Majeure 4. Art contemporain

Remarques sur le travail photographique et pictural de François Rouan

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L’ossuaire, cette disposition propre à François Rouan, à en juger du moins par le titre de la dernière exposition destinée à la FIAC 2000, exsude d’une image, d’un tableau, comme une âme flottante s’extrait de la gloire chatoyante des corps. Les tresses, les pliages, les tissus écossais dont il devait nous donner l’habitude se sont ostensiblement mués en un suaire quasi-photographique, surface révélatrice capable de fixer l’âme d’un monde qui se dresse et s’expanse depuis les boyaux du corps, comme pour faire tache d’huile avec tout, propagée par cette extrême onction que les développements du cliché athéologisent ou déthéologisent tant par la virtualité de ses référents que par le caractère fantomatique de ses figurations enclavées sur une ligne de contiguïté hérétique. Il faut bien, en effet, supposer un contact entre la photographie et le rayonnement du corps, une communication soudaine entre la tache du négatif et la forme charnelle qu’elle décalque. Oindre la tache par un contact envahissant, par une empreinte qui se propage sur toute la surface du visible en franchissant la distance aggravée qui sépare la plaque photosensible de la chair posée devant l’objectif, cela suppose un chrême diapré, un baume invisible que déposent les émanations du corps lorsqu’il touche à son extrémité la plus tactile, lorsqu’il s’outrepasse d’un rayonnement qui va toucher la pellicule. La tache ne tombe plus seulement de l’extérieur sur les corps qui s’épanchent, désormais, jusqu’à l’intérieur du film plastique, poussés vers l’onction la plus extrême, le contact le plus subtil. Cette tache que laisse un corps sur le dos de la pellicule n’est plus seulement l’indice, la marque, la trace d’une maculature venue du dehors, imposée aux corps par la violence de l’impression, de la frappe. La voilà libérée de la simple impression puisqu’elle émane de l’intérieur des empreintes, sous la forme d’un écho, d’un rayonnement, franchissant les couches superposées de la photographie pour devenir expressive. Le tachisme de François Rouan nous rappelle peut-être que la photographie ne se contente pas de recevoir la trace indicielle des corps mais qu’elle peut, à son tour, laisser fuir vers l’œil une ombre, une « forme sans matière » [[C’est Aristote qui, depuis le De Anima, déploie ce concept pour l’opposer au simulacre des matérialistes, en jouant ainsi de la contiguïté au lieu de la similitude., un chrême lucide qu’il appartient au cerveau de révéler. Il nous révèle l’axe de contiguïté qui traverse les corps les mieux fermés, la contagion des empreintes qui font tâche d’huile de tout ce qu’elles oignent. En ce sens, l’empreinte entraîne l’œil dans une région de formes imaginales qui sont pour ainsi dire en suspens dans le diaphane sans appartenir à aucune matière brute, comme si elle avait le pouvoir d’actualiser des figures séparées des choses les plus rigides, détachées des substrats les plus grossiers.

C’est Mollâ Sadrâ, le penseur arabe le plus proche d’Aristote sous ce rapport, qui parle le mieux de ce monde imaginal des empreintes lorsqu’il s’efforce de visualiser la frontière ténue qui s’ouvre entre le visible et l’invisible sous le nom de barzakh. Le barzakh, accessible seulement aux frayages imaginaux surpassant les impressions sensibles, « est une séparation idéale entre deux choses voisines qui jamais n’empiètent l’une sur l’autre, par exemple la ligne de démarcation entre l’ombre et le soleil, bien que les sens soient incapables d’établir une séparation matérielle entre les deux […. Cette séparation idéale, c’est cela qu’on appelle le barzakh ». Où et quand commence l’ombre ? Où et quand commence la lumière qui la découpe? Précisément au « pays du Non-où », à la frontière des corps ! Grandeur d’Ibn’Arabi et d’Avicenne, maîtres vénérés de Mollâ Sadrâ, pour cet attouchement de l’intermonde nommé barzakh ! Splendeur de Sohravardî et de son Livre de la sagesse orientale ! Ce que l’on perçoit d’abord, à suivre le grand Vizir de l’école d’Ispathan, ce sont les choses, soit celle-ci soit celle-là mais jamais ce qui les sépare : le diaphane barzakh. « Or les deux choses, étant voisines, ont besoin d’un barzakh qui ne soit ni l’une ni l’autre, mais en qui il y ait la virtualité de l’une et de l’autre [… C’est comme lorsque l’homme perçoit son image dans le miroir, il sait de façon sûre qu’il perçoit une certaine forme de lui-même, et il sait aussi que d’une certaine manière ce n’est pas exactement sa forme qu’il perçoit » – forme du corps séparée de lui et qui sombre dans le monde opalescent du barzakh où séjourne encore l’image efflorescente de tous les morts [[Ces citations empruntées à Mollâ Sadrâ sont extraites de son commentaire de SohravardîLe livre de la sagesse orientale, trad. H. Corbin, Paris, Verdier, 1986, p. 656-658. Je dois la connaissance de ces textes à Elie During et à son livre L’âme, GF Flammarion, 1997. Il y aurait donc, entre les choses, une « épiphanie imaginale » (ibid., p. 60), des efflorescences virtuelles qui font l’ambiance du réel et dont seule l’âme retraite les images et éclats virtuellement tangentiels, au sens où je l’analyse dans L’âme du monde. Disponibilité d’Aristote, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999..

L’essentiel tombe dans les intervalles, dans le frou-frou tangentiel de la contiguïté des formes, délaissant l’impénétrabilité des objets pour remplir la distance de ceci à cela par une myriade de petits éclats frôlés, heurtés, crépitements éblouissants de la frange auxquels l’œil n’accède que de façon exceptionnelle. Il suffit, pour s’en persuader, de refaire, comme il arrive à François Rouan de le pratiquer, une épreuve de n’importe quel cliché, voire un cliché du cliché du cliché et d’en ressaisir les taches persistantes lorsqu’elles émigrent de l’un sur l’autre comme sous l’effet d’une onction envahissante. C’est le barzakh dès lors, qui donnera un corps à la tache floue, extraite d’une photographie sans cesse retraitée, retravaillée. Du cerveau, on pourra attendre qu’il retraite la tache comme on voit naître des figures géométriques dans les veines d’un marbre. Il faut ainsi remettre plusieurs fois le même instantané dans les bains et émulsifiants chimiques ! Reprendre à chaque fois ce qui reste, l’ensemble des reliquats pour les cumuler en un ossuaire de négatifs qui recomposera tous ces vestiges ! La tache naît de ce travail. Elle est une réorganisation optique du contour des objets face à la déliquescence violente de la matière provoquée par la lumière qui vient en manger les bords, en absorber la définition moyennant un retraitement ou une espèce de solarisation successive de l’image en cours de développement. Une image naît alors qui vit des pertes d’informations subies par la plaque sensible en étant redéveloppée sous de multiples occurrences, non sans que le cerveau en compense la corrosion proposant ainsi des liens et des schémas visuels inédits. La tache vampirise tout ce qui s’est perdu entre les copies successives d’une photographie qui repasse incessamment dans la chambre obscure par les couloirs de son entropie propre. Tout ce qui est perdu, à corps perdu, se retrouve éperdu dans la mémoire insigne de la lumière qui en conserve les vestiges, fût-ce sous la forme d’un simple petit angle de cristallisation, d’un tout petit conduit posé dans les radiations élémentales du monde.

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Renouer avec la photographie, pour un peintre, cela le force à descendre dans l’art subtil des dispositifs. La photographie, dès ses premières tentatives, induit de curieuses expériences, pour le moins mystiques. Voyez à cet égard les élucubrations de William Henry Fox Talbot (The Pencil of Nature, 1848) [[C’est Rosalind Krauss qui rend compte de ce dispositif dans son livre important sur Le photographique, trad. fr., Paris, Macula, 1990, p. 28..
L’instantané s’y donne comme capacité de révéler ce que l’œil humain a perdu, investissant ainsi des restes étrangers à la rétine, des reliquats de la nature qui font de l’objectif mécanique l’œil du monde. Ainsi, certains rayons invisibles qui se placent au-delà du violet, au-delà donc des limites du spectre des couleurs, révèlent leur existence par l’effet qu’ils produisent, l’empreinte qu’ils laissent sur le papier sensible. D’où l’idée singulière de Fox Talbot consistant à fixer l’empreinte extraite d’un milieu qui serait placé sous un champ de rayons ultraviolets, non sans ressaisir ainsi l’émanation des corps, placés au-delà du violet, invisibles sous des conditions naturelles de la perception. Contempler ce qui est perdu pour l’œil! Récupérer les indices que ce dernier ne peut pas fixer et qui ramasseraient du corps son spectre, son âme flottante! Révéler la pénétration de l’espace qu’il remplit d’un rayonnement spirituel à l’instar de cet étrange cortège de fantômes que Raoul Ubac nous donne à voir sous Le Combat des Penthésilées (1939) ! Recycler cette tache qui enveloppe le corps féminin que fixe Man Ray, en 1939, comme une âme entrée en fusion avec l’atmosphère, voilà ce qui nous reconduit à un primat de la matière sur la pensée puisque la matière laisse suinter des empreintes subtiles qui sont déjà une mémoire de son rayonnement, insensible à l’œil nu – une disposition en laquelle devient visible une excrescence flottante induisant l’idée que la pensée est d’emblée saisie dans la matière, que les taches sont les pensées les plus puissantes de la matière elle-même…

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La tache ramasse des fantômes géométriques de l’intérieur de la solution chimique qui en gardera la mémoire évanescente, retenant de chaque retraitement une relique, un reste, cumulé avec de nouvelles détériorations, pour laisser voir finalement un contour dégradé, mal vu par l’œil. Une chute d’intensité qui provoque le cerveau à en dégager des figures, des entités nuageuses, spectrales. Nuageuses, certes, pour autant que le nuage, tout nuage, est déjà une photographie de l’atmosphère, un cliché tiré par les choses, une révélation de la nature elle-même puisque le nuage fait voir des courants invisibles, la forme de leurs remous, de leurs siphons et typhons. L’image du nuage se charge de toutes les ondes éoliennes comme un champ de blés, balayé par la bourrasque, désignera le relevé en négatif de la tourmente diaphane, le champ magnétique de la terre. Raison pour laquelle Henri Bergson devait affirmer que « la photographie [… est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur des choses et pour tous les points de l’espace. » [[Bergson, Matière et mémoire, PUF, 1939, p. 36. En effet, les vagues de la mer, les marées, les ouragans ne sont que des clichés pris sur le cosmos, la révélation de son âme, l’empreinte ou la tache subtile du monde[[Voilà pourquoi François Rouan pourra dire que « l’indicialité photographique m’importe comme capteur d’empreintes qui use de désignations triviales de l’objet par un jeu de miroirs ; attente de désignations nouvelles, saisies dans les déplacements d’un champ profond de nuages… » Os/suaire, Laversine, 1997, p. 2 du texte..

Comment la nature prend-t-elle elle-même des clichés du mistral qui balaye ses entrailles, comment a-t-elle déjà tiré toute seule la photographie des remous qui font la vie du grand animal cosmique ? C’était peut-être cela qui rendait difficile d’imaginer Van Gogh ou Gauguin comme des impressionnistes pour autant que l’impressionnisme est encore trop proche des impressions subjectives et personnelles. Mais c’est, au-delà de la peinture moderne, un tachisme de ce genre que l’art contemporain réévalue, entraînant François Rouan à donner de ses tresses, au remugle de ses traces, la valeur d’une image tellurique. Sous l’angle de vue anonyme des Jardins taboués – je les appellerais volontiers « des instantanés de la terre » – nous pouvons comprendre la manière particulière dont Rouan fera monter le fond à la surface pour peupler les colorations surlinéaires projetées vers l’avant de la série, déjà ancienne, des Cassones, non sans récupérer le bombardement des corps qui provient de la lumière, de la rafale diaphane du dehors. La patine incorporelle, le frétillement vibratoire qui surmontaient la surface de l’œuvre, sous forme d’une transpiration capable, par le recul, de se modifier en un tissu écossais, avaient fourni la matière virtuelle à des suaires qui attendent, maintenant, le peuplement d’une âme blanche, sortie droit de l’enfer des os dont elle s’échappe en une odorante volute de sainteté. L’ossuaire, en ce sens, est la carnation d’une âme devenue visible, imprimée en la cire laiteuse d’une matière cérébrale, captée par cette machine à vision que François Rouan nous tendait, depuis toujours, installé au creux d’un crâne où tout se jouait de l’intérieur, où l’espace, pris à rebours, se creusait d’une alcôve, d’un dôme réverbérant l’image et les tableaux de ce que nous sommes en mesure d’attendre de ce monde laminaire.