Revue “le Passant ordinaire Ecrit pour le Journal de l’Archipel des revues La démocratie est l’institution politique de la société par le pouvoir citoyen. A l’aune de cette définition, nos pratiques semblent bien déficientes. Les maux qui affectent nos pratiques de la démocratie sont de deux ordres. Il faut tout d’abord reconnaître l’existence d’une crise diffuse de l’expression politique qui s’alimente tout à la fois d’une défiance plus ou moins avouée à l’égard du suffrage universel et de ses dérives possibles, de l’insuffisante représentation des minorités politiques ou encore de la déconsidération du vote blanc. A ce premier nœud de difficultés vient s’ajouter la crise avérée de la représentation politique. Au-delà des ” affaires ” de corruption et de népotisme ou du ridicule de la politique spectacle, la représentation politique n’est plus perçue comme l’effet d’un acte souverain de délégation du pouvoir citoyen, mais plutôt comme la reconduction régulière d’une caste de politiciens professionnels socialement peu représentatifs, et dont les décisions sont en définitive souvent subordonnées à des contraintes économiques qui les dépassent, en bonne ou mauvaise foi. Ces difficultés conjuguées de l’expression et de la représentation politiques se traduisent par de nombreuses réactions de rejet et de défiance, manifestées avec éclat, lors de la dernière élection présidentielle, par l’essor de l’abstention et, pour le pire, par le recours massif aux contestations extrémistes les plus violentes de ce système . Devant cette situation, l’invocation obsessionnelle de la République peut alors jouer, à droite comme à gauche, comme le rappel à l’ordre d’une identité nationale commune, qui viendrait lester la vie démocratique d’une rigueur civile ou encore d’une expérience historique unique, concrétisée par des institutions et des traditions politiques pérennes. Mais la mise en majesté d’une telle transcendance ne répond pas aux enjeux de l’époque -la mondialisation des économies-, ni ne résout concrètement les difficultés qui viennent d’être évoquées.
Il n’est pas sûr qu’il faille nécessairement interpréter en eux-mêmes ces phénomènes comme l’œuvre d’une ” dépolitisation ” d’envergure au cours de laquelle les citoyens se désintéresseraient purement et simplement de la chose politique. Bourdieu avait insisté sur ce point : les situations de désintéressement apparent, de non-réponse et d’abstention dépendent directement de la compétence politique que l’on se reconnaît et sont aussi des formes de protestation détournées . Dans le cas présent, il paraît plus juste et plus pertinent de parler d’une expérience généralisée de dépossession du pouvoir citoyen.
Cette dépossession est une réduction des possibilités de mise en débat des revendications. En effet, au sein de l’espace public, les revendications qui expriment directement des besoins sociaux se trouvent marginalisées, dans la mesure où le débat public porte sur des questions qui leur sont extérieures : aléas de la gouvernance nationale, modalités de la convergence européenne, problèmes géostratégiques, etc. Parallèlement, cette expérience de dépossession est vécue comme une restriction des modes d’actions possibles du pouvoir citoyen : entre la sanction électorale et les manifestations protestataires de grande ampleur, il semble difficile de faire entendre sa voix. Dans cette évaluation subjective des possibilités d’intervention, cette réduction des marges de manœuvre est souvent vécue douloureusement et la résignation du citoyen est alors le résultat intériorisé de l’expérience de dépossession
Envisager un renouveau des pratiques démocratiques, c’est donc tenter de remédier à cette situation, dans la mesure de nos possibles. Comment, concrètement, revivifier l’exercice pratique du pouvoir citoyen et libérer sa pertinence démocratique ? A première vue, deux chantiers sont ouverts.
Le premier de ces chantiers est celui d’une démocratisation accrue des institutions politiques. Cette exigence, aussi vieille que la démocratie, doit s’accomplir notamment au sein de chaque parti, par une meilleure représentativité, par le non-cumul strict des mandats. Mais elle peut aussi trouver une concrétisation directe dans la mise en place de consultations et de délibérations locales, par la mise en œuvre d’une véritable démocratie participative Ces différentes procédures, qui concernent donc essentiellement l’exercice de la politique formelle, peuvent permettre une vigilance accrue à l’égard des politiques en cours et une réappropriation effective des délibérations et des décisions politiques.
L’autre chantier en cours sur lequel nous voudrions revenir est celui des multiples formes de lutte qui, selon des modalités d’actions variées et novatrices, s’efforcent de mettre en œuvre contestations et désobéissance civile éclairées. De ce point de vue, le fait le plus marquant de cette dernière dizaine d’années demeure l’apparition ou la montée en puissance d’organisations qui pratiquent des formes d’actions qui échappent aux formats traditionnels de la manifestation ou de la grève, en débordant parfois l’action et la représentativité des syndicats institués Qu’il s’agisse du DAL, d’Act Up, de Greenpeace, de la Confédération Paysanne, de SUD, des mouvements des ” sans ” comme d’une multitude d’associations, le renouveau vient ici de l’articulation entre la formulation des revendications et un travail inédit sur les formes de visibilité politiques. L’élaboration conjointe de discours alternatifs et de pratiques inventives a donné naissance à une multitude d’agirs revendicatifs innovants.
Trois spécificités caractérisent ces nouvelles formes d’agir revendicatif. La première est la ” radicalité ” déclarée des actions entreprises. Sous un vocable parfois ambigu, ces agirs revendicatifs manifestent la volonté de prendre les problèmes ” à leurs racines “, en réponse directe à des réalités scandaleuses : indigence ou absence de logement, discriminations manifestes, non-respect du droit du travail, urgences écologiques, précarisations de tous ordres, etc. Dans cet effort mis à dénoncer une réalité et à interpeller conjointement des instances de décision capables de la transformer, ces agirs revendicatifs se montrent en prise directe avec des réalités sociales, des besoins sociaux négligés ou tenus pour secondaires. Prenons l’exemple des mouvements des ” sans ” (sans emploi, sans papier, etc.). La radicalité de l’agir revendicatif réside dans le fait que les intéressés manifestent eux-mêmes la réalité des difficultés qu’ils rencontrent, aidés et soutenus en cela par divers associations. Ce sont les situations vécues qui informent la politique, par l’intermédiaire des personnes les plus concernées. Les légitimités de ces agirs revendicatifs renvoient donc toujours à un contexte sociopolitique jugé à la fois inadmissible et transformable et s’adossent à une estimation relative des besoins sociaux fondamentaux L’agir revendicatif ne trouve plus sa motivation première dans la promesse d’un grand soir, mais dans l’expérience de contextes sociaux déterminés qui lui donne sa pertinence politique
La seconde caractéristique de ces mouvements réside dans l’attention accordée à la visibilité des actions engagées. L’omniprésence publicitaire a au moins le mérite de nous rappeler sans cesse à quel point le visible, tout le visible, peut être affaire de choix politiques, qu’il s’agisse des visibilités géographiques, celles des espaces, des places, des rues et des routes, comme de la visibilité médiatique, celle qui commande la résonance des événements, celle qui ” fait ” l’opinion. Toute surrection est par essence spectaculaire. Travailler sur cette dimension spectaculaire, c’est renforcer les résistances. Par des dispositifs, des mises en scène, des perturbations et des occupations, les nouvelles formes d’agir revendicatif ont fait montre d’une belle inventivité, en travaillant à la fois sur les modalités d’occupation de l’espace public et sur les modalités d’interpellation des pouvoirs en place. Prenons un exemple. Ce que montre une occupation de logements vacants par le DAL, c’est une confrontation entre les besoins des sans-logis et des mal-logés et la satisfaction possible de ces besoins par la réquisition de logements. L’occupation physique et visuel de l’espace et son retentissement médiatique éventuel exhibe une possibilité de changement qui est d’ordre politique. A côté des pratiques de la délibération et de la négociation, s’affirment donc des pratiques de la monstration, de la mise au jour de réalités sur lesquelles on voulait fermer les yeux pour que les choses suivent mieux leurs cours. L’enjeu de cette esthétisation du politique n’est pas simple affaire de décorum, elle manifeste les présupposés et les implications esthétiques de la politique, sa traduction sensible dans notre quotidien, cette scène subjective du monde commun. En d’autres termes, le visible, l’environnement esthétique et médiatique est un terrain démocratique sur lequel il est possible de donner à voir des propositions politiques.
Enfin, la dernière caractéristique de ces nouvelles formes d’agir revendicatif, la plus importante sans doute, réside dans le fait qu’elles constituent autant d’épreuves du collectif, dans lesquelles s’attestent des solidarités et se réinventent d’autres manières de vivre en société, que clament les ” Tous ensemble ! ” Ces agirs revendicatifs innovants sont plus que des expressions originales de contre-discours, ils dessinent en pratique des alternatives à la quotidienneté aliénante du capitalisme moderne. Qu’il s’agisse des grands rassemblements du Larzac, des street-parties, des squats, comme d’actions plus ponctuelles, on retrouve l’art des rencontres, on développe des réseaux, on recrée du lien social . La créativité des pratiques est ainsi de part en part créativité sociale, qu’elle la manifeste ou la suscite.
Les difficultés rencontrées par les récentes luttes, notamment celle des intermittents, dans un déploiement inédit de modalités d’actions, montrent assez que les traductions politiques ne sont pas immédiates, loin de là, et mettent en évidence à quel point des relais institutionnels (syndicats, partis ) sont indispensables à la réussite des luttes. Devant ces obstacles, on ne saurait pour autant céder à la résignation et à l’indifférence et renoncer aux bénéfices et aux puissances de résistance des agirs revendicatifs nouvelle manière, car c’est bien dans ces nouvelles formes de lutte que se joue l’exercice de la pertinence démocratique du pouvoir citoyen, comme une indispensable réappropriation collective du politique