Dossier : la question sociale

Tiers-secteur et Quart-Etat

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Économie sociale ou question sociale

L’Économique est aujourd’hui sommé de se conjuguer au pluriel, de jouer de l’ambivalence : le don doit s’enchâsser dans le marchand, le non-monétaire transfigurer l’argent dans la constitution du lien social, l’économie se doit d’être solidaire en lieu et place de la vieille solidarité organique de la division sociale du travail.
À l’antagonisme, supposé plus que prouvé, Public/Privé se substitue ainsi une palette de configurations où les multiples qualificatifs de l’État se confrontent à la déclinaison des formes du marché. Le Tiers-Secteur défini par le seul « ni-ni » – ni public, ni privé – se voit ouvrir la voie royale d’un ré-encastrement de l’économique dans le social, et assigner le champ en friche des ruptures du maillage socio-économique. On réaffirme les vertus de la proximité, des corps intermédiaires, en réponse à l’éther de la mondialisation et de la communication, du « tertiaire relationnel » des services, contre la seule fourniture de produits, fussent-ils immatériels.

Bref, une « autre » économie, supposée combiner « l’initiative individuelle et l’autonomie collective »[[J-L. Laville, « Services, emploi et socialisation », in B. Eme et J-L. Laville, Cohésion sociale et emploi, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, p 138., l’auto-organisation et les logiques entrepreneuriales associatives, dégageant une « plus-value sociale », devrait résoudre la nouvelle question sociale. Or, il y a plus d’un siècle, Léon Walras le père de la théorie de l’équilibre général et de l’économie sociale, dénonçait « la confusion si répandue et si persistante de la question de l’association coopérative avec la question sociale » et affirmait encore « chercher la réforme sociale dans l’association coopérative, c’est exactement comme si on la cherchait dans la charité ou dans la philanthropie »[[L. Walras, Études d’Économie Sociale – Théorie de la répartition de la richesse sociale, Rouge et Cie, Lausanne / Pichon & Durand-Auzias, Paris, 1936 p 71.. Dans les formes renouvelées de l’économie solidaire, communautaire, c’est la vieille économie sociale qui est reconvoquée alors même que ses fondateurs s’évertuaient à montrer qu’elle était partie intégrante de l’économie de marché.

Le crépuscule annoncé de l’État Providence, la libération de ses « marges », permettent de redécouvrir de vieilles lunes que l’économie dérégulée avait déjà suscitées. Ce papier, d’humeur, n’est qu’une protestation contre cette sommation qui est faite aux exclus, ainsi « libérés » de l’aliénation du travail, de « nous » inventer une autre économie voire une autre société, basées sur la proximité retrouvée ; protestation contre la tentation de percer les mystères d’un autre développement social à partir des « capacités d’auto-production des populations en difficulté »[[D. Cérézuelle, Pour un autre développement social – au-delà des formalismes techniques et économiques, Desclée de Brouwer, Paris, 1996, p 11., des vertus du « second marché », du pluriel.
Une approche critique de cette post-modernité est bien de dire que l’impensé collectif de l’au-delà du travail, le travail libre, ne saurait être décalqué pour en faire le pensé de son en-deçà. Des diverses mesures et dispositifs qui se sur-impressionnent à l’émergence d’un marché-providence, le fil conducteur est bien ce « tiers-secteur » que seuls les anglo-saxons osent nommer, même s’ils l’habillent d’une réflexion sur la démocratie associative. Ce que l’on tentera de montrer ici c’est que la structuration économique de ce tiers-secteur, qui n’est que réhabilitation des vertus du marché va de pair avec la construction politique d’un « quart-État », caste des exclus, au nom duquel « on » serait habilité à parler, et fondée sur un retour sur l’homme générique, appréhendé par sa seule dignité, qui ne serait ni l’homme concret – mû par ses passions et son intérêt – ni le citoyen abstrait du jeune Marx de La Question Juive.

Partir du social pour fonder un autre économique ou du moins un autre segment de l’ordre économique est tentative louable sinon récente. Marqué en France par le mouvement coopératif et l’associationnisme, dans le monde anglo-saxon par les « charities » et la philanthropie, le Tiers-Secteur n’est que l’un des avatars de l’histoire de l’économie sociale ; ses fondements comme ses champs sont aussi difficiles à cerner que ceux de sa matrice originelle, en particulier dans ses frontières avec le secteur marchand formel et informel, l’économie domestique, le secteur et les pouvoirs publics, le « patronage », au sens de Charles Gide. L’intérêt qu’il suscite aujourd’hui en France est certainement lié, au plan politique, à la délitescence de notre modèle républicain d’intégration et d’individuation des rapports sociaux, de refus des pouvoirs intermédiaires et à la prégnance nouvelle du modèle « communautaire » anglo-saxon porté par la construction européenne.

L’économie sociale a toujours oscillé entre plusieurs paradigmes.
Doit-elle être réduite à ses institutions selon les approches de Frédéric Le Play, organisant l’Exposition Universelle de 1867 ou de Charles Gide ayant en charge celle de 1900 où l’Économie Sociale avait son « Palais » ? C’est l’orientation des classifications modernes dissociant associations, coopératives, mutuelles.
Doit-elle fonder la recherche d’un idéal social ou la construction d’une théorie de la répartition de la richesse sociale comme le souhaitait Léon Walras dans ses « Études d’Économie Sociale » ?
Doit-elle cibler son champ dans la recherche de nouvelles relations du producteur avec lui-même, avec son produit, matériel ou immatériel, avec ses outils, avec le collectif de travail selon la définition plus large de C. Gide[[« Elle étudie de préférence les rapports volontaires, contractuels, quasi contractuels, légaux, que les hommes forment entre eux en vue de s’assurer une vie plus facile, un lendemain plus certain, une justice plus bienveillante et plus haute que celle qui porte pour tout emblème les balances du marchand (…) elle croit à la nécessité et à l’efficacité de l’organisation voulue, réfléchie, rationnelle » écrit Charles Gide, in C. Gide, Économie sociale, les Institutions du Progrès Social au début du XXè siècle, 3è édition, Syrey, Paris, 1907, p 3. ou selon les interrogations récentes de l’économie dite solidaire ?
Est-elle la tentative de construction d’une autre économie, alternative, où les postures de l’échangiste substitueraient le relationnel à la dépendance salariale, l’auto-proclamation à la déclaration par un tiers, fut-il le patron ou l’État, où l’argent ne serait plus le « médiateur » de J-S Mill et de Marx, le « lien social » par excellence comme tendrait à le faire accroire la référence anglo-saxonne aux « not-for-profit organizations », où la marchandise serait dé-réifiée comme seule valeur d’usage ?
Serait-elle enfin cette économie souterraine, informelle, inventée par les exclus pour survivre et échanger dans un « second marché », celui des « marchandises-rebuts », images inversées du capital virtuel de la financiarisation, que nous annonce la gauche radicale américaine en la parant de toutes les vertus retrouvées de la philia ?

L’économie sociale à la française et le marché

L’approche la plus courante de l’économie sociale[[On utilise parfois faussement le terme pour désigner l’économie du social ou des institutions de protection sociale, qui ne sont que des branches de l’économie publique., en France, se fait à partir de ses seules entreprises, et ce à partir de critères juridiques (libre volonté participative ; méthodes de direction réglées statutairement et non en fonction de la répartition du capital social ; objet non lucratif à titre principal). « On ne peut guère qu’avancer des nomenclatures, des typologies, à défaut d’être capable d’isoler des caractéristiques synthétisant l’originalité d’un secteur » écrivent X. Greffe, X. Dupuis et S. Pfieger[[X. Greffe, X. Dupuis et S. Pflieger, Financer l’économie sociale, Economica, Paris, 1983, p 38. et C. Vienney leur fait écho en délimitant et structurant son champ à partir « des combinaisons de critères juridiques, économiques et sociologiques »[[C. Vienney, L’Économie sociale, Repères, La Découverte, Paris, 1994, p 7., de même que E. Bidet la désigne comme « reconnaissance institutionnelle » obtenue par un « groupe d’organisations »[[E. Bidet, L’Économie sociale, Le Monde Éditions, Paris, 1997, p 40.. Nous sommes dans le droit fil du « sens restreint » que donnait Charles Gide au terme, en 1900, celui qui embrasse « non les systèmes et les programmes de réforme sociales, mais les institutions et organisations sociales, non ce qui doit être en tant qu’idéal désirable, mais ce qui existe déjà en tant que résultats obtenus »[[C. Gide, Économie sociale, les Institutions du Progrès Social au début du XXè siècle, op cité, p 5.. Pour la Commission de la CEE[[in Vianney, op cité, p 6. le discriminant caractéristique est « la mise en oeuvre de techniques d’organisation spécifiques » de l’activité productrice, et ces entreprises opèrent « en concurrence avec les formes traditionnelles d’entreprendre ». Même sans but lucratif elles sont bien des sociétés « lorsque pour réaliser leur but, elles poursuivent une activité économique exercée comme rémunération à titre principal ou accessoire et que cette activité a un caractère de permanence »[[M. Elhermann, Directeur de la concurrence à la Commission, cité in F. Coursin, La politique européenne de concurrence et les entreprises de l’économie sociale, document polycopié.. Nous sommes bien au coeur de l’économie politique et de la régulation par le marché.

L’Économie Sociale ne corrige pas le marché, elle participe de son essence, de la vitalité de la loi de la valeur – tout comme l’État -, à partir des choix individuels, de la posture de l’échangiste volontaire. Elle est partie intégrante de la juridicisation et de la contractualisation du lien social que l’on constate aujourd’hui jusque, y compris, dans le traitement de la question sociale. Elle n’est en rien contradictoire avec le modèle républicain et l’histoire de l’association de Waldeck Rousseau à la loi de 1901, le prouve. Il suffit de se référer aux schémas théoriques de l’équilibre additif de Walras lui-même pour montrer que ni la forme de la propriété sociale, ni le mode de gestion n’influent sur les mécanismes du marché. Pour Walras, en effet, les associations se développent en dehors du système de distribution de la richesse sociale, mais elles sont « renfermées » toute entières dans la production de cette richesse : « Eh bien ! ce que dit l’économie politique, c’est ce que font les associations populaires »[[Léon Walras, Les associations populaires de consommation, de production et de crédit, Dentu, Paris, 1865, réédition Edizioni Bizzari, Rome, 1969, p 11. écrit-il et il poursuit « elles n’ont rien à demander à l’initiative collective ou commune, autrement dit à l’État, et doivent tout attendre de l’initiative individuelle (…) leur terrain, c’est le terrain commun de l’industrie, du commerce et du crédit. Ce terrain est-il obstrué ? l’État seul peut et doit le déblayer. La place une fois libre, les associations populaires marcheront par la seule force de l’action et de l’énergie individuelles »[[Ibidem pp. 24-25..

De fait, il apparaît clairement, à l’échelle internationale et comme en témoigne la quête impossible d’un statut de l’association « à but non lucratif » en Europe, que les organisations de l’économie sociale sont des lieux d’expérimentation à la fois pour de nouvelles techniques entrepreneuriales[[On pourra se reporter à notre article « L’association une entreprise de type nouveau », in Futur Antérieur n°21, 1994/1 et au pamphlet de P. Kaltenbach, Associations lucratives sans but, Denoël, Paris, 1995., l’implication des personnes, bénévoles et salariés, les emplois a-typiques. Rien ne les distingue des mutations contemporaines ; on pourrait même affirmer qu’elles les anticipent, par exemple dans l’émergence de la forme réseau pour l’entreprise, voire même dans la financiarisation. Peut-on ignorer que les « fonds de pension » gérés par les syndicats américains, ou d’autres organisations mutualisées, sont le premier facteur de la financiarisation et de la mondialisation des économies, puisque même les fonds de retraite des pays émergents participent aujourd’hui du mouvement[[Cf. par exemple F. Chesnay et alii, La mondialisation financière – genèse, coût et enjeux, Syros, Paris, 1996.. De même, la quête de la sécurité des placements conduit les gestionnaires mutualistes à participer largement à la titrisation de la dette publique. En France, le Code de la Mutualité, élaboré par la Mutualité elle-même, sous gouvernement socialiste, en 85-86, fait obligation de constituer une « réserve légale » équivalente à 75% des prestations versées l’année précédente. Ainsi une grande mutuelle de l’Éducation Nationale arrive à avoir en 1996 des capitaux propres de près de 11 milliards de francs (3,6 de « réserve légale » et 7 de « réserve libre ») pour 6 de cotisations. Ils n’étaient que de 6,8 milliards en 1989. Les immobilisations financières ont triplé de 89 à 96 passant de 33% des capitaux propres immobilisés à 62% en 1996. La conséquence de cette financiarisation est une grande sensibilité à la volatilité des marchés puisque pour le même organisme si en 1993, les produits financiers représentaient encore 11,4% des cotisations, ils sont tombés à 3,5% en 1996.

L’immatérialisation croissante de la production marchande donne une place croissante et de choix à l’économie sociale. Sa souplesse, sa polymorphie lui permettent – mieux que toute autre – de déceler les nouveaux marchés, de susciter de nouveaux besoins. Ses out-puts sont facilement valorisables sur des marchés, qu’ils soient privés ou publics, alimentés par des revenus directs ou indirects, voire même par du capital public. L’extension du modèle « libéral »[[G. Esping-Andersen, The three worlds of welfare capitalism, Polity Press, Cambridge, 1995 (1990). d’État-Providence génère la mise sur le marché de produits sociaux, autant de biens collectifs privés : sécurité, sociabilité, formation, culture, rapports au corps, communication, produits assurantiels etc. L’économie sociale y déploie cette alchimie qu’anticipait déjà C. Gide dans la nomenclature qu’il lui appliquait « association libre, patronage, pouvoirs publics »[[C. Gide, op cité, p 35., autant d’organisations fondées pour lui sur « l’initiative individuelle ». Aussi la tentative du repérer du non-marchand ou du non-monétaire nous paraît vaine dans l’inflation associative, dans le développement des formes nouvelles de philanthropie et des fondations, dans le défaussement de l’État sur le privé qu’il finance autour des projets. Rien dans le paradigme de la marchandise ne fonde sa matérialité ; nous la définirions comme la valorisation sur un marché – validant ex post la pertinence des choix ex ante -, d’outputs fruits de cellules privées de production à partir d’un travail qualifié.

« Ni-ni » : le tiers-secteur à l’anglo-saxonne

La matrice anglo-saxonne du Tiers-Secteur est différente. Elle est basée sur la philanthropie et les institutions charitables anglaises et sur l’idéal américain de corps intermédiaires ou communautaires, de contre-pouvoirs sublimant la tension entre l’État et le citoyen, chers à Tocqueville. Ce dernier voyait dans l’association, chez les peuples démocratiques, le seul moyen de « résistance des citoyens au pouvoir central »[[A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique – les grands thèmes, Gallimard Paris 1968. Pour lui, en outre, la science de l’association était la science-mère de toutes les autres.. Mais, il a quelque peine à s’émanciper d’une délimitation par le seul « ni-ni », ni-public, ni-privé. Sa définition est négative (non distribution de profits aux propriétaires, pas de contrôle politique direct), voire résiduelle et liée au défaussement de l’État-providence[[« L’économie déserte le tissu social et l’État abandonne son rôle traditionnel d’ultime rempart » écrit par exemple J. Rifkin, in J. Rifkin, La fin du travail, La Découverte, Paris, 1996 (New York, 1995), p 329.. La « plus-value sociale » et le volontariat y sont cependant fortement présents et c’est ce qui explique leur import dans les sociétés de crise : « les objectifs premiers sont sociaux plutôt qu’économiques »[[M. Hudson, Managing without profit – the art of managing Third-sector organizations, Penguin Books, Londres, 1995, p 11.. Il se doit d’être porteur de valeurs-guides (value-led). Pour le différencier de l’économie sociale traditionnelle, on y rajoute ainsi (Greffe, 1983) « les perspectives qu’il peut offrir par rapport aux nouveaux enjeux plutôt qu’à la tradition » coopérative ou mutualiste. Le volontariat est, en ce sens, pris plus sous l’aspect d’un secteur volontaire – basé sur des acteurs plus que sur des citoyens (voluntary sector) – que sous celui du bénévolat. La proximité de ce concept avec celui de « community » est indéniable, comme dépassement de la philanthropie anglaise. Cependant, quand les anglo-saxons en définissent le noyau central (Hudson, 1995) comme celui des organisations caritatives (comme mauvaise traduction de « charities »), religieuses, culturelles et artistiques, communautaires, de « causes » (« campaigns »), les syndicats et associations professionnelles et tout le secteur volontaire, le champ est très vaste et rend peu compte de la nouveauté quant à la forme travail ou aux ruptures du lien social.
La toponymie du secteur[[J. Kendall et M. Knapp, « A loose and baggy monster-boundaries, definitions and typologies », in J.D. Smith, C. Rochester R. Hedley, An introduction to the voluntary sector, Routledge, Londres et New York, 1995, p 90. trace comme frontières les compulsions étatiques et publiques, marchandes, partidaires ou strictement religieuses. Une étude plus précise montre que les zones-frontières, perméables et larges, relèvent plus de la « marche » de l’empire germanique que de la ligne de démarcation.
L’intervention de l’État et des collectivités territoriales, directe par la fourniture de biens collectifs et par les procédures d’administration mixte[[Les rectorats ne vont-ils pas créer des associations pour signer les « contrats-jeunes » et esquiver ainsi une embauche publique ?, dites de commando ou encore de mission[[Cf. les modes de gestion regroupements inter-communaux., par les logiques contractuelles et partenariales, indirecte par le biais des subventionnements ou des marchés publics, laisse peu de place à l’associatif « pur ». L’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques, les procédures de gouvernance suscitent des acteurs collectifs et l’associatif finit par fournir des « biens réponses » à des dispositifs qu’il a lui-même aidé à élaborer. La gestation, prolongée pour cause de dissolution, de la loi sur la cohésion sociale en France est à ce titre exemplaire : le secteur associatif participe à la définition de la loi, à la désignation des besoins sociaux auxquels il apporte les produits-réponses. En Grande Bretagne le QUANGO (Quasi Autonomus Non Governmental Organizations) était devenu le principal mode de gestion privé et partisan de l’action publique[[On pourrait rapprocher de cette forme d’administration et de régulation les nouvelles Agences Régionales d’Hospitalisation.. De même, la logique du marché concurrentiel a toujours été le cadre opératoire des coopératives, mutuelles et plus récemment des associations et entreprises intermédiaires. Dans la « marche » proche du secteur informel, les anglo-saxons classent les groupes communautaires, les réseaux (les « LETS » par exemple). Les enjeux commerciaux autour de la communauté « gay » en France témoignent de l’émergence nouvelle de ces réseaux où l’associatif, déclaré ou de fait, structure des formes de marchés captifs. On ne saurait oublier que l’économie informelle est une économie « tributaire », réalisant plus un profit de circulation que de production.
L’out-put associatif est valorisé par ces configurations particulières du marché, qu’il soit réalisé par de l’argent public ou privé. Les nouvelles postures entrepreneuriales, la synergie des réseaux, caractéristiques du tiers secteur sont révélées par les « affaires ».

Le « plus » affiché de l’économie solidaire

Les nouvelles interrogations sur le traitement social de l’exclusion, sur l’activité substitutrice du travail, trouvent plus leurs places dans cette approche du Tiers-secteur que dans l’économie sociale à la Gide. Un de ses aspects majeurs, porté par la figure du « volontaire » plus que par celle du « bénévole », est l’énoncé d’un changement personnel auto-conduit, proche du « self-employment », par lequel l’activité relèverait de l’autonomie plus que de l’hétéronomie. Cela renvoie au rôle de l’acteur, intervenant dans l’espace public grâce aux dispositifs. La quête du « don », de la « réciprocité » dans la relation de proximité est à cet égard particulièrement significative. Cette double inscription dans les sphères publique et économique fonderait l’économie solidaire (Laville, 1994, p 76), contrairement à la simple coopération. Ainsi, dans les services de proximité, émancipés de l’économie domestique, ce ne serait pas la nature concrète du travail et l’existence d’un rapport salarial, mais leur inscription institutionnelle qui créerait la différence et fonderait l’alternative[[« Le travail bénévole ne se substitue pas au travail salarié. Il peut au contraire multiplier les opportunités d’emploi en abaissant le prix de revient des services et en facilitant le maintien d’un lien étroit et durable avec les usagers et les autres partenaires locaux » (Laville, 1994, p 87)..
Pourtant, un service de proximité peut en cacher un autre. La tertiarisation croissante fait éclater la centralité du travail isomorphe pour démultiplier les postures : le cadre « workooliques », sur-impliqué trouve son image inverse dans le salarié domestiqué ; l’entrepreneur associatif essaime jusqu’à la micro-structure du « self-employment ». Le Tiers-secteur, lieu de prédilection de l’immatériel, réhabilite la figure du marchand directement valorisé par son produit. La post-modernité peut aussi bien projeter des nouvelles formes d’emploi qu’habiller de neuf de vieilles postures pré-salariales. On a tôt fait de retrouver du don, du lien, là où se dissimule la violence de l’échange, de nommer la dés-aliénation de l’activité, là où les postures des échangistes créent de l’antagonisme ; c’est oublier un peu vite que sur le marché « les hommes s’avancent masqués ».

Ce n’est pas parce que l’activité se donne à voir dans l’espace public, contrairement au travail salarié privatisé, qu’elle invente de nouvelles postures. Le « travail » pré-existe, même si on a tendance à l’oublier, au salariat. Le producteur n’est validé socialement que par la réalisation, la vente, de sa marchandise qu’elle soit matérielle ou immatérielle, produite secrètement ou de manière publicisée. Sur un marché, premier ou second, il y a bien une socialisation en oeuvre, mais une socialisation fondée sur l’antagonisme et la violence de l’échange et non sur la restauration d’un lien social.
Plusieurs études britanniques[[A. Bryson & M. White, Moving in and out of self-employment, Policy Studies Institute, London, 1997. montrent que le « self-employment », loin de favoriser la naissance d’une nouvelle subjectivité collective du travail favorise le repli sur les valeurs individualistes et conservatrices. Il résulte souvent d’une préférence patronale pour la redécouverte de « l’out-putting system » pré-manufacturier. Une étude de l’accès à cette forme d’emploi a-typique montre[[O. Campbell & Daly, « Labour Force Survey data », in Bryson & White, op cité, p 48. que ce sont majoritairement (plus de 60%) les personnes qui disposent déjà d’un emploi qui en font le choix, suivis par les inactifs (20%) et en dernier lieu les chômeurs (15%). Sur la décade 83-92, la proportion des actifs a cru de 45 à plus de 60%, celle des chômeurs a décru de 20 à 15%. Cette composante du tiers-secteur résulte plus d’un choix hédoniste individuel que de l’invention d’un remède à l’exclusion. Le « temps choisi » ou la forme d’activité ne signifient en rien l’émancipation du marché, ni le ré-encastrement de l’économique dans le social.

Ainsi, par exemple, les services de proximité à la personne, dits solidaires, se structurent peu ou prou autour d’une configuration, très classique, de la triangulation du procès de travail : un organisme prestataire salarie une personne, précédemment en difficulté ou non, dans une optique de réinsertion, et facture à l’usager les prestations réalisées à son domicile. La particularité est simplement l’émergence d’un quatrième pôle, l’organisme financeur public, en outre contrôleur. Nous sommes dans l’ordre du lien contractuel marchand, même s’il est institutionnalisé. Par exemple, des services de maintien à domicile ne changent pas de finalités qu’ils soient assurés par un service municipal ou par une association-filiale (comme l’ADMR, Aide à Domicile en Milieu Rural, « filiale » de la Mutualité Sociale Agricole). Le « lien » particulier que l’on pense trouver dans l’économie solidaire est bien loin de la philia qu’Aristote nichait dans l’association. Il n’est ici que celui de la crucialité de l’attestation de la force de travail dans l’ordre d’un rapport salarial lié au corps. La dialectique maître-esclave est particulièrement forte dans cette relation de dépendance caractéristique de toute forme de « domesticité ». Tout ce qui touche au « corps du maître »et le « louage de services » ont interpellé le droit pénal tout comme le code civil napoléonien. En la matière l’attestation préalable de la force de travail n’est pas qu’un risque économique, elle est « vitale ». C’était le rôle des bureaux de placement, c’est celui des « ordres professionnels », du doctorat d’exercice ou du Diplôme d’État pour des travaux plus qualifiés liés à l’intime corporel ou patrimonial, c’est le rôle dévolu à l’association prestataire. Il est tout à fait significatif que dès le vote de la loi de 1901, l’association a pris le relais de l’interdit des bureaux de placement pour réaliser cette attestation. Il est tout aussi significatif que l’essentiel des associations « intermédiaires » concerne les secteurs d’emploi historique de ces mêmes entreprises de main d’oeuvre : domesticité urbaine ou rurale, monde du spectacle. Si la sphère domestique est aujourd’hui publicisée et institutionnalisée, c’est aussi parce que la famille ne joue plus son rôle de présentation et d’attestation des forces de travail. Les travailleurs démonétisés ne sont pas seulement atteint dans leurs « savoirs-faire » obsolètes, ils sont aussi atteints dans leur savoir-être. Le paradoxe est bien que les services de proximité s’adressent, en termes de main d’oeuvre à réhabiliter, à ces exclus-là. Les associations, sommées de faire le tri de l’employabilité, ne sont pas toujours performantes. En témoignent et le turn-over sur ce type d’emplois et la mortalité associative.

Tiers-secteur, inflation associative et « second marché »

Par sa proximité avec l’économie informelle, son articulation étroite à la circulation des marchandises, sa mouvance, le Tiers-secteur est, semble-t-il, plus réhabilitation du marché que ré-invention de la coopération.
La mobilité associative permet de démultiplier les produits résultant d’autant de projets. L’entrepreneuriat associatif cible les « petites différences »[[Le Petit Robert nous rappelle l’étymologie d’entreprise : « différence entre deux personnes ». à valoriser pour l’appel aux fonds privés ou publics et suscite autant de dispositifs. En matière de services de proximité, les associations prestataires ne donnent pas de l’épaisseur au lien social mais sont déterminées comme autant d’associations-produits. Loin de rapprocher l’offre et la demande, le Tiers-secteur assure la prolifération des produits différenciés, des partenaires. On en arrive à la situation décrite par Max Weber qui, au 1er Congrès des sociologues allemands en 1910 à Frankfort, voyait dans la démocratie américaine de Tocqueville un « embrouillement de sectes exclusives, d’associations et de clubs. Ils favorisent la sélection de ceux qui sont adaptés à la vie américaine en général en leur facilitant l’accès au pouvoir commercial, politique ou autre dans la vie sociale ». En outre, par le jeu de la filialisation, de la fédération, de la participation croisée des dirigeants, le tissu associatif – dont le caritatif pourrait être l’archétype – prend la forme d’une nébuleuse d’associations très finalisées, structurée en réseaux qui n’ont rien à envier aux firmes. Par leurs formes, le social et le culturel s’apparient ainsi au financier. C’est le parachèvement, inverse, de l’attente de Charles Gide : « aujourd’hui l’association obéit à la loi de la division du travail. Ainsi autrefois, cette association unique prenait l’homme tout entier, tandis qu’aujourd’hui, ces mille associations ne prennent, chacune respectivement, qu’un côté de notre personne et qu’un moment de notre vie. Heureux changement d’ailleurs et très profitable à la liberté (…) »[[C. Gide, op cité, p 38.. L’homme, isolé, est ainsi éclaté en de multiples usagers assignés à la mesure de ses divers handicaps et à son chevet se bousculent les offreurs de services. L’exclu, être générique dans le processus qui le marginalise, cède la place à de multiples « figures fines du social » où l’individu n’est appréhendé et valorisé que par ses défaillances à combler. Dispositifs et entrepreneuriat associatif, dans la logique nosographique de la clinique sociale, créent « des groupes qui n’ont d’autre consistance que celle de leurs règles de construction, mais finissent par s’imposer comme réalité sociale »[[M. Autès, Travail social et pauvreté, Syros, Paris, 1992, p 75.. La figure centrale des sociétés cadastrées et affiliées (R. Castel), le « sans feu ni aveu », ré-émerge, plurielle, en de multiples « personnes », autant de masques nous dit l’étymologie, définies par leurs seuls manques, les « sans-… ». Le caritatif, par le tri, s’autorise un « contrôle social » que l’État n’ose plus afficher. La charité, elle-même, qui créait un continuum physique, de la filiation par l’obligation, est redessinée par le paysage associatif devenu écran et génère aujourd’hui de la distance. Le don devient promesse de don et la dyade, signe du face-à-face du donneur et du receveur se fait échange pluriel, circulation. Le don de soi se donne à voir. Le jeu, institutionnalisé et ritualisé, se joue à plusieurs : le donateur, le héros-réalisateur d’exploit, le héraut-médiateur, le receveur virtuel, l’institution récipiendaire.
Émerge également dans ce tiers-secteur, le « second marché » lié au recyclage des produits, à l’auto-production, à l’intermittente consommation ostentatoire (Crazy George). C’est réellement un secteur socio-économique qui se structure avec ses acteurs, ses produits spécifiques, ses réseaux. Mais, loin d’être une économie non-marchande, ce qui se noue autour de la pauvreté, ce n’est pas une solidarité nouvelle transcendant les solidarités mécanique et organique de Durkheim, mais un marché à part entière, avec ses mécanismes d’individuation, de concurrence, d’hédonisme et régulé par la « main invisible ». On connaît bien le fameux passage des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations où A. Smith explique que ce n’est pas de la bienveillance, mais du soin qu’ils apportent à leurs intérêts, que nous attendons notre dîner « du boucher, du marchand de bière et du boulanger ». Ce qu’on ignore généralement, c’est que dans le même passage, il applique le même paradigme du marché au « mendiant » : « quoique ce soit là en dernière analyse le principe (i.e. la charité) d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ces besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat (…) les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accomodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer (…) »[[A. Smith, La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991, t1, p 82.. C’est bien là le fondement libéral de l’État-providence, celui par exemple du « housing system » de Mme Thatcher (on offre des terrains à des « communautés » pour bâtir leurs maisons à moindre coût). C’est bien aussi l’optique de J. Rifkin qui assigne au tiers secteur – dont il souhaite le renforcement et la mondialisation – l’initiative de fourniture des « services sociaux élémentaires » : « nourrir les pauvres, fournir les soins élémentaires, éduquer la jeunesse, construire des logements sociaux et préserver l’environnement » et de « prise en charge d’un nombre croissant de services aux personnes et aux quartiers en difficulté »[[J. Rifkin, La fin du travail, La Découverte, Paris 1996 (New York, 1995), p 329.. Il doit être « adéquatement soutenu par le secteur public ». Le secteur dérégulé se voit sommé de prendre en charge l’exclusion, conséquence même de la dérégulation des marchés. L’ultra-libéralisme de l’ère Reagan-Thatcher ne s’y est pas trompé qui, découvrant avec délice l’inflation associative et caritative induite par les cuts qu’il a imposés à l’État-providence, s’est aussitôt félicité de la revanche des vertus privées sur les vices publics.

C’est aussi l’ambiguïté de l’énoncé d’une « capacité qu’ont les exclus d’inventer le social »[[M. Autes, op cité, p15.. La publicisation propre à l’économie solidaire n’est pas garantie de son émancipation du marché, au contraire les procédures d’institutionnalisation viennent renforcer son enracinement dans la loi de la valeur. Il en va ainsi de l’inflation associative dérivée des impératifs d’insertion propres au dispositif RMI, ou même de l’implication de services sociaux de certains conseils généraux dans l’émergence et la construction de réseaux d’échange et de savoir. La contractualisation, la juridicisation du lien social, la manie contentieuse, sont là pour redire le rôle grandissant du droit, dont on sait qu’il est tout à la fois condition et dérivé de l’échange.
L’articulation avec le modèle communautarien est particulièrement forte dans cet affichage du tiers secteur. Le risque est bien celui de la construction politique et sociale de la segmentation triale de la société :
– le secteur de la haute technologie et de la financiarisation connaît une extension de la démocratie aux procédures de production, grâce à la réconciliation du producteur et de ses outils (travail immatériel) et à la maîtrise par le collectif de travail des processus décisionnels (entreprise citoyenne),
– un secteur, également formel mais soumis à la dé-régulation post-fordiste, conserve normes et valeurs du travail salarié, accès à l’État-providence et à des formes privatives volontaires de protection sociale. Ce segment concerne tout autant les couches salariées traditionnelles que des acteurs de nouvelles formes de solidarité : les entrepreneurs associatifs, les experts, les volontaires. Acteurs des nouveaux mouvements sociaux, leur expression politique et associative est mobilisable dans le cadre de la gouvernance, urbaine en particulier. Ainsi, associations et « nouvelles citoyennetés », expertes, sont enrôlées pour l’élaboration des politiques publiques. Les formes de gouvernance territoriales sont héritées et du management participatif et de la gouvernance associative expérimentale,
– le Tiers-Secteur est marqué d’un sceau dont l’une des faces figure l’inemployabilité de « ceux » du quart-monde et l’autre le « self-employment », partie émergée de l’économie-informelle marchande, composante elle-même du secteur.

Se posent les questions de la porosité des segments, des intersections, de la stigmatisation. Dans cette typolologie, l’économie sociale transgresse les frontières, s’enracinant de manière transversale. Mutuelles, associations, formes de coopération ont des domaines d’application multiples. L’exclusion peut se socialiser, il y a déjà des mutuelles pour les plus pauvres, et les acteurs des dispositifs fonctionnent dans plusieurs mondes.

Tiers-secteur et Quart-État

À l’évidence, le Tiers-secteur, pour sa partie émergée[[Nous laissons de côté le débat sur les ghettos, dans lesquels l’économie tributaire construit aussi ses formes de sociabilité, ses lois – en marge de la Loi républicaine -, son organisation en cité, ses manifestations idéologiques et culturelles, bref ses superstructures., participe de l’espace public, mais de quelle manière ? Il est l’un des acteurs de la gouvernance (environnement, social, culture, aménagement du territoire, etc.) et interpelle la citoyenneté, celle des exclus en particulier. Ce qui nous intéressera particulièrement, c’est la question du statut politique des sujets du tiers-secteur. La tentation est grande d’énoncer un « Quart-État », défini par une posture « d’ayant-droit » et non par celle de citoyen, correspondant à ce « Quart-Monde » dont on parle depuis les années soixante-dix.
À ce titre le périple, historique et géographique, des « droits de l’homme et du citoyen » est significatif. Indissociés à leur naissance lors de la révolution industrielle, ils ont servi à la stigmatisation du second-monde – celui des régimes bureaucratiques – après la guerre froide, à reposer la question de la démocratie dans le tiers-monde – une fois oubliés les débats sur les voies du développement et acceptés comme évidents les diktats du FMI -, et enfin ont fait retour pour poser la question du Quart-Monde. Il est hautement significatif que ce soient ATD-Quart-Monde et le Père Wresinski qui s’en soient faits les hérauts, à la précision près, de taille, que leur retour dans les pays riches s’est accompagné, jusqu’à la dénomination de l’Esplanade du Trocadéro, de l’abandon des droits… du citoyen.

La « nouvelle question sociale » convoque l’homme, réduit à sa seule dignité, et occulte de fait, le citoyen. Le débat parlementaire sur le RMI (octobre-novembre 1988) comme celui, interrompu, sur le « projet de loi relatif au renforcement de la cohésion sociale » (1997), a révélé tant cette césure que des remises en cause du concept d’ayant-droit, nous renvoyant du même coup aux débats des années 1850 à l’aube des systèmes assurantiels.

La référence obligée à la « dignité humaine » témoigne de ce retour à cet attribut de l’homme, être générique ; elles est portée par les mouvements caritatifs, religieux ou non, et irrigue le discours de tous les parlementaires, libéraux ou socialistes. Elle structure les avis du Conseil Économique et Social en la matière. Si le rapport Wresinski (1987)[[J. Wresinski, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », CES, séances des 10 et 11 février 1987, JO du 28 février 1987. parle bien des risques d’instauration d’une « citoyenneté de qualité inférieure » et mentionne les citoyens comme acteurs de la solidarité, référence explicite est faite à « une société fondée sur les Droits de l’Homme » et eux seuls. Le chapitre VIII « pauvreté et libertés civiles et politiques » est essentiellement articulé sur la famille ; son point II – « La grande pauvreté, un obstacle aux droits de l’homme », décline exclusivement les têtes de paragraphes suivantes : « principe du droit à la famille et co-responsabilité de l’État », « l’absence du droit absolu à un minimum mobilier », « le droit à l’habitat familial à l’épreuve de l’exclusion », « pauvreté et dislocations familiales », « la remise en cause du droit d’avoir des enfants ». L’homme, déchu, est situé dans ses seules solidarités archaïques et la participation politique des pauvres est appréhendée par le seul souhait que « les responsables politiques et tous les citoyens soient animés par la volonté de donner aux plus démunis les moyens d’un authentique partenariat ». Partenariat n’est pas citoyenneté et pré-suppose même des formes d’organisation préalables des exclus! Le citoyen c’est le non-démuni. De même le CES dans sa séance des 10 et 11 décembre 1996[[G. De Gaulle-Anthonioz, « Avis sur l’avant-projet de loi d’orientation relatif au renforcement de la cohésion sociale », JO du 17 décembre 1996. amende le préambule du projet. À la formule « La lutte contre les exclusions sociales constitue un impératif national », est substitué l’énoncé suivant : « La lutte contre la grande pauvreté et l’exclusion sociale, fondée sur l’égale dignité de tous les êtres humains, est nécessaire à la cohésion sociale. Elle constitue une priorité nationale (…) ». Aucune référence ne sera faite à la citoyenneté dans les débats. Significativement, à propos de l’inscription sur les listes électorales des SDF et de leur droit de vote (article 4), le CES « approuve cette reconnaissance de la pleine dignité des intéressés ». L’exercice citoyen est appréhendé par la seule dignité.
La dignité humaine inscrite dans le préambule de la Constitution de 1946 est aujourd’hui un « principe à valeur constitutionnelle » tel qu’en a jugé le Conseil Constitutionnel (CC 94-343/344 du 27 juillet 1194 – Lois bio-éthiques, et 94-359 du 19 janvier 1995 – Loi relative à la diversité de l’habitat[[Pour le Conseil Constitutionnel, la possibilité de disposer d’un logent décent est un objectif de valeur constitutionnelle, de même que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ».). De même, les dispositions d’origine supranationale (Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, par exemple), interprétées par le Conseil d’État recourent à cette notion de dignité en matière de sauvegarde des droits des étrangers. Le même Conseil d’État jugeait (27 octobre 1995) que « le respect de la dignité humaine est une des composantes de l’ordre public ».
Lors du débat parlementaire sur le RMI, J-P. Sueur pouvait déclarer : « Ce texte est un texte sur les droits de l’homme parce qu’il affirme le droit de chaque individu, de tout être humain à vivre dans la dignité »[[Assemblée Nationale, séance du 5 octobre 1988, JO du 6 octobre 88, p 693.. Absente des débats sur le RMI et sur la cohésion sociale, la citoyenneté l’est logiquement tout autant au niveau local. La décentralisation n’a jamais franchi, contrairement aux promesses des lois Deferre, l’instance communale. La Loi Joxe sur l’organisation territoriale de la République (1992) n’utilise pas une seule fois le terme et Eric Raoult, alors en charge des quartiers et de l’intégration, pouvait même déclarer[[France Inter, le 10 février 1997. : « Au niveau local l’électeur est un contribuable, au niveau national c’est un citoyen ». La citoyenneté sociale n’est jamais posée autrement que comme déclinaison de droits sociaux ou dans la participation aux réseaux intermédiaires, associatifs.

Une autre question, majeure, s’est faite jour dans ces deux grands débats parlementaires sur la question sociale : celle des ayants-droit. Le débat sur le RMI, a porté sur la seule introduction du terme « contrat » – nouveau dans l’arsenal législatif en matière sociale et auquel s’opposait la commission des lois[[Qui a tenté de faire remplacer le terme « contrat d’insertion » par celui de « projet d’insertion ». -, les sanctions en cas de rupture, l’existence ou non de « contreparties » au revenu minimum et il a traversé tous les groupes politiques. La référence juridique au contrat introduit, quelles que soient les précautions oratoires, l’idée de contreparties et de conditionnalité d’attribution ; elle invalide bien la posture unilatérale de l’ayant-droit pour faire apparaître celle du bénéficiaire, bien voisine de celle – usitée ailleurs – de l’usager. Ce débat sur le « droit à » court depuis la Révolution et ses multiples projets de « Déclaration » ; il renvoie inévitablement au tri des bons et des mauvais pauvres que l’on trouve chez Turgot, Tocqueville, Thiers et tant d’autres. Pour J-P. Worms[[Rapporteur de la commission des lois, Assemblée Nationale, séance du 4 octobre 1988, JO du 5 octobre 88, p 641., « un droit ne se discute pas, un droit ne se négocie pas, un droit ne se marchande pas ». J-M Belorgey[[Président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, Assemblée Nationale, séance du 4 octobre 1988, JO du 5 octobre 1988, p 637. dénonce le fait que dans le projet « certaines des dispositions de droit positif (…) reviennent sinon à une thématique de la contrepartie du moins à une économie qui instaure entre prestation et insertion un lien de subordination très étroit comportant pour le bénéficiaire et exclusivement pour lui, des sujétions pesantes ». La droite (J-P. Chamard, RPR) dénonce la « brutalité » du projet initial du gouvernement socialiste qui portait la mention « si l’intéressé ne respecte pas l’engagement qu’il a pris, le versement de l’allocation est interrompu » , et au Sénat[[Séance du 2 novembre 1988. P. Louvot, rapporteur de la commission des affaires sociales, préfère « l’engagement individuel certes contractualisé, pour la réalisation d’un projet d’insertion librement négocié » au contrat. Le groupe communiste préférait le terme d’allocation d’urgence.

Le problème est bien que l’exclusion entraîne l’ineffectivité de l’exercice des droits sociaux. L’avant-projet de loi sur la cohésion sociale ne parlait des droits sociaux fondamentaux qu’en termes de « droits de » que le CES propose de remplacer par « droits à » , en soulignant que la première formulation ne saurait « concerner que ceux qui en sont déjà titulaires ». Dans l’énumération des droits, à l’article 2, il propose de rajouter « le droit au travail, (…) à des moyens convenables d’existence, (…), à la protection de la santé, à une égale justice, (…), le droit à la formation », absents du projet gouvernemental. Ce qui est en jeu, c’est le concept même d’ayants-droit, rappelé par le préambule de la Constitution mais toujours remis en cause par le modèle libéral d’État-providence. Déjà dans le débat sur le RMI, Gilles de Robien[[Assemblée Nationale, séance du 5 octobre 1988, JO du 6 octobre 1988, p 698., rejoignant la logique de l’impôt négatif, rappelait que « pour les libéraux, pénétrés de l’esprit de solidarité, le revenu minimum doit avoir pour objectif de se substituer à toutes les cascades d’intervention proposées par l’État-providence ».
De même, l’article 3 de l’avant-projet sur la cohésion sociale, ne prévoyait de la part des institutions qu’un devoir d’information et d’aide dans les démarches administratives. Le CES leur assigne une obligation de moyens et de résultats : elles « doivent se donner les moyens d’atteindre les personnes dont les droits ne sont pas effectifs, d’informer (…) et de faire aboutir leurs droits ». Nous sommes bien ici dans l’ordre de cette exigence d’équité par rapport à l’égalité des droits que le Conseil d’État vient d’introduire dans la doctrine juridique française[[Conseil d’État, « Rapport Public 1996 – sur le principe d’égalité », in Études & Documents n°48, La Documentation française, 1997..

Comment, face à ce recentrage sur la « dignité humaine » et à la remise en cause de la figure de l’ayant-droit, ne pas renvoyer à A. Thiers et aux débats des années 1850 ? : « Il y a lieu non pas de proclamer un droit, mais d’invoquer fortement la bienfaisance de l’État (…). L’État ne prend pas l’engagement de tenter l’impossible, (…), il a le droit de distinguer entre la misère vraie et la misère feinte, entre le malheur intéressant digne des secours du pays et le malheur factieux. Il n’est plus en présence d’un droit, mais de ce qu’il y a de plus respectable au monde, de l’humanité souffrante »[[A. Thiers, De la propriété, Paulin, Lheureux & cie, Paris, 1849, p 289. A Thiers écrit également que la société « ne peut considérer comme un droit la prétention qu’on élève contre elle » en particulier parce qu’elle s’engagerait à y pourvoir dans une mesure qui dépasserait ses forces (p 279)..

F. Mitterrand parlait de « ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien ». Il aurait pu s’interroger sur leur place dans l’ordre du politique : « Que demandent-ils ? à y devenir quelque chose »[[Sieyes, bien sûr !. En effet, si le Quart-Monde est à peu près cerné grâce aux multiples approches de l’exclusion sociale, sa visibilité politique et son accès à la citoyenneté posent problème.

Le risque est double. Les exclus, privés de toute expression collective, ne sont perçus que dans l’ordre de l’absence et du « manque », du « sans-… » (sans domicile fixe, sans résidence stable, sans papiers, sans ressources, fins de droits, etc.).

D’un côté la réclusion, aboutissement de l’exclusion, peut tracer les frontières politiques d’un Quart-État, au nom duquel serait habilité à parler les organismes caritatifs, les institutions sociales et même les professionnels et militants sociaux. La coproduction de la loi par la société civile, dont le tissu associatif, propre à la gouvernance est patente en matière de droit social. Depuis les années 80, les réseaux associatifs, plus que le politique ou articulés à lui[[Cf. tous les mouvements « sans frontières », caritatifs (dont ATD-quart monde est un excellent exemple), voire même Agir de Martine Aubry., sont le creuset de la loi selon une logique de délégation/représentation. Même, lors de nouveaux mouvements sociaux où émergent les acteurs collectifs, quand des intellectuels se proposent de « soutenir les grévistes »[[Appel dit « de Bourdieu »., la tentation est grande de confisquer la parole même des exclus. Lors du mouvement de décembre 95, des chercheurs et professionnels du social lancent un appel, « Prenons la parole! », qui n’est pas dépourvu d’ambiguïtés. Ils se proposent, à partir de leur propre citoyenneté et de leur professionnalité, écrivent-ils, « de porter la parole et, mieux encore, d’organiser la parole des plus fragiles et des plus démunis ».

D’un autre côté, la remise en cause, récurrente, du statut de « l’ayant-droit », pousse à voir une avancée significative dans le simple accès effectif aux droits sociaux et donc à réduire leur citoyenneté à l’exercice de ces droits. Le droit serait là pour pallier l’absence, les défaillances du lien social. Une nosographie et une catégorisation des exclus, selon la nature du manque, permettrait d’élaborer les dispositifs d’accès aux droits et de restaurer la solidarité. La figure, dans la sphère publique, de l’ayant-droit serait suffisante pour rétablir l’ordre commun. Mais, appréhender l’individu au travers de ses seuls droits n’est-ce pas déjà le situer face aux « exclusions juridiques internes » dont D. Schnapper dit[[D. Schnapper, « Intégration et exclusion dans les sociétés modernes », in S. Paugam, L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1996, p 27. qu’elles sont contraires au projet démocratique moderne et à notre modèle de citoyenneté ? Tout se passe comme si la restauration des droits civils et sociaux suffisait à combler le « vide » inhérent à l’exclusion. Mais n’est-ce pas de l’incapacité du politique à saisir le mouvement de l’économique que naît justement ce « social », décliné – essentiellement – dans l’ordre de la fracture. Traiter cette fracture par la complétude supposée de l’économie alternative du Tiers-secteur et par son débouché la citoyenneté économique, c’est occulter l’autonomie même de la sphère politique. L’oubli des droits politiques brouille la chronologie classique de T-H. Marshall de l’accession à la citoyenneté (droits civils, droits politiques, droits sociaux). « La communauté historique et politique ne se déduit pas de la participation de fait à la société civile. La société politique ne saurait être le simple effet de l’économie » nous rappelle opportunément D. Schnapper[[D. Schnapper, « Comment penser la citoyenneté moderne », in Philosophie Politique, n°8, PUF, Paris, avril 1997.. La seule expression politique à laquelle peut aspirer un tel individu est une « citoyenneté partielle » : être citoyen à…

Par l’attribution de droits et d’une allocation minimale, l’homme disqualifié socialement est certes réhabilité dans sa dignité, dans son humanité mais pas obligatoirement dans ses capacités de maîtrise de son destin. Baptiser « de citoyenneté » l’allocation universelle ne résout pas ipso-facto la question. Force est de constater, sans rentrer dans le débat, que si l’allocation permet une déclaration par l’État du bénéficiaire, plus qu’une auto-déclaration de celui-ci, le lien politique qu’elle crée ne saurait être analysé en termes d’exercice citoyen. Le montant de l’allocation évoqué[[Cf. par exemple A. Caillé, « Pour ne pas rentrer à reculons dans le XXIe siècle. Temps choisi et don de citoyenneté », in J-L Klein, op cité, p 94., ne permet que le développement de stratégies de survie ou d’accomodements, étroitement articulées à l’économie informelle, et non d’irruption sur l’espace public décisionnel. Un des aspects de la citoyenneté serait celui de la maîtrise du temps comme de l’espace. L’exclusion, même monétairement compensée, crée un rapport d’enfermement dans et non de maîtrise du territoire. La quête des petits boulots complémentaires, de clients dans l’économie informelle, d’approvisionnements, consomme de manière démultipliée du « temps », comme en témoignent les parcours journaliers des consommateurs-dealers par exemple. Un minimum social permettrait au mieux une auto-organisation en réseaux ou communautés, dévoreuse d’énergie.

Sur le « second marché », l’homme, s’il devient employable a minima ou marchand auto-employé, peut exercer quelques passions et intérêts, ré-accéder ainsi au statut d’homme concret et tisser du lien social. Il demeure néanmoins coupé de sa peau de citoyen abstrait. Précarisé, il n’est pas inscrit sur des listes électorales[[L’avant-projet de loi sur la cohésion prévoyait pour les SDF, une inscription au lieu de naissance…, ni ne vote. Détenteur de droits, il ne les exerce pas, et non par ignorance ou difficulté de les faire valoir. Il met toute son énergie à construire des « communautés fortes et auto-suffisantes », à s’agréger à ces collectivités contraintes par la mondialisation et le désengagement de l’État « à s’organiser autour de leurs intérêts propres » (Rifkin, 1994, p 329). G. Roustang entérine cette scission interne de l’homme en énonçant « qu’en chaque individu il y a, à côté[[C’est nous qui soulignons. de l’homo oeconomicus, le citoyen sensible au bien commun »[[G. Roustang, « L’économique, l’éthique et le politique : vers de nouveaux liens », in J-L. Klein et B. Levesque, Contre l’exclusion, repenser l’économie, Presses de l’Université du Québec, Québec, 1995, p 53..
Le modèle communautarien américain est le creuset idéal de cette citoyenneté de proximité, partielle, alliant dignité, droits et devoirs. Le « communitarianism » se définit comme un mouvement visant à « améliorer notre environnement moral, social et politique »[[Amitai Etzioni, The spirit of community – the reinvention of american society, Simon & Schuster, New York, 1995, p 2. et cherche à mettre selon un agenda en quatre points un nouvel équilibre dynamique entre « nouveaux droits et responsabilités »[[« Recenser les droits nouveaux qui ont été forgés ; rétablir le lien entre ceux-ci et les responsabilités, reconnaître que les responsabilités ne doivent pas se substituer aux droits ; adapter quelques droits aux nouvelles circonstances », ibidem p 4.. Les « vertus » de l’économie sociale revisitée seront d’ailleurs « le refuge naturel des victimes de la troisième révolution industrielle qui auront vu leur force de travail perdre quasi toute valeur marchande » (Rifkin, p 378). Une certaine conception « gradualiste » de la citoyenneté, à partir de l’auto-organisation communautaire et de l’affirmation identitaire se fait jour. On en trouve logiquement des influences dans le débat sur l’équité et la « discrimination positive à la française » quand le Conseil d’État évoque l’idée que l’aspiration identitaire doit être « une étape vers la conscience de la qualité de citoyen »[[Conseil d’État, op cité, p 75..
Le modèle communautarien apparaît bien comme la matrice politique d’une certaine conception du ré-encastrement de l’économique dans le social. Ce ne sont certes pas le repli sur un modèle républicain d’individuation, largement en crise, ni la crispation de la citoyenneté sur la nationalité, qui permettront de réconcilier l’homme avec lui-même et avec ses semblables. Si les « nouvelles citoyennetés » n’avaient pas été galvaudées et connu l’usure rapide du « nouveau » contemporain, elles auraient pu se décliner dans le sens d’un « contrat de citoyenneté plurielle » qui, à partir de la reconnaissance de droits nouveaux et d’échelles de citoyenneté, aurait pu transcender l’homme dans le citoyen. Cela aurait été une autre histoire.