci n’est pas individuel mais familial. Un ménage de deux personnes ne reçoit pas 200% mais 150% maximum du RMI, chaque personne supplémentaire donnant droit à 30% de plus. Cette pénalisation des femmes et des familles est redoublée par la prise en compte des allocations familiales parmi les ressources déduites du RMI, ce qui diminue le revenu attribué comme le nombre d’allocataires.
Une étude effectuée pour la Commission Nationale d’évaluation du RMI estime les conséquences probables de diverses hypothèses d’extension du droit au RMI. L’ouvrir aux personnes de 20 à 25 ans (et non pour toute personne en âge de travailler, c’est-à-dire 16 ans, perspective qui n’est pas envisagée) ferait croître le nombre d’allocataires de 15%. Ne plus inclure les prestations familiales augmenterait ce nombre de 40%, faire du RMI un revenu individuel amènerait 12% d’allocataires en plus, fixer à 3 000 F son montant conduirait potentiellement à un doublement du nombre d’allocataires.
Ce droit est d’autant plus étroit que la prise en compte des revenus antérieurs, ceux-ci ne devant pas excéder 2 000 F par mois durant les trois mois précédant la demande, instaure de fait un délai de carence de durée variable pendant lequel le RMI ne peut être perçu. Il suffit d’avoir été rétribué au SMIC les deux mois précédant la demande pour ne pouvoir bénéficier de l’allocation qu’après un mois d’attente, un mois à 6 000 F impose d’attendre le RMI deux mois, etc.
Les contrats à durée déterminée qui représente actuellement les 2/3 des embauches ont une durée moyenne de deux mois. De très nombreuses situations de travail n’ouvrent donc droit à aucune forme de revenu socialisé. Les exclus du droit au revenu (pourtant inscrit dans la constitution !) étant principalement les jeunes, les femmes, les travailleurs précaires.
Encore ne s’agit-il là que des obstacles expressément prévus par la loi, il faut y ajouter ceux créés par des modalités d’application discrétionnaires par bien des aspects.
Machine insérante et travailleurs sociaux
L’adoption de cette loi autorisait à pronostiquer l’accroissement d’un contrôle social que le travail salarié ne suffit pas à assurer. Nombre d’éléments semblent confirmer cette prévision qu’il faut cependant nuancer. Toute une population inconnue des services sociaux est désormais en contact plus ou moins ponctuel avec ces administrations. Mais ils ne sont que 60% à avoir signé un contrat d’insertion. Phénomène considéré le plus souvent comme l’indice d’une carence puisque l’engagement des allocataires au moyen de ce contrat devait concrétiser la contrepartie au RMI. Les travailleurs sociaux chargés d’établir ces contrats ont dû prendre en compte le fait que dans leur grande majorité (80% se déclarent à la recherche d’un emploi) les allocataires ne sont pas demandeurs d’un accompagnement social particulier, ne se considérant ni exclus ni marginaux. A tel point que parmi les contrats signés un grand nombre ne sont que l’enregistrement d’un état de fait préalable, la recherche d’emploi. De plus, signature n’implique pas adhésion : 18% des signataires disent ignorer le contenu du contrat[[Atouts et difficultés des allocataires du RMI. Rapport final. CERC, n° 102, Documentation Française, 1991. et une proportion non précisée, probablement bien supérieure, le considère comme une pure formalité administrative.
L’insistance des politiques (ministères, préfets, maires) à faire jouer le contrat comme contrepartie au revenu impose des objectifs de rendement aux travailleurs sociaux qui sont désormais des intervenants supplémentaires sur le marché du travail. Au fil du temps le contenu des contrats évolue vers la participation à des stages et des emplois précaires.
Ceux-ci sont un moyen pour les allocataires d’augmenter leur salaire. Une clause dite d’intéressement permet de cumuler pour tout ou partie indemnités de stages ou salaires au RMI.
Lors de la négociation du contrat d’insertion, ceux des allocataires qui prennent au mot la loi en ce qu’elle accorde des droits exigibles face à la société, et expriment des desiderata quant à la qualité de l’insertion, peuvent se retrouver exclus du dispositif ou contraints à accepter des stages sous peine de radiation. Réclamer une formation qualifiante, le paiement d’une inscription universitaire, une subvention pour l’achat d’un outil de travail (micro-ordinateur, par exemple) ou le fonctionnement d’une association, n’est guère suivi de succès.
Autre forme de contrôle, la police des individus y remplace celle des familles : la Caisse d’allocations familiales, organisme instructeur des dossiers, pourra, mandatée par le préfet, envoyer ses inspecteurs effectuer des visites domiciliaires afin de vérifier l’isolement d’un allocataire potentiel.
Avec le durcissement du contrôle, la standardisation en cours des contrats, diverses conduites d’évitement et de refus peuvent être adoptées, arrêts-maladie, refus de suivi social, refus de stage…
Les travailleurs sociaux qui accueillent les allocataires et sont en charge du suivi sont l’objet de pressions contradictoires, celles actuellement largement atomisées des demandeurs de salaire et celles plus structurées de diverses institutions. Accusés de laxisme, ils réagissent en produisant des dossiers soigneusement mis en forme pour répondre aux critères plus ou moins restrictifs des CLI. Deux types d’allocataires sont défendables, les chômeurs actifs sur le marché du travail, les méritants acceptant un suivi qui peut dériver jusqu’à une “psychanalyse” du pauvre, stage de redynamisation, de motivation, groupes de parole…
Interprétant les textes avec souplesse, les travailleurs sociaux de secteur vont le plus souvent se positionner en défenseurs des demandeurs et allocataires. Cette position de légitimité institutionnelle des travailleurs sociaux, seuls points de contact entre allocataires et dispositif, permet d’avancer l’hypothèse de l’émergence d’un rapport homologue à celui autrefois entretenu entre ouvriers professionnels syndiqués et O.S. dans l’usine. Aux uns l’espace de négociation, aux autres la pression de la demande et la menace latente du conflit toujours possible dont chaque émeute de banlieue ranime le spectre.
Quel statut pour les précaires ?
On a cité l’hypothèse d’une représentation des précaires par les travailleurs sociaux, mais d’autres perspectives peuvent être entrevues au prisme de l’expérience des mouvements de chômeurs et de précaires des années 80. Bien que largement occultée par les médias il y eut, particulièrement entre 1984 et 1988, une floraison d’associations de chômeurs posant le problème de l’organisation collective d’une population atomisée, sans lieu référentiel, ni identité préétablie[[Cf. Les tentatives d’organisation des chômeurs en France, 19811986. Maîtrise d’histoire, Paris VII, 1986. Mouvements des chômeurs et des précaires et nouveau travail productif. DEA de sociologie, Paris VII, 1988. L. Guilloteau.. Schématiquement, ces mouvements s’organisaient selon trois tendances principales, parfois étroitement entremêlées. Portant l’accent tantôt sur la revendication d’une représentation nationale des chômeurs dans les instances les concernant, ou sur la participation à la gestion du marché du travail dans une perspective de développement local, ou bien encore sur la revendication du revenu garanti au SMIC comme contenu nécessaire à une auto-organisation des précaires, ces mouvements ont vu répondre à leurs actions l’instauration du RMI.
Innovation politique, la loi RMI a été conçue d’emblée comme expérimentale et révisable. L’État-Providence, système aux institutions soumises à une évolution permanente, instrument de production de la main-d’oeuvre, “bio-pouvoir” s’assurant du contrôle des populations, agit un mode de production régi par la crise.
Dans un contexte modifié par la réforme, l’une des tendances du mouvement des chômeurs s’est intégrée au cadre légal du RMI avec les associations intermédiaires qu’elle avait créées. Sur la base du bassin d’emploi, ces associations gèrent des activités de placement spécialisées dans la participation des chômeurs de longue durée au travail précaire. Les animateurs de ces associations se sont mués en travailleurs sociaux voués à l’entretien du marché du travail. Ils placent par des missions d’intérim environ 10% des allocataires du RMI. Mais au-delà de cette généralisation en cours de la précarité du travail, la question d’une citoyenneté des chômeurs demeure posée. Le syndicat des chômeurs réclame, pour sa part, la création d’un chèque associatif destiné à chaque chômeur afin que ceux-ci puissent soutenir les associations de leur choix.
Signant la défaite de la tendance du mouvement des chômeurs regroupée autour de la revendication d’un revenu garanti égal au SMIC, le RMI a désormais remplacé le SMIC comme étalon de la forme salaire.
Statut modèle des intermittents du spectacle, statut particulier des intérimaires, hétérogénéité des conditions faites aux chômeurs, forme minimaliste de statut conféré aux précaires avec le RMI, la nécessité de définir un statut qui réponde aux formes actuelles du travail du point de vue de ceux qui l’effectuent reste entière. Là se joue sans doute l’avenir de la condition salariale.